De l’aveuglement positiviste
Le 23 mars 2016 - Le Partage
Le verbe positiver, passé de nos jours dans le langage courant, a été inventé en 1988 par l'agence de publicité en charge de la communication du groupe Carrefour, lorsqu'elle a créé le nouveau slogan de la marque : 'Carrefour, je positive'.
Face aux multiples problèmes de notre temps (l’empoisonnement universel de la totalité du paysage écologique planétaire par des substances toxiques engendrées par l’industrie chimique et ses semblables — « Les pesticides sont désormais partout. Dans l’eau de pluie des villes et même das la rosée du matin. Chez les ours, les pumas, les dauphins, les baleines, les cormorans, les alligators. Dans le sang du cordon ombilical des nouveaux nés. Dans l’alimentation standardisée de presque toues les pays du globe, au Gabon, en Bolivie, chez les Aborigènes d’Australie. Au fond du delta du Mississippi, derrière le barrage des Trois Gorges, dans les rivières, les ruisseaux qui descendent des collines et des montagnes de France et de Navarre. Dans le lait maternel et dans le vin des buveurs. Absolument partout. » (Fabrice Nicolino) — les inégalités économiques monstrueuses qui gangrènent nos sociétés humaines ; etc.), un certain sentiment de tristesse ambiante s’est logiquement développé :
Voici ce que j’ai pensé : il y avait la vie terrestre parmi quoi nous vivions, que le progrès de la raison entreprit d’équiper de voies ferrées, de moteurs à explosion, d’éclairage électrique et de téléphones, d’usines chimiques et de télévisions ; et pour finir il alluma dessous le bûcher de Tchernobyl.
On comprend qu’il ne soit pas convenable de nous promettre encore l’avenir radieux, au mieux nous assure-t-on que des palliatifs efficaces sont en préparation dans les laboratoires ; et la publicité, dont chaque nouveau mensonge avoue le précédent, ne nous presse-t-elle pas de « retrouver le vrai goût d’autrefois » ? Léon-Paul Fargue, peu avant que l’économie n’ait achevé l’extermination de cet autrefois du monde humanisé, l’autrefois des jours pleins de lendemains, avait pressenti ce renversement ; tout juste la science rationaliste venait-elle d’essayer sur Hiroshima ses nouvelles équations : « Oui, dis-tu, j’ai connu ce dont je parle. C’est beau comme une journée manquée. Comme une vie manquée. J’ai su que cela avait eu lieu, et que d’autres aussi ont vécu ce passé aujourd’hui désiré, attendu comme un avenir. »
S’il nous vient par inadvertance de vouloir songer aux jours futurs, aux années prochaines, à quoi ressemblera le monde et par exemple les informations que nous y entendrons le matin en nous réveillant ; aussitôt voilà notre entendement qui charbonne et notre âme qui se trouble comme de toucher à d’hostiles ténèbres : on dirait que ce présent où nous existons encore vivants et tangibles, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ce monde évident où nous sommes aujourd’hui sans étonnement, ne débouche bientôt sur rien que sur du néant.
Chacun, pour peu qu’il s’examine avec conscience, constatera d’ailleurs le soin qu’il prend à détourner son imagination d’un avenir si confus et si déplaisant, ainsi qu’il écarterait en rougissant un souvenir malsain (sans doute par quelque phénomène d’antémémoration) ; avec quel naturel nous éludons toute considération quant au futur imminent, ce qui en est déjà concevable par les événements qui nous y mènent, ce qui peut s’en prédire d’après des circonstances déjà présentes et visibles et si précipitées que les journaux même ne se donnent plus la peine d’en dissimuler les symptômes ; qui sont autant de prémices et de causes prochaines au regard de la pensée qui les examine. Les rougeoiements en projettent vers nous de longues ombres qui déjà nous enveloppent : nous tâtonnons et nous croyons voir, nous reniflons les combustions d’un monde parti en fumées et nous croyons penser. […]
Voici ce que j’ai pensé : dans un recoin de son Ethique, Spinoza note à peu près ceci que lorsqu’une chose est touchée par la tristesse, elle est, dans une certaine mesure, détruite. J’en ai tiré cette idée que la tristesse que l’on ressent des choses nous prévient de leur condamnation ; ainsi du sentiment de solitude et de nudité qui émane des quartiers promis à la démolition : tout y existe en vain.
