mercredi 4 janvier 2017

Sur la nature sauvage des enfants



Carol Black, Scolariser le monde, Le dernier fardeau de l'homme blanc (2010)

Si vous vouliez détruire une culture en une génération, comment feriez-vous ?
Vous changeriez la manière dont les enfants y sont éduqués.
(Suite du texte de présentation en bas de page).
  

Sur la nature sauvage des enfants 
Par Carol Black, avril 2016  - Carol BlackLe Partage (trad.),

Ci-après, la traduction d'un article, en date d'avril 2016, écrit par Carol Black, réalisatrice et auteure états-unienne, suivie, pour compléter l'article, de son excellent et crucial documentaire intitulé "Scolariser le monde", sous-titré en français.

La révolution n’aura pas lieu dans une salle de classe

“C’est dans la Nature Sauvage que se trouve la préservation du Monde.” Thoreau l’affirme dans « De la marche », tandis que Jack Turner, dans sa magnifique collection d’essais, The Abstract Wild [en français : La Nature Sauvage Abstraite, NdT], se demande combien d’entre nous en comprenne le sens. Turner souligne que les gens interprètent souvent cette citation de travers, entendant « C’est dans les étendues sauvages que se trouve la préservation du monde » ; mais Thoreau n’a pas écrit que les étendues sauvages préservaient le monde ; il a écrit que la Nature Sauvage le protégeait.

Que cela signifie-t-il ? Turner a retrouvé, dans le « Journal » de Thoreau, une référence au mot « wild » [sauvage] comme étant « le participe passé du verbe to will [vouloir] : self-willed [doté d’une volonté propre]« . Dès lors, le sauvage est celui doté d’une volonté propre, qui vit selon sa propre nature intrinsèque plutôt qu’en se courbant sous une force extrinsèque. Cependant, comme l’exprime Turner, nous sommes également troublés par le sens que Thoreau accorde au mot « Monde » :

A la fin de son livre « De la marche », il écrit : « on nous a dit que les grecs appelaient le monde Kosmos – κόσμος – Beauté ou Ordre, mais nous ne comprenons pas clairement pourquoi, et nous nous bornons à n’y voir au mieux qu’un étrange fait philologique ». Le terme moderne est Cosmos, et les études philologiques les plus récentes suggèrent le sens d’ordre harmonieux. Dans un sens large, nous pouvons donc dire que la citation de Thoreau « C’est dans la Nature Sauvage que se trouve la préservation du Monde » concerne la relation entre des « choses » libres, dotées d’une volonté propre et autodéterminées, avec l’ordre harmonieux du cosmos. Thoreau affirme que les premières protègent le second.

Au début du 20ème siècle, les théoriciens de l’éducation étaient assez transparents sur le fait qu’ils concevaient des écoles en vue d’adapter les enfants au nouvel ordre industriel. Ces pédagogues soutenaient que les enfants devaient perdre leur nature sauvage « primitive » et développer des manières « civilisées » telles que la ponctualité, l’obéissance, l’ordre et l’efficacité. En 1898, Elwood P. Cubberley, doyen de L’école d’enseignement et éducation à l’Université de Stanford, déclare que:

« Nos écoles sont, dans un sens, des usines, dans lesquelles les matériaux bruts – les enfants – doivent être façonnés en produits… Les caractéristiques de fabrication répondent aux exigences de la civilisation du 20ème siècle, et il appartient à l’école de produire des élèves selon ses besoins spécifiques. »



Dans les esprits de ces architectes de l’éducation moderne, « L’Enfant », « Le Sauvage » et « La Nature » étaient des concepts équivalents ; ils représentaient tous quelque chose d’intrinsèquement déviant, bestial, informe. « La Nature », affirme William Torrey Harris, Commissaire à l’Education de 1889 à 1906 aux Etats-Unis, est « l’exact antithèse » de la « nature de l’homme d’esprit ». Il précise :

« Hors de l’état sauvage, l’homme s’élève en se créant de nouvelles natures, les unes sur les autres ; il matérialise ses idées en institutions, et trouve dans ces mondes idéaux sa demeure réelle et sa vraie nature. »

L’objet de l’école, en d’autres termes, était d’élever les enfants hors de leur état naturel (qui était, du point de vue de M. Harris, « totalement vicieux ») et de les entraîner à prendre leur place dans le grand projet humain de « subordination du monde matériel à son usage ». Comme l’explique Harris, « On classait les nations et les peuples du monde… selon le degré auquel ils avaient achevé cet idéal de l’humanité ». Les cultures qui ne voyaient pas les choses ainsi étaient confrontées à un choix : « adopter notre culture et devenir intellectuellement productives ou disparaître. Voilà le jugement prononcé par les Anglo-Saxons sur les races inférieures ».

Nous avons oublié qu’il s’agissait de la vocation initiale (de la raison d’être) des institutions-usines dans lesquelles la plupart d’entre nous avons grandi ; nous parlons de notre expérience personnelle de l’école comme s’il s’agissait d’une composante naturelle, d’un élément naturel et essentiel de l’enfance humaine, et non pas de ce qu’elle est réellement : une expérience extrêmement récente d’ingénierie sociale menée à grande échelle. Mais le passé, comme l’a brillamment exprimé Faulkner, n’est jamais mort ; il n’est pas même passé. Ces objectifs originels, comme John Taylor Gatto le souligne, ont été imbriqués avec tant d’efficacité dans la structure de l’enseignement moderne – avec ses systèmes sous-jacents de confinement, de contrôle, de standardisation, d’évaluation et de poliçage – qu’ils s’accomplissent aujourd’hui sans même que nous en ayons conscience et sans notre consentement.


« L’école industrielle indienne de Carlisle », ouverte en 1879. Une usine d’acculturation et d’ethnocide.

