jeudi 9 décembre 2010

"e"


Quelle est la quantité minimum de mots pour faire l'objet d'une citation ? N'en faut-il pas suffisamment pour constituer une phrase ? Ou un mot peut-il suffire ? Ou une seule lettre ? Mais pourquoi la cinquième de l'alphabet ?

Il y avait non pas une ni deux mais trois (*) inscriptions au fronton du temple de Delphes, consacré à Apollon et à son oracle : 

- Connais-toi toi-même
- Rien de trop
- E


Ce "e" est donc le fameux E de Delphes ! 
Mais quelle en est la signification ? 


Pour tenter de le savoir Plutarque de Cheronnée (en Béotie, 46-126), prêtre d'Apollon à Delphes, a écrit un ouvrage sur la question ("Sur le E de Delphes"). Car à son époque on ne savait plus le pourquoi de cette inscription offerte en trois exemplaires (une offrande en bois, la plus ancienne, une en airain et une autre en or). 
L'auteur mentionne six explications. 
1) "E" vaut pour le nombre 5. 
(Explication de Lamprias, frère de Plutarque).
L'inscription est là pour nous rappeler que les sages étaient au nombre de cinq (Chilon, Thalès, Solon, BIas et Pittacus) et non de sept (Cléobule et Périandre étant des usurpateurs). Car la lettre est la cinquième de l'alphabet.
2) "E" vaut pour le nombre 2. 
(Explication d'un Chaldéen de passage).
L'inscription désigne Apollon au travers de son identification avec le soleil qui est l'astre second dans le ciel (après la lune). La lettre étant la deuxième voyelle.
3) "E" est l’abréviation de "Si" (en grec "Ei"). 
(Explication d'un prêtre d'Apollon).
"C'est, dit-il, le premier mot de toutes les questions qu'on fait à l'oracle, à qui l'un vient demander s'il remportera la victoire; l'autre, s'il se remariera; un troisième, s'il fera bien de s'embarquer; celui-ci, s'il doit s'appliquer à l'agriculture; celui-là, s'il doit voyager." (386c).
4) Idem que (3) mais pour une autre raison. 
(Explication de Théon, disciple d'Ammonius).
C'est par l'amour du dieu pour la dialectique ou philosophie dont le raisonnement est hypothétique (Si ... alors ...).
5) Idem que (1) mais pour une autre raison. 
(Explication de Plutarque, lui aussi disciple d'Ammonius).
Pour montrer la suprématie du nombre cinq sur les autres, dans les mathématiques, la constitution de l'homme et de la nature (somme des premiers nombres pair et impair, 5 éléments, 5 sens, ...).
6) "E" est l’abréviation de "Tu es" (en grec "Ei"). 
(Explication d'Ammonius).

"Pour moi, je pense que cette lettre E ne désigne ni un nombre, ni un ordre, ni une conjonction, ni quelque partie du discours, mais qu'elle est en soi une dénomination parfaite de ce dieu, dont elle nous fait connaître, par cette énonciation, la puissance et les qualités. En effet, lorsque nous approchons du sanctuaire, le dieu nous adresse ces mots : CONNAIS-TOI TOI-MÊME, ce qui est un véritable salut. Et nous lui répondons par ce monosyllabe : "Ei", TU ES, c'est-à-dire que nous attribuons à lui seul la propriété véritable, unique et incommunicable, d'exister par lui-même. Pour nous, l'existence n'est pas proprement notre partage. Toutes les substances périssables placées, pour ainsi dire, entre la naissance et la mort, n'ont qu'une apparence incertaine, et existent dans notre opinion plutôt qu'elles n'existent réellement. Veut-on appliquer son esprit pour les saisir par la pensée ? Il en est d'elles comme d'un liquide qu'on presse dans ses mains; à mesure qu'on le serre davantage, il s'écoule et se perd. (392).

(...)
Or la nature, qui se mesure par le temps, n'est pas plus facile à saisir que le temps même, puisqu'elle n'a rien de permanent, rien qui ait une véritable existence. Toutes les substances qui naissent et périssent en elle, sont nécessairement confondues avec le temps; mais ce qui est réellement, on ne peut pas dire qu'il a été ou qu'il sera. Ces termes désignent un passage d'un état à un autre, un changement, une révolution qui ne peut avoir lieu que dans ce qui n'a point une véritable existence. Dieu est donc nécessairement, et son existence est hors du temps. (...)
Ce qui est par essence ne peut être qu'un, et ce qui est un ne peut pas ne point exister. (...)
Ce qui est un, est pur et sans mélange. L'altération est la propriété de tout mélange. (393).
Plutarque, Sur le "E" de Delphes.
L'intégralité du texte peut être lu (trad. Abbé Ricard, 1844) : ici.

Autrement dit, la connaissance de soi est double, celle de la non-existence des apparences qui s'inscrivent dans le temps (et donc aussi de soi-même) et celle de l'existence pleine et entière de la divinité, intemporelle et incorruptible (parce que non composé).


Ammonius n'en dit pas plus (peut-être parce que le discours est public, ou que Plutarque ne veut pas l'écrire). 
Mais on peut se poser la question. Si par la salutation du dieu ("Connais-toi toi-même") on en vient à reconnaître sa propre vacuité d'exister, qui va le saluer en retour (en disant "Tu es") ? Ce ne peut-être que le dieu lui-même. Apollon, dont le nom signifie littéralement "non-multiple", est donc à l'origine et à la fin de la connaissance de soi. Par jeu le dieu se cache, se cherche et se trouve dans les apparences ou en nous-même.

Seconde remarque, l'être d'Ammonius ressemble fort à l'être de Parménide (intemporel, simple et unique), ainsi que les apparences qui n'existent que dans notre opinion. 
Ce qui nous amène à avancer une septième hypothèse sur le E de Delphes. 

7) "E" vaut pour "est" (en grec "esti").

L'offrande faite au temple d'Apollon d'un "E" en bois, l'a été par Parménide lui-même ou un de ses disciples. On se rappellera (selon les inscriptions récemment découverte à Vélia) que Parménide est "Ouliades", identifié à Apollon dans son aspect destructeur. Le "Connais-toi toi même" détruit les apparences (ou notre fascination à leur égard, qui nous constitue comme sujet) pour ne laisser subsister que le "est". 
(Pour rappel c'est là la première formulation de la thèse parménidienne. Voir le post "est"). 

(*)
Les deux autres inscriptions feront chacune l'objet d'un autre post. 

2 commentaires:

  1. Une publication intéressante.
    Ce le ¨E¨ de Delphes et le «connais-toi toi"

    https://skydrive.live.com/view.aspx?cid=E39B50D7D9EA3235&resid=E39B50D7D9EA3235%21121&app=WordPdf

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  2. Merci. Hypothèse intéressante (faire des 3 inscriptions une seule, et la reconstituer en la lisant comme un palindrome - votre traduction est pleine de sens), mais le prix est élevé. La perte du "E".
    Espérons que de futures découvertes archéologiques nous en apprenne davantage.

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