Je me suis demandé s’il nous arrivait encore d’éprouver des joies où la tristesse ne viendrait se jeter comme à la traverse ; qui ne se mélangeraient pas d’une impression de déclin, de ruine prochaine, de vanité. Tiens, se dit-on, cela existe encore ? Nos joies sont de cette sorte que nous procure un vieux quartier d’habitation rencontré au faubourg d’une ville étrangère et pauvre, que le progrès n’a pas eu le temps de refaire à son idée. Les gens semblent là chez eux sur le pas de la porte, de simples boutiques y proposent les objets d’industries que l’on croyait éteintes ; des maisons hors d’âge et bienveillantes, qu’on dirait sans téléphone, des rues d’avant l’automobile, pleines de voix, les fenêtres ouvertes au labeur et qui réveillent des impressions de lointains, d’époques accumulées, de proche campagne ; on buvait dans ce village un petit vin qui n’était pas désagréable pour le voyageur. C’est toujours avec la conscience anxieuse d’une dernière fois, que nous ne le reverrons jamais ainsi, qu’il faut se dépêcher d’avoir connu cela ; que ces débris, ces fragments épargnés de temps terrestre, où nous entrevoyons pour un moment heureux le monde d’avant, ne tarderont plus d’être balayés de la surface du globe ; et pour finir toutes nos joies ressemblent à ces trouvailles émouvantes, mais après tout inutiles, que l’on fait dans les tiroirs d’une liquidation d’héritage : ce n’en sont plus, ce sont d’ardentes tristesses, ce sont des amertumes un instant lumineuses.
J’ai pensé aussi qu’on ne s’accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu’à la condition d’oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n’autorise plus ; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l’occasion ; qu’à défaut d’oubli on en vient à devoir s’en fabriquer au moyen d’ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d’usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent ; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales ; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d’automne ; de tout ce qui fut.
Baudouin de Bodinat, La vie sur terre, tome premier, Ed. encyclopédie de, 2008
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Dans un autre domaine, pseudo-philosophique, on entend beaucoup dire, depuis qu’a déferlé sur l’occident une VAGUE D’OPTIMISME POST-SOIXANTE-HUITARDE qui a pris sa source dans les universités de Californie, qu’il faut « positiver », et laisser de côté tout ce qui est négatif. C’est devenu un slogan publicitaire… Si positiver consistait simplement à voir le bon côté des choses, à jouir d’un verre à demi-plein au lieu de se lamenter devant un verre à demi-vide, rien à dire, c’est du sain Épicurisme. Mais positiver ne s’en tient pas là : on s’efforce de méconnaître « le négatif », les limites, inhérentes à la nature de l’être, les faiblesses, les ratages inévitables. C’est l’école de l’inauthenticité. L’état de celui qui a du mal à faire face se trouve aggravé par un slogan qui le dévalorise un peu plus : « Les autres y arrivent, et pas moi… » Allez dire « il faut positiver ! » à celui qui souffre. Ce slogan n’est bon que quand tout va bien, mais prépare mal à la rencontre des difficultés. Encore un mirage malfaisant. La publicité n’est pas avare de ces trouvailles irréalistes, comme ce « à tous, on peut tout… » d’une entreprise caritative : mais non, c’est tout à fait faux, et il n’est pas difficile de s’en rendre compte. Mais cette culture du mirage ajoute à l’entreprise générale de narcissisation d’une société qui fait d’autant plus de déçus qu’elle leur fait miroiter l’image de la réussite, « du top niveau », du record dépassé, etc. (Dr Michel Pouquet, Novembre 1996)
Le rôle de l’incitation au positivisme de notre temps pourrait être comparée à celui du Soma, la fameuse drogue imaginée par Aldous Huxley, dans « le Meilleur des Mondes » (1932), à propos de laquelle il écrit dans « Retour au Meilleur des Mondes » (1952):
« Les êtres finalement décantés n’étaient plus tout à fait humains, mais encore capables d’accomplir des besognes non spécialisées et l’on pouvait compter que, convenablement conditionnés, relaxés par des rapports libres et fréquents avec le sexe opposé, constamment distraits par des amusements gratuits et renforcés dans leur comportement conforme par des doses quotidiennes de soma, ils ne causeraient jamais le moindre ennui à leurs supérieurs.