Bien sûr, cet achèvement ne se fait pas de la façon qu’avaient imaginée les ingénieurs sociaux. Ces hommes visionnaires supposaient la nature humaine malléable à l’infini ; les enfants allaient être modelés et façonnés comme n’importe quel autre matériau brut en un produit fini prédéterminé, et une utopie industrielle en résulterait. Mais c’était sans compter sur la puissance du penchant instinctif des enfants pour la désobéissance. L’esprit sauvage lutte pour se protéger, tel un cheval sous le poids de la selle, avec mille stratégies de résistance, de repli, d’inattention, d’oubli ; les enfants n’obéiront pas aux ordres de l’autorité, ils n’apprendront pas ce que les experts leur demandent, et pour chaque petite abeille ouvrière assidue formée aux STIM [Sciences, Technologie, Ingénierie et Mathématiques, NdT] que nous créons, il se trouve dix jeunes qui résistent, apathiques et las, aliénés à la fois de la nature et de leurs cœurs enchainés.

Le passé n’est pas mort. Il n’est pas même passé.

Lorsque nous enlevons pour la première fois un enfant du monde pour le placer dans une institution, il pleure. Autrefois, c’était le premier jour de maternelle, mais c’est désormais plus tôt encore, alors que les enfants n’ont parfois que quelques semaines. L’instituteur articule de douces rassurances : « Ne vous inquiétez pas, dès que vous serez partie, elle ira mieux. Cela ne prendra pas plus de quelques jours. Elle s’adaptera ». Et c’est le cas. Elle s’adapte à un monde intérieur de parpaings et de plastique, de lumière fluorescente et de stores à demi fermés (qu’importe que des études révèlent que les enfants ne grandissent pas aussi bien sous les tubes fluorescents que sous la lumière du soleil ; avions-nous seulement besoin que l’on nous le prouve ?) Certains enfants subissent un deuil plus long, épiant entre les lames des stores le monde extérieur, lumineux et prometteur ; certains résistent plus longtemps, faisant la sourde oreille à l’aimable institutrice, l’envoyant paître quand ils le peuvent, refusant de s’asseoir lorsqu’elle le demande (on nous dit que cette résistance est un « trouble ».) Mais au fur et à mesure, les années de confinement passant, ils s’adaptent. Les parpaings deviennent leur monde. Ils ne connaissent pas le nom des arbres de l’autre côté de la fenêtre de la salle de classe. Ils n’ont aucune idée du nom des oiseaux dans les arbres. Ils ne savent pas si la lune croît ou décroît, si cette baie est comestible ou empoisonnée, si ce chant précède un accouplement ou avertit d’un danger.

C’est dans ce contexte qu’un croisé utopiste d’aujourd’hui propose une « éco-alphabétisation ».

Un enfant laissé libre dans le monde extérieur apprendra sous quelles pierres plates se réfugient les écrevisses, connaîtra les eaux calmes où se reposent les grandes truites et les pentes rocheuses où poussent les baies sauvages. Il apprendra les ondulations des vagues, saura quelles branches pourront supporter son poids, quelles brindilles prendront feu, quelles plantes ont des épines. Un enfant scolarisé doit apprendre ce qu’est un « biome », et comment utiliser des logarithmes pour calculer la biodiversité. Évidemment, la majorité des enfants n’intègre pas ces connaissances ; la plupart d’entre eux n’a aucun intérêt à apprendre cela, et l’oubliera le lendemain du test. Nos « normes » prétendent que les enfants comprendront les intrications fonctionnelles des écosystèmes, les principes de l’évolution et de l’adaptation ; pourtant, un enfant sur quatre quittera l’école sans savoir que la terre tourne autour du soleil.

Un enfant qui sait où trouver des baies sauvages n’oubliera jamais cette information. Une personne « non éduquée » des hauts plateaux de Papouasie Nouvelle-Guinée peut reconnaitre 70 espèces d’oiseaux par leur chant. Un chaman « illettré » d’Amazonie peut identifier des centaines de plantes médicinales. Un Aborigène d’Australie transporte en sa mémoire la carte d’un territoire large de 1600 kilomètres, encodée en chants. Nos esprits ont évolué pour emmagasiner une quantité énorme d’information sur le monde qui nous a vu naître, et pour transmettre facilement cette information d’une génération à la suivante.

Mais pour connaître le monde, encore faut-il y vivre.

Mes filles, qui ne sont pas allées à l’école, observent parfois des groupes d’écoliers recevant leur dose prescrite « d’éducation à l’environnement ». Par une journée ensoleillée, sur une bande côtière rocheuse, un groupe de jeunes de 14 ans armés de bloc-notes erre entre les mares d’eaux de mer, essayant de ne pas mouiller leurs chaussures, plus concentrés sur leur feuille d’exercice que sur la vie foisonnante des flaques claires et salées. Sur un parking du chemin littoral montagneux, des enfants de 9 ans sortent d’un bus, portant (et semant) des feuilles de papier rose décrivant une « chasse au trésor » dans laquelle on leur demande de distinguer des éléments trouvés dans la nature d’éléments non-issus de la nature. (On remarque plusieurs objets en plastique cachés par les instituteurs le long du chemin près de la zone de stationnement ; ils n’ont pas le temps, bien évidemment, de parcourir l’intégralité des 3 kilomètres qui mènent à la cascade.) Entre les saules d’une zone humide regorgeant de vie, un troupeau de collégiens est rassemblé pour un cours de « biodiversité » ; ils ont 10 minutes pour observer les oiseaux, puis on leur demande de revenir avec une hypothèse scientifique et un protocole expérimental pour la tester. L’un des garçons propose une expérience impliquant de clouer le bec des canards sauvages.

De nos jours, on commence à se rendre compte de l’absurdité d’élever des enfants presque entièrement en intérieur ; mais comme à l’habitude, la réponse de notre société à sa propre insanité consiste à concevoir des programmes artificiels pour résoudre nos problèmes artificiels de la façon la plus artificielle possible. On délègue à des ONGs, on sponsorise des conférences, on met en place des cursus et des programmes périscolaires, et des sites web interactifs à l’esthétique attrayante ; tout ceci donne l’impression vraiment terrifiante qu’afin d’emmener nos enfants dans le monde extérieur, il faut au préalable remplir le formulaire d’obtention du statut 501(c)3, postuler pour une subvention fédérale, et embaucher un directeur exécutif et un coordinateur de programme. On essaie de remédier à ce qui manque dans notre programme scolaire obligatoire en établissant de nouvelles listes d’obligations.

