Reprenons cette histoire de "ça allait bien à l'instant précédent, maintenant ça ne va plus". Comment ça se présente ? Pas du tout comme une pensée ou une opération de notre intellect mais comme une situation de fait, avec une valeur objective. C'est comme ça ! Alors, au fond de soi-même, on se dit, ou même on crie : "La valeur a disparu, ma perception s'est asséchée, je suis en mauvais état." Et, avec la même certitude, la même conviction : "Il y a un moment il n'en était pas ainsi, ça marchait bien." Tout de même, il faudrait se poser la question de la réalité de cette prétendue situation de fait. Je crois qu'il faut vraiment mettre ça en question. C'est réductible à quoi "ça ne va pas" ? Admettons que, tout d'un coup, cette chose là jaillisse en vous, comment traiteriez-vous le problème ? Qu'est-ce que vous verriez que vous n'aperceviez pas une infime fraction de seconde avant ? Vous apercevriez que cette relation entre maintenant et le passé a un caractère dogmatique, que c'est une pensée avec une coloration philosophique, idéologique très marquée. Vous la percevriez comme une pensée - difficile de donner le nom de la pensée, mais peut-être une pensée de relation - et puis, percevant cette pensée consciemment, vous en mesureriez l'irréalité fondamentale, le néant fondamental. Partant de là, bien entendu, ces états de fait si impressionnants qu'elle générait, disparaîtraient instantanément. Ce qui est vrai - et ceci est vrai à tout moment, dans tout esprit - c'est moi en train de vivre ceci ou cela, pendant que telle image mentale ou telle réminiscence est en train de poindre dans mon esprit, dans tel climat intérieur parce que l'esprit aussi a ses tonalités, en train de me tenir tel ou tel discours, cependant qu'à l'extérieur de mon esprit le monde est dans tel ou tel état. Tout ceci, qui est très impressionnant, n'est-ce pas, c'est de la réalité, tout ceci est réductible à une pensée qui est en train de jaillir de soi. Si on est très attentif et très vif, alors la question, celle que tu as posée tout à l'heure, se pose : est-ce que c'est réservé à celui qui, coup de bol terrible, est passé de l'autre côté, ou est-ce que c'est accessible à l'état de conscience habituel ? Personnellement, je pense que c'est accessible à l'état de conscience habituel. Il ne s'agit pas tellement d'efforts, je ne crois pas, mais la condition pour réussir ces discernements, ce n'est pas d'avoir une très grande force intérieur, comme les gens se l'imaginent, c'est d'avoir beaucoup d'art, beaucoup de subtilité, c'est plus une question d'adresse qu'une question de force. Je suis absolument persuadé que chacun peut voir que tout élément intérieur, toute situation intérieur qui, bien entendu, engage - et moi-même engagé dans cette situation - se résoud en une pensée, en l'irréalité fondamentale d'une pensée. Ce n'est rien.
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Pour dire les choses très simplement, je suis en situation de perte uniquement parce que la peur m'est venue de perdre. C'est bien ça le moteur. Il n'y a rien d'autre dans la perte que l'angoisse de perdre. Rien d'autre ! Et cette angoisse de perdre, il ne faut pas croire qu'elle coule de bonne source, elle coule de mauvaise source. Cette angoisse de perdre provient d'une conclusion de notre raison. On croit que c'est très spontané, cette sorte d'angoisse. Non ! Toute angoisse s'enracine dans une conclusion de notre raison. (...)
Je sais bien qu'il parait absolument invraisemblable que la situation de perte de moi-même dans laquelle je suis engagé, et qui me semble tellement réelle, aussi réelle qu'une situation de nature concrète, indubitablement réelle, puisse se résoudre à une pensée de perte c'est pourtant comme ça que ça se passe. (...)
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On peut très bien imaginer être en colère sans que la colère vous mette la main dessus. L'émotion est très mal considérée, en général. Je me rends compte que les gens sont pleins de méfiance à l'égard des émotions. Pourquoi cette méfiance ? C'est évidement parce que l'émotion accapare leur identité et qu'ils s'identifient corps et âme à cette émotion. Ils perdent le contact avec eux-mêmes. Mais ce qu'il faut savoir c'est que ce qu'il y a de vicieux n'est pas le propre de la colère ou de l'émotion, c'est notre traitement de la colère ou de l'émotion. On peut très bien être en colère et être en parfait accord avec soi-même, restez dans l'intégrité de soi-même. Il n'y a rien de mal dans la colère, il n'y a rien de mal dans le désespoir... En vérité il n'y a rien de mal dans la peur, ni dans l'angoisse non plus. C'est la manière dont nous abordons ces choses qui sont critiquable, et non pas ces choses elles-mêmes.
Extrait de : Stephen Jourdain, La parole décapante, Entretiens réalisés par Charles Antoni (1993), Ed. Charles Antoni L'Originel, 2013
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