La ration de soma quotidienne était une garantie contre l’inquiétude personnelle, l’agitation sociale et la propagation d’idées subversives. Karl Marx déclarait que la religion était l’opium du peuple, mais dans le Meilleur des Mondes la situation se trouvait renversée : l’opium, ou plutôt le soma, était la religion du peuple. Comme elle, il avait le pouvoir de consoler et de compenser, il faisait naître des visions d’un autre monde, plus beau, il donnait l’espoir, soutenait la foi et encourageait la charité.
[…] Le soma de ma fable avait non seulement la propriété de tranquilliser, d’halluciner et de stimuler, mais aussi d’augmenter la suggestibilité et pouvait donc être utilisé pour renforcer les effets de la propagande gouvernementale. »
Aldous Huxley, Retour au Meilleur des Mondes (1952), Ed. Pocket, 2006
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Chris Hedges, quant à lui, critique l’aspiration au positivisme dans son excellent article intitulé « Notre manie d’espérer est une malédiction » (que nous vous proposons sur notre site):
« L’aspiration au positivisme, omniprésente dans notre culture capitaliste, ignore la nature humaine et son histoire. Cependant, tenter de s’y opposer, énoncer l’évidence, à savoir que les choses empirent, et empireront peut-être bien plus encore prochainement, c’est se voir exclure du cercle de la pensée magique qui caractérise la culture états-unienne et la grande majorité de la culture occidentale. La gauche est tout aussi infectée par cette manie d’espérer que la droite. Cette manie obscurcit la réalité, au moment même où le capitalisme mondial se désintègre, et avec lui l’ensemble des écosystèmes, nous condamnant potentiellement tous.
Le théoricien du XIXe siècle Louis-Auguste Blanqui, contrairement à presque tous ses contemporains, écarta la croyance, chère à Karl Marx, selon laquelle l’histoire est une progression linéaire vers l’égalité et une meilleure moralité. Il nous avait averti du fait que ce positivisme absurde était un mensonge colporté par les oppresseurs : « Toutes les atrocités du vainqueur, la longue série de ses attentats sont froidement transformées en évolution régulière, inéluctable, comme celle de la nature.[….] Mais l’engrenage des choses humaines n’est point fatal comme celui de l’univers. Il est modifiable à tout minute ». Il avait pressenti que les avancées scientifiques et technologiques, plutôt que d’être les présages du progrès, pouvaient être « une arme terrible entre les mains du Capital contre le Travail et la Pensée ». Et à une époque où bien peu le faisaient, il dénonçait le saccage du monde naturel. « La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre ».[…] »
Il fait également la critique de la « psychologie positive » dans son excellent livre « l’empire de l’illusion »:
Pour les tenants de la psychologie positive, les personnes qui, peu importe le contexte dans lequel elles baignent, n’arrivent pas à adopter une attitude positive sont en quelque sorte malades. Un peu comme on l’a fait pour les Chinois récalcitrants pendant la Révolution culturelle, il faut corriger leur attitude. À celui qui vit de manière positive arrive toujours quelque chose de positif. Comme toutes les illusions répandues dans la culture, une telle croyance encourage les gens à fuir la réalité lorsque celle-ci s’avère effrayante ou déprimante. Ces spécialistes du «bonheur» ont aussi formulé la «loi de l’attraction»: en portant toute son attention sur ce qu’on désire, on attire les bonnes choses de la vie, que ce soit en matière d’argent, de relations ou d’emploi. Ce procédé de visualisation, qui nous permettrait de concrétiser nos désirs ou nos convictions, n’est pas très différent de la prière à un Dieu ou à un Jésus qui, nous dit-on, voudrait nous rendre riches et célèbres. Cette idéologie a pour effet pernicieux de forcer toute personne aux prises avec des difficultés à s’imputer ses propres souffrances. Les enfants maltraités, les femmes agressées sexuellement, les chômeurs, les malades en phase terminale, tous ceux qui souffrent de solitude, de dépression ou de maladie mentale, ceux qui sont analphabètes ou seuls, qui pleurent la perte d’un être cher, sont écrasés par la pauvreté, ont subi un traumatisme ou cherchent à rompre avec la toxicomanie, ceux qui sont assignés à des tâches ingrates contre un salaire de misère ou qui, incapables de payer leurs frais médicaux, font face à une saisie ou à la faillite, auraient simplement besoin d’abandonner leur attitude négative.[…]