En vérité, nous ne savons pas comment enseigner la nature à nos enfants parce que nous avons nous-même été élevés dans un monde de parpaings. Pour reprendre le vocabulaire des soigneurs animaliers, nous ne sommes pas relâchables. J’ai travaillé dans des centres de sauvetage et de réhabilitation des animaux sauvages, et s’il y avait une chose que nous savions tous, c’est qu’un jeune animal gardé trop longtemps dans une cage ne serait plus capable de survivre dans le monde sauvage. Souvent, au moment où l’on ouvre la porte de la cage, il aura peur d’en sortir ; s’il sort, il ne saura pas quoi faire. Le monde ne lui est plus familier, il lui est devenu hostile et étranger. C’est ce que nous avons fait à nos enfants.

C’est ce que nous avons subi.

A l’issue de sept générations de cette expérience planétaire, nous devons désormais envoyer des scientifiques sur le terrain pour essayer de comprendre qui nous aurions pu être. Des études nous montrent les unes après les autres que notre déconnexion de la nature provoque l’augmentation des taux d’anxiété et de dépression, que notre manque d’activité physique entraîne des diagnostics de troubles de l’attention et d’obésité, et même des diabètes de type 2. Ce qui est bien moins compris, c’est comment notre séparation du monde affecte notre manière d’apprendre.

Dans beaucoup de sociétés rurales basées sur la terre, l’apprentissage n’est pas forcé : les enfants, de manière volontaire, sont censés observer, assimiler, pratiquer et maîtriser les connaissances et les compétences dont ils auront besoin une fois adultes – et c’est le cas. Au sein de ces sociétés – qui existent sur chaque continent habité – même les très jeunes enfants sont libres de choisir leurs propres actions, de jouer, d’explorer, de participer, et même de prendre des responsabilités importantes. « Apprendre » n’est pas conçu comme une activité particulière, mais comme une résultante naturelle du fait d’être vivant dans le monde.

Des chercheurs ont montré que les enfants élevés dans ce cadre passaient le plus clair de leur temps dans un état d’attention complètement différent de celui des enfants placés dans les écoles modernes, un état que la chercheuse en psychologie Suzanne Gaskins nomme « l’attention ouverte ». L’attention ouverte est extrêmement focalisée, apaisée et éveillée ; Gaskins suggère qu’elle s’approche du concept bouddhiste de « pleine conscience ». Si quelque chose bouge dans le champ élargi de sa perception, l’enfant le remarquera. Si quelque chose d’intéressant se passe, il pourra l’observer pendant des heures. Un enfant plongé dans cet état semble assimiler sa culture par osmose, par étapes imperceptibles, piochant dans les conversations des adultes, leurs actions, leur manière de penser, leur savoir.

Sans savoir le nommer, mes amis et moi avons souvent remarqué que nos enfants – non scolarisés – avaient cette qualité d’attention lorsqu’ils évoluaient dans le monde. Ils étaient dans un état d’esprit différent de celui des enfants scolarisés. Cela se voyait. Ils remarquaient tout. Ils se souvenaient de tout. Leurs esprits étaient ouverts, attentifs, à l’aise. Si quelque chose captait leur attention, ils se focalisaient totalement. Lorsque nous rencontrions des adultes ayant l’habitude d’encadrer des groupes scolaires – au musée, à l’aquarium, sur des sites archéologiques, dans des randonnées de pistage d’animaux, des nettoyages de plage ou des projets de science grand public – ils avouaient ne jamais avoir rencontré d’enfants comme ceux-là auparavant. Cela les stupéfiait. Ils s’attendaient à ce que tous les enfants soient énervés, pas intéressés, à moitié frénétiques avec une énergie étouffée, comme un chien resté enfermé toute une journée dans une maison.

Si des professionnels de l’éducation ne comprennent pas comment des enfants non scolarisés peuvent apprendre autant sans qu’on leur enseigne, c’est peut-être parce qu’ils ne comprennent pas comment fonctionne ce type d’attention. Ils l’étouffent dès que la cloche retentit. A l’école, les enfants doivent éteindre leurs pouvoirs d’observation, ils doivent réduire leur attention et se « concentrer », ce qui signifie qu’ils doivent s’abstraire de ce qui se passe autour d’eux. On leur demande de ne pas regarder par la fenêtre. On leur demande de ne pas laisser leurs yeux – et leurs esprits – vagabonder. Un enfant qui reste dans cette disposition d’attention ouverte en classe sera diagnostiqué comme ayant un « trouble du déficit de l’attention » et mis sous traitement.

Évidemment, « l’attention ouverte » ne peut pas vous apprendre grand-chose si vous êtes séquestrés pendant 12 ans dans un environnement d’apprentissage appauvri : une pièce cerclée de parpaings aux stores à demi baissés. (Une étude a même suggéré que l’on supprime les tableaux d’affichage colorés des classes de maternelle pour aider les enfants à rester concentrés sur leur « tâche ».) Une fois que l’on vous a ainsi isolé du monde, et que vous avez éteint votre état naturel d’attention ouverte au monde, vous n’apprenez plus grand-chose lorsqu’on vous laisse enfin sortir. Tout est flou ; tout vous ennuie.


Fondamentalement, un état d’attention ouverte ne peut pas être obtenu sous la contrainte. Dans beaucoup de cultures non-industrialisées, les adultes comprennent que l’esprit lui-même est sauvage, doté d’une volonté propre. L’esprit doit tourner son attention vers l’extérieur, vers le monde, de son propre chef, s’ouvrant, cherchant, s’étendant, créant ses propres connexions avec la mobilité fractale d’une fronde de fougère qui se déroule ou d’un arbre qui tente d’atteindre la lumière du soleil et l’eau. Tel un escargot sortant de sa coquille, il se recroqueville et se ferme lorsqu’il est menacé, bloqué, poussé. Beaucoup de cultures considèrent qu’il s’agit là d’une évidence ; c’est du bon sens, quelque chose que tout le monde sait. L’auteure inuite Mini Aodla Freeman raconte que la première fois qu’elle s’est rendue au Sud de l’Arctique, ce sont les enfants qui l’ont le plus surprise :

On ne leur permettait pas d’être normaux comme ma culture leur autorise : libres de se mouvoir, libres de poser des questions, libres de penser à haute voix, et le plus important, libres de s’exprimer pour qu’ils puissent devenir plus sages… Pour mon peuple, une telle discipline peut enrayer la croissance mentale d’un enfant, tuer sa curiosité naturelle.

Si vous jugulez avec trop de force la volonté d’un enfant alors qu’il est jeune, explique Aodla Freeman, plus tard il deviendra non-coopératif et rebelle (cela vous évoque quelque chose ?). On rencontre ce point de vue tout autour du monde, dans beaucoup d’endroits de l’Amérique, d’Afrique, en Inde, en Asie, en Papouasie Nouvelle-Guinée. Bien sûr, il s’agissait-là d’une grande source de frustration pour les premiers missionnaires des Amériques, dont les efforts pour éduquer les enfants indigènes étaient entravés par des parents qui n’acceptaient pas qu’ils soient battus : « Les Sauvages », se plaint le missionnaire jésuite Paul le Jeune en 1633, « ne peuvent pas châtier un enfant, ni en voir un être châtié. Cela rendra bien difficile l’accomplissement de notre mission d’éduquer les jeunes ! »

Mais comme le dit Wilfred Peltier, éducateur et sage Outaouais, l’apprentissage – comme toute relation humaine – doit être basé sur le principe éthique de non-interférence, afin de garantir à chaque humain le droit de faire ses propres choix, tant qu’ils n’impactent personne d’autre. Et comme l’explique Leanne Betasamosake Simpson, auteure et érudite Anishinaabe, l’apprentissage – comme toute relation humaine – doit être basé sur le principe éthique de consentement, afin de garantir à chaque humain le droit de ne subir ni la violence ni la contrainte. Simpson ajoute :

Si les enfants apprennent à normaliser la domination et l’absence de consentement dans le contexte de l’éducation, alors l’absence de consentement devient une partie banalisée de la « boite à outils » de ceux qui possèdent et exercent le pouvoir… C’est impensable dans la conception Anishinaabe.

Il est intéressant de constater que les artistes et scientifiques les plus remarquables dans les sociétés Euro-occidentales affirment exactement la même chose : pour eux, c’est précisément cet état d’attention ouverte, de curiosité, de liberté, de collaboration, de consentement qui est nécessaire à tout réel apprentissage, toute découverte et toute création.

Notre système scolaire, cependant, a été bâti avec d’autres briques.

Nous pensons que nous vivons dans une société multiculturelle « évoluée » ; on trouverait peu de gens de nos jours pour déclarer que, de manière inhérente, les enfants sont des pêcheurs. Mais nos écoles incarnent encore la peur de la « nature sauvage » des enfants : la peur que sans un contrôle constant, sans des évaluations constantes, et sans la menace constante de punitions, ils laissent libre cours à leur nature, échouent dans leur apprentissage, deviennent antisociaux, se blessent ou blessent les autres, et deviennent des adultes incompétents et démunis.

La nature sauvage d’un ours a été amenée, au cours de centaines de milliers d’années d’évolution, à impliquer la nécessité de parcourir à volonté un territoire de centaines de kilomètres carrés. Lorsque vous enfermez un ours dans une cage, il fait les cent pas, incessamment, dans un sens puis dans l’autre, et encore, jusqu’à ce que ses pattes saignent. Ses pattes ensanglantées racontent une histoire à la gardienne du zoo, si elle veut bien écouter ; une histoire de grands espaces, de rivières impétueuses regorgeant de poissons, de larves qui grouillent sur le sol moite sous les pierres, d’odeur de myrtilles sauvages que le vent emporte sur des kilomètres.

Certains animaux peuvent vivre [ou survivre, NdE] en cage. Les écureuils et les rats, les pigeons et les goélands s’adaptent et prospèrent dans presque n’importe quelles conditions, même dans un contexte très éloigné de leur nature d’origine. Les bébés écureuils que l’on allaite au centre de sauvetage de la faune sauvage entourent de leurs petits doigts la seringue en plastique remplie de lait et tètent avec une inébranlable volonté de survivre. Mais d’autres animaux ne parviennent pas à s’adapter ; ils souffrent de dysfonctions, de traumatismes ; ils « ne réussissent pas à prospérer ». Leurs histoires sont exposées dans les manuels pour soigneurs. Ils font les cent pas jusqu’à ce que leurs pattes saignent, ils régurgitent leur nourriture, s’arrachent le pelage ou le plumage. Ils deviennent anormalement agressifs, anormalement craintifs. Ou bien ils tombent simplement malades et meurent.


Il arrive que certains de nos enfants ressemblent davantage à des pigeons ou à des écureuils, et que d’autres soient davantage semblables à des ours. Certains s’adaptent aux murs institutionnels que nous érigeons autour d’eux, et d’autres font les cent pas jusqu’à ce que leurs pattes saignent. Le saignement de ces enfants, si nous prenons la peine d’écouter, nous en dit long sur nous-mêmes. Le petit garçon traité à l’Adderall nous raconte une histoire de forêts pleines d’arbres dans lesquels on peut grimper, de rivières où l’on peut nager ou pagayer, de prairies ouvertes à traverser en courant. La petite fille qui se laisse lentement mourir de faim nous parle d’une famille ou d’un clan dans lequel le simple fait d’être née offrirait le droit d’être reconnue, sans que l’on doive pour cela être mince ou avoir de bonnes notes. Les enfants qui contre-attaquent, qui provoquent jusqu’à se mettre en danger, nous racontent une histoire de liberté, hors du contrôle de l’autorité, hors des récompenses mesquines et des punitions, hors de la surveillance et de l’évaluation permanentes. Les enfants qui tombent dans les drogues nous racontent les sentiments de chaleur, d’énergie, d’intimité, de paix qu’ils ne trouvent pas dans leurs vies planifiées de travail compétitif, acharné et interminable.