La psychologie positive propose aux grandes entreprises des techniques efficaces de coercition par la persuasion. Semblables aux méthodes appliquées par bon nombre de sectes religieuses, elles ont pour but de fondre les employés dans un grand tout « heureux« . Afin d’ébranler le sentiment d’identité des salariés et d’inciter ceux-ci à la docilité, les dirigeants des grandes entreprises encouragent aussi bien les attaques personnelles et le harcèlement psychologique que les effusions d’éloges. Pour pousser un travailleur à se conformer au moule, ils incitent volontiers ses pairs à faire pression sur lui. Affirmation de soi et esprit critique sont condamnés en tant qu’attitudes négatives, et on n’hésite pas à manipuler et à contrôler l’ensemble du milieu social d’un employé pour stabiliser son comportement une fois celui-ci jugé adéquat.[…]
La psychologie positive véhicule une idéologie qui a quelque chose de sombre et d’insidieux. Elle condamne ceux qui critiquent la société, les iconoclastes, les dissidents, les individualistes, parce qu’ils refusent de capituler, de se joindre au beuglement d’un troupeau soumis à la culture d’entreprise. Elle étouffe la créativité et l’autonomie morale, et cherche à engoncer l’individu dans le carcan de la docilité collective. Le principal enseignement de ce courant, qui s’inscrit dans l’idéologie de l’État-entreprise, veut que l’épanouissement passe par un conformisme social absolu, digne des systèmes totalitaires. Sa fausse promesse d’harmonie et de bonheur ne fait qu’exacerber l’anxiété et le sentiment d’impuissance des individus. En découlent une aliénation et une obligation constante de faire preuve d’enthousiasme et d’entrain qui minent l’authenticité des relations. L’isolement propre à une vie active où les apparences prévalent sur la sincérité et où l’on doit se montrer optimiste, quel que soit son état d’esprit ou sa situation, est perturbant et stressant. On peut penser qu’une attitude positive n’arrangera pas les choses si on perd son emploi ou qu’on tombe malade, mais cet horrible sentiment, négatif, doit être étouffé, anéanti. Au pays de la pensée positive, il n’y a aucune injustice flagrante, aucun abus d’autorité, aucun système économique ou politique à contester, bref, il n’y a aucune raison de se plaindre. Ici, tout le monde est heureux.
Chris Hedges, L'empire de l'illusion : La mort de la culture et le triomphe du spectacle, ed. Lux, 2012
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"La culture de l'illusion est une forme de pensée magique grâce à laquelle des prêts hypothécaires sans valeur se transforment en richesse, la destruction de notre assise manufacturière se transforme en possibilité de croissance, l'aliénation et l'anxiété se transforment en conformisme pétulant, et un Etat qui mène des guerres illégales et administre des colonies pénitentiaires où l'on pratique ouvertement la torture à l'étranger devient la plus grande démocratie du monde." Avec son bonheur de façade et ses émotions fabriquées, la culture de l'illusion étend son emprise sur les Etats-Unis. D'un salon de l'industrie de la pornographie à Las Vegas aux plateaux de la télé-réalité, en passant par les campus universitaires et les séminaires de développement personnel, Chris Hedges enquête sur les mécanismes qui empêchent de distinguer le réel des faux-semblants et détournent la population des enjeux politiques réels. Le portrait qui s'en dégage est terrifiant: régie par les intérêts de la grande entreprise, la culture américaine se meurt aux mains d'un empire qui cherche à tirer un maximum de profit de l'appauvrissement moral, intellectuel et économique de ses sujets.
Quatrième de couverture
Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Ancien correspondant de guerre, il est reconnu pour son analyse de la politique américaine ainsi que de celle du Moyen-Orient1. Il a publié plusieurs livres, dont le plus connu est War Is a Force That Gives Us Meaning (2002).
Source (et suite) du texte : wikipedia
Extrait de "Goldman Sachs, Les nouveaux maîtres du monde (2012) " de Jean-Luc Léon
Interviews, La pathologie des super-riches (2013)
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