Pendant des décennies, notre représentation de l’addiction aux drogues a été basée sur des recherches menées sur des rats de laboratoire à qui l’on administrait, par l’intermédiaire d’un levier qu’ils pouvaient actionner, de l’eau coupée à l’héroïne ou à la cocaïne. Les chercheurs avaient ainsi découvert que les rats appuieraient sur le levier et consommeraient la drogue jusqu’à ce qu’ils en meurent, et en concluaient que la drogue elle-même était la cause du comportement addictif. Cependant, Bruce Alexander, psychologue, a remarqué une chose. Les rats qui se suicidaient de la sorte étaient isolés dans un environnement artificiel, une boîte de Skinner stérile dans laquelle il n’y avait rien de plus intéressant à faire que de s’auto-stimuler avec des drogues. Lorsqu’ils étaient placés dans une configuration plus variée et naturelle, avec la possibilité d’interagir librement avec l’environnement et d’autres rats, leur usage des drogues était réduit de trois quarts. En d’autres termes, si vous leur donniez une vie qu’ils avaient envie de vivre, et un monde dans lequel ils avaient envie de vivre, ils ne s’autodétruisaient pas. Comme le résume l’auteur Johann Hari :

« Ce n’est pas toi. C’est ta cage. »

Notre ADN est un texte, un texte sacré, long et complexe, qui comporte non seulement des informations sur nous-mêmes, mais aussi sur le Cosmos pour lequel nous avons été créés. Nous aimons tous l’eau claire ; nous aimons tous le ciel bleu. Nos natures, nos natures humaines sauvages, ont évolué, comme celle de l’ours, pendant des centaines de milliers d’années dans une harmonie aux intrications complexes avec l’ordre et la beauté de l’infinie précision du Cosmos.

S’agit-il d’un raisonnement romantique autour du mythe du « bon sauvage » ? Cela signifie-t-il que les enfants dans leur état « sauvage » sont de parfaits petits anges ? Non. Cela veut simplement dire qu’il importe peu que nous nous considérions intelligents ; nous sommes une espèce de mammifères, et comme n’importe quelle espèce de mammifères, nous avons une histoire naturelle, une nature évoluée – une nature sauvage – que nous méprisons à nos risques et périls.

Devant le bureau d’un garde-chasse en Afrique du Sud est exposée une rangée d’énormes crânes. Ce sont les crânes de rhinocéros tués par des bandes de jeunes éléphants mâles qui ont été séparés de leurs mères, de leurs grand-mères et de leurs oncles et tantes et envoyés dans une réserve où ils n’avaient pour compagnie que leurs pairs. Coupés du système social complexe élaboré par les éléphants pour enseigner aux jeunes les comportements appropriés de leur espèce, privés des contrôles sociaux et des équilibres auxquels leur évolution les a préparés, le comportement de ces adolescents a été altéré.

Nous vivons désormais dans une société entièrement détraquée, en partie parce que nous nous sommes égarés si loin de la nature de notre propre espèce et des structures sociales qui la soutenaient et la gardaient sous contrôle. Bien sûr, les sociétés humaines varient davantage que les sociétés animales ; on observe une variété à couper le souffle de couleurs, de sons et d’histoires dans les milliers de cultures autour du monde. Mais sous les nombreuses différences, apparaissent de profonds points communs entre les peuples du monde et tout au long de l’histoire humaine jusqu’aux bouleversements explosifs de l’ère moderne.


Dans les sociétés indigènes, tout autour du monde, sur chaque continent, on constate que les bébés et les enfants sont gardés près de leurs parents et de leurs grands-parents, de leurs oncles et tantes, de leurs frères et sœurs, et de leurs cousins. On observe des enfants intimement intégrés dans le monde naturel, libres de se mouvoir et d’utiliser leurs corps à l’extérieur. On observe des enfants intégrés dans leurs communautés et libres d’assister et de participer au travail des adultes mais aussi à leurs loisirs et leurs fêtes. On observe des structures sociales complexes de familles et de clans étendus dont les membres de tout âge prennent soin des enfants, leur apprennent le respect, et contiennent les comportements antisociaux de manière bien plus efficace et bien moins conflictuelle que ne le font les institutions sur lesquelles nous nous appuyons désormais. On observe des personnes connectées à la terre avec une profondeur, une richesse, un sens de la réciprocité et une éthique de la relation qui sont inimaginables pour les humains urbains modernes.

On ne trouve pas d’enfants enfermés à l’intérieur pendant douze années de leur enfance, on ne trouve pas d’enfants séparés par tranche d’âge sous la surveillance d’étrangers, on ne trouve pas de compétition permanente dans laquelle les enfants sont évalués et classés par rapport à leurs pairs et où « aider son voisin » est l’équivalent de « tricher ». On ne trouve pas de parents devant choisir entre élever leurs enfants seuls et sans aucun support, ou payer des étrangers pour le faire à leur place. On ne trouve pas de jeunes qui se laissent mourir de faim, se scarifient ou se suicident.

Aucune société humaine n’est une utopie ; aucune société humaine n’éliminera jamais la souffrance, le conflit et la peine. Mais les pathologies lourdes et épidémiques qui se sont développées dans nos institutions modernes – le harcèlement, les troubles alimentaires, la dépression, l’anxiété, l’automutilation compulsive – sont aussi notables et identifiables que les pathologies que les animaux développent dans les zoos.

En fait, elles sont similaires.

Comme le dit cette vieille plaisanterie, il y a deux types de personnes dans le monde : celles qui divisent le monde en deux catégories, et les autres.

Comme toutes les bonnes plaisanteries, elle dénonce une vérité. Pour les peuples indigènes, bien évidemment, les concepts de « nature sauvage » ou de « Nature » n’existent pas. Seulement le monde, dont les humains font partie intégrante.

Thoreau, en dépit de ses nombreuses et excellentes contributions – de son travail détaillé de naturaliste à la philosophie de la désobéissance civile qui a inspiré deux des plus grands mouvements de libération du 20ème siècle – est resté englué dans les dualismes eurocentrés de « sauvagerie » et de « civilisation ». Il était fasciné par l’idée de « L’Indien », mais montrait des difficultés à comprendre les Pentagouets qu’il avait rencontrés, et qui refusaient de se ranger dans les catégories de « sauvages » ou de « bons sauvages ». Et il était quelque peu décontenancé à l’idée que la « nature sauvage », à la fois menaçante, exaltante et grandiose qu’il avait découverte dans les vastes forêts du Maine puisse, pour les Pentagouets, simplement constituer leur maison.

De nos jours, cette même division psychologique, ou dualisme, guide la compréhension euro-occidentale des enfants et de l’apprentissage. Nous voyons nos enfants comme des sauvages ou des bons sauvages, comme des anges innocents ou des petits démons qui nous rendent dingues, nous privent de sommeil, ruinent nos vies sexuelles, troublent notre quiétude au restaurant ou dans l’avion. John Holt est connu pour avoir déclaré que nous les voyions comme « un mélange de coûteuse nuisance, d’esclave et d’animal de compagnie amélioré ». Nous semblons avoir un mal fou à simplement les considérer comme des êtres humains, très semblables à nous-mêmes.

Mais cela n’est pas vrai pour tout le monde et partout. Les personnes qui ne se considèrent pas « au-dessus » de la nature mais en elle ont tendance à ne pas se considérer « au-dessus » des enfants mais à leurs côtés. Elles ne voient pas de ligne franche entre le travail et le jeu, entre l’enseignant et l’élève, entre l’apprentissage et la vie. Cela vaut le coup de considérer la possibilité que ce ne soit pas une coïncidence.

Les enfants, comme le monde naturel, ne tirent rien de bon de nos dualités. Lorsqu’il est libre de courir en plein air, de bouger, de parler, de poser des questions, d’explorer, de jouer, de travailler, de participer – d’être « normal » pour reprendre le terme de Mini Aodla Freeman – l’enfant qui est « sauvage » dans une salle de classe redevient un être humain, un compagnon sympathique et attentionné. Pas un parfait petit ange, juste une personne intelligente et aimable, comme les autres.

Mais la vision dualiste est bien ancrée dans notre système éducatif, ce qui, comme l’a montré Peter Gray, divise la vie entre le « travail » (qui est désagréable mais important) et le « jeu » (qui est agréable mais sans pertinence) et les êtres humains entre les « enseignants » (qui sont en position de contrôle pour transmettre leur connaissance) et les « étudiants » (qui doivent être contrôlés pour la recevoir). La conviction sous-jacente qu’il faut toujours quelqu’un aux commandes est tenace, très profondément intégrée à notre pensée. Il faut toujours qu’il y ait un sujet et un objet, un maître et un esclave. Nous avons oublié comment vivre et laisser vivre.

Le théoricien politique Toby Rollo a montré comment la soumission forcée des enfants par les adultes forme le soutènement psychologique de tous les autres modèles de soumission politique et économique. Il ne s’agit pas d’une métaphore ; c’est un principe structurant de la réalité politique. Du temps de l’impérialisme manifeste et du colonialisme – au cours duquel notre système scolaire moderne a été créé – les Indigènes, les hommes de couleur, les femmes de toutes couleurs, et les blancs des classes inférieures étaient tous considérés comme des enfants, nécessitant une discipline et une tutelle paternelles. Et puisqu’il était entendu que les enfants avaient souvent besoin de violents « châtiments » – pour leur bien ! – il était donc naturel qu’il en soit de même des adultes infantilisés.

Nous ne classons plus les gens comme étant « civilisés » ou « sauvages », mais comme « éduqués » ou « non éduqués », « développés » ou « en développement » (nos expressions modernes pour désigner la même chose). Mais nous avons conservé les attitudes paternalistes de nos ancêtres, envers les enfants et envers les adultes « enfantins » que nous découvrons tout autour du monde – un paternalisme dont la façade bienveillante est soutenue par la menace constante de l’usage de la force et de la violence.

Le contrôle est toujours extrêmement tentant, tout du moins pour les esprits « développés » (« civilisés »). Il semble si gratifiant, si efficace, si fructueux, si puissant. A court terme, d’une certaine façon, il l’est. Mais il engendre un millier d’effets secondaires, des enfants rebelles et dépressifs aux tempêtes qui déferlent sur nos côtes et aux bombes qui explosent dans les villes tout autour du globe.

Nous sommes engagés dans un gigantesque projet dystopique dans lequel nous nous employons à dépasser notre Créateur, à traiter le Cosmos comme s’il s’agissait d’une baraque à retaper, et où nous imaginons pouvoir nous réinventer et avec nous le monde dans lequel nous vivons. Les ingénieurs sociaux qui ont façonné notre monde comprenaient très bien que quels que soient les « progrès » de la civilisation, chaque nouvel être humain naît sauvage – en d’autres termes, humain – et ils se sont donnés l’objectif déclaré de créer une institution qui détruirait la volonté, la « volonté propre », « l’autodétermination » – qui soumettrait la sauvagerie – de nos enfants. Cela fonctionne – mais comme toute intervention radicale sur le monde naturel, comme les barrages, les pesticides, comme les cultures d’OGMs, l’institutionnalisation de masse des enfants détraque nos vies et notre planète d’une manière inattendue qui échappe à notre contrôle.

Des espèces disparaissent, notre planète se réchauffe, et sous couvert d’éduquer nos enfants pour qu’ils sauvent le monde, nous continuons à détruire leur sauvagerie, en les « socialisant » loin de la nature et dans la cage que nous avons bâtie autour de l’enfance. Nos gentils instituteurs essaient de trouver des façons de rendre cela « fun », de limiter ou tout du moins d’adoucir les dommages causés ; tels des gardiens de zoos offrant des ballons de plage aux ours polaires en captivité, ils essaient de pallier à ce qui a été perdu. Mais le monde est trop merveilleux pour qu’on lui trouve des substituts, et les plus sauvages de nos enfants – ceux qu’ils doivent mettre sous Ritalin, ceux qu’ils doivent mettre sous Prozac – le savent bien. Ces enfants sont les canaris dans la mine de charbon, ceux qui n’obéiront pas à leurs maîtres, qui ne prendront pas leur place de rouage dans la machine qui détruit la planète. Ce ne sont pas eux qui sont « troublés ». Ils sont au contraire ceux qui portent encore dans leurs cœurs la perfection du Cosmos.

La révolution n’aura pas lieu dans une salle de classe.

C’est dans la Nature Sauvage que se trouve la préservation du Monde.

* * *

Note de fin (NdE) : Aussi perturbant que cela puisse paraître aux yeux de beaucoup, habitués à entendre le sempiternel refrain selon lequel l’école (l’éducation nationale, ou étatique) est un progrès merveilleux, une chance inestimable, et autres fadaises, l’école est en effet historiquement et fonctionnellement une institution d’endoctrinement, de colonisation, et, nous pourrions dire, une arme de destruction massive des cultures, des communautés, de la diversité et de la liberté humaines. Quelques exemples, pour l’illustrer, par ordre chronologique :

« Tant qu’on n’apprendra pas dès l’enfance s’il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux etc., l’État ne formera point une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues ; il sera constamment exposé aux désordres et aux changements ».

« Mon but principal, dans l’établissement d’un corps enseignant, est d’avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales ».

— Napoléon Bonaparte (1806)

La loi Falloux (1850), proclame que « L’enseignement est libre » tout en ajoutant que « La liberté d’enseignement s’exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois, et sous la surveillance de l’État. Cette surveillance s’étend à tous les établissements d’éducation et d’enseignement, sans aucune exception. »

« Dieu dans l’éducation, le pape à la tête de l’Église, l’Église à la tête de la civilisation ».

— Comte de Falloux (1856)

« Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes […] si cet état de choses se perpétue, il est à craindre que d’autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d’ouvriers et de paysans, où l’on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d’un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871. »

— Discours de Jules Ferry au Conseil général des Vosges en 1879.

« Ce qu’il faut surtout recommander à l’ouvrier, c’est l’ordre, c’est l’économie, par-là, on s’élève, pas tout d’un coup bien entendu. Mon père n’avait rien, j’ai quelque chose ; mes enfants, s’ils font comme moi, doubleront l’argent que je leur laisserai et mes petits-enfants seront des messieurs. C’est ainsi qu’on s’élève dans la société ».

— Pierre Laloi / Ernest Lavisse, « Petites Histoires pour apprendre la vie » (1887)

« D’après l’expérience constante de ceux qui ont consacré leur vie à l’éducation de la race noire, il n’y a presque rien à faire avec les adultes qui n’ont jamais travaillé et qui, à peu d’exceptions près, se donneront bien garde de le faire pour enrichir un autre plus rusé qu’eux, comme ils le disent ingénument eux-mêmes. Il faut donc commencer par les jeunes générations et leur apprendre de bonne heure que le travail est un honneur et non pas un esclavage, il faut pour cela, multiplier ces établissements hospitaliers, où les institutions agricoles ne le cèdent en rien à la culture intellectuelle et morale, c’est seulement en faisant marcher de front ces deux choses, que l’on pourra civiliser l’Afrique et obtenir du Noir ce travail constant, qu’aucun Européen ne pourra fournir sous le climat débilitant de l’équateur africain. »

— La barbarie africaine et l’action civilisatrice des missions catholiques au Congo et dans l’Afrique équatoriale (1889)

« De nombreuses écoles ont été créées ; l’instruction est obligatoire. Une loi impose aux parents, aussitôt que leurs enfants ont atteint l’âge de pouvoir apprendre, de choisir une école et de les y placer. […]

Lorsque l’enfant est entré à l’école, il est interdit de l’en retirer avant qu’il ait acquis une instruction qui d’ailleurs est assez sommaire. […]

L’enseignement comprend la langue malgache et les langues française et anglaise et des études primaires très rapides. […]

Quelques ouvrages d’enseignement ont été traduits en malgache et sont en usage dans les écoles. On a de même traduit des ouvrages de littérature et de science. »

— France civilisatrice (1895)

« Il ne suffît pas, pour assurer le relèvement moral des populations indigènes, de leur donner le goût du travail ; il faut encore leur fournir les moyens, une fois ce premier résultat acquis, de continuer à gravir les différents échelons qui les mèneront, en fin de cause, au maximum de progrès dont elles sont susceptibles. […]

L’enseignement est un des facteurs puissants qui facilitent cette tâche ; aussi l’État du Congo s’y est-il particulièrement intéressé. […]

La part qui revient aux missions dans l’œuvre civilisatrice est considérable : la régénération de la race noire est, en effet, l’objet des préoccupations des missionnaires et leur participation à l’œuvre d’enseignement est un appoint sérieux aux efforts tentés par le Gouvernement dans cet ordre d’idées. »

— L’œuvre civilisatrice au Congo belge, chapitre « La régénération morale de l’indigène : L’enseignement. » (1912)

L’éducation nationale ou étatique est un projet. Un projet initialement élaboré par les dirigeants des empires et des royaumes, qui deviendront ensuite des pays et des états (démocratiques, cela va sans dire, par quelque tour de passe-passe, monarchie, abracadabra, démocratie), visant à promouvoir amour et loyauté envers l’organisation politique et économique qu’ils souhaitent voir régner sur leur territoire. C’est donc aussi un outil, un outil d’acculturation, d’endoctrinement, de fabrication du consentement, qui cache, sous une prétention philanthropique, une volonté autoritaire, dont l’objet est d’instaurer et de faire respecter un ordre institutionnel élaboré de manière antidémocratique, non pas par le peuple, mais par des minorités au pouvoir.

Comme le résume le professeur de sciences politiques à Yale, James C. Scott :

« Une fois en place, l’État (nation) moderne a entrepris d’homogénéiser sa population et les pratiques vernaculaires du peuple, jugées déviantes. Presque partout, l’État a procédé à la fabrication d’une nation: la France s’est mise à créer des Français, l’Italie des Italiens, etc.

Cette tâche supposait un important projet d’homogénéisation. Une grande diversité de langues et de dialectes, […] a été, principalement par la scolarisation, subordonnée à une langue nationale, qui était la plupart du temps le dialecte de la région dominante. Ceci a mené à la disparition de langues, de littératures locales, orales et écrites, de musiques, de récits épiques et de légendes, d’un grand nombre d’univers porteurs de sens. Une énorme diversité de lois locales et de pratiques a été remplacée par un système national de droit […].

Une grande diversité de pratiques d’utilisation de la terre a été remplacée par un système national de titres, d’enregistrement et de transfert de propriété, afin d’en faciliter l’imposition. Un très grand nombre de pédagogies locales (apprentissage, tutorat auprès de « maîtres » nomades, guérison, éducation religieuse, cours informels, etc.) a généralement été remplacé par un seul et unique système scolaire national, dont un ministre français de l’Éducation s’est un jour vanté en affirmant que, puisqu’il était précisément 10h20, il connaissait le passage précis de Cicéron que tous les étudiants de tel niveau étaient actuellement en train d’étudier partout en France. La vision utopique d’uniformité fut rarement réalisée, mais ces projets ont néanmoins réussi à abolir une multitude de pratiques vernaculaires. […]

Et si nous soumettions l’école au même examen ? Après tout, l’école est une importante institution publique de socialisation pour les jeunes d’une très grande partie du monde. La question est d’autant plus pertinente compte tenu du fait que l’école publique a été inventée à peu près au même moment que la grande usine concentrée sous un seul toit, et que les deux institutions ont clairement un air de famille. L’école était, dans un sens, une usine où l’on offrait une formation de base, soit des compétences minimales en calcul, en lecture et en écriture, afin de répondre aux besoins d’une société en pleine industrialisation. Gradgrind, la caricature du directeur calculateur et impérieux imaginée par Charles Dickens dans Les temps difficiles, sert justement à évoquer l’usine et ses routines de travail, ses horaires disciplinés, son autoritarisme, son ordre visuel enrégimenté et, tout particulièrement, la démoralisation et la résistance de sa main-d’œuvre juvénile.

L’éducation publique universelle est évidemment conçue pour accomplir bien plus que de produire uniquement la force de travail nécessaire à l’industrie. C’est à la fois, et à des degrés comparables, une institution politique et économique. Elle est conçue pour produire un citoyen patriotique dont la loyauté envers la nation surmontera les identités régionales et locales enchâssées dans la langue, l’ethnicité et la religion. La contrepartie de la citoyenneté universelle de la France révolutionnaire était la circonscription universelle. Ces citoyens patriotiques étaient davantage fabriqués, au sein du système scolaire, grâce à la langue d’enseignement, la standardisation, les leçons implicites d’embrigadement, l’autorité et l’ordre que par le programme scolaire officiel.

Le système scolaire primaire et secondaire moderne a été fortement altéré par les théories pédagogiques en constante évolution et, tout particulièrement, par l’abondance et la « culture des jeunes » en tant que telles. Ses origines, qui remontent à l’usine, si ce n’est à la prison, sont toutefois incontestables. L’éducation universelle obligatoire, en dépit de son caractère plus ou moins démocratisant, a également obligé tous les élèves, à quelques exceptions près, à aller à l’école. Le fait que l’assiduité scolaire ne soit pas un choix, c’est-à-dire un acte autonome, signifie que l’école, en tant qu’institution obligatoire, avec toute l’aliénation que cette contrainte entraîne, surtout lorsque les enfants commencent à être grands, se trompe dès le départ.

Toutefois, la grande tragédie du système scolaire public est que, dans l’ensemble, il est une usine à produit unique. Cette tendance a été exacerbée par la volonté, observée au cours des dernières décennies, de standardiser, mesurer, tester et comptabiliser. Ainsi, les motivations proposées aux étudiants, aux professeurs, aux directions d’écoles et aux districts scolaires ont eu pour effet de canaliser l’ensemble des efforts vers la fabrication d’un produit standard qui satisfait les critères établis par des vérificateurs.

Nous pouvons tous, aujourd’hui, constater le résultat de cette entreprise de standardisation du monde :

« Désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIème siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel: un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc. »

De New-York à Kuala Lumpur, on aperçoit désormais les mêmes Starbucks, les mêmes Mac Donalds, les mêmes Ikea, et ainsi de suite. Partout sur Terre, on ne retrouve plus, à peu de choses près (à quelques détails folkloriques, quelques vestiges traditionnels superficiels près), qu’un seul mode de vie. La jeunesse des villes de Thaïlande, comme celle des villes de France, de Dubaï, de Panama, ou de Buenos Aires, cherche à s’insérer professionnellement dans la même organisation sociale, dans un même système économique et politique mondialisé. La civilisation est parvenue à mondialiser, entre autres joyeusetés, ses destructions environnementales, sa police d’État, sa propagande médiatique, ses dépressions, ses anxiolytiques, ses compagnies pharmaceutiques, ses inégalités économiques, etc. Pour cela, elle a pu et peut encore compter sur la mondialisation de son système éducatif.

* * *

« Scolariser le monde » (film documentaire)

Si vous vouliez détruire une culture en une génération, comment feriez-vous ?

Vous changeriez la manière dont les enfants y sont éduqués.

Le gouvernement des USA le savait bien, lorsqu’au 19ème siècle il inscrivait de force les enfants d’Indiens d’Amérique dans des écoles gouvernementales. Aujourd’hui, des bénévoles construisent des écoles dans toutes les sociétés traditionnelles du monde, persuadés que seule l’école est en mesure d’offrir une vie « meilleure » pour les enfants ruraux et indigènes.

Mais est-ce le cas ? Que se passe-t-il vraiment lorsque nous remplaçons l’ensemble des savoirs d’une certaine culture par le nôtre propre ? La vie devient-elle plus belle pour ses membres ?

SCOLARISER LE MONDE (réalisé par Carol Black) porte un regard défiant, parfois amusant, et finalement profondément troublant, sur le rôle joué par l’éducation moderne dans la destruction des dernières cultures soutenables, ancrées dans leur territoire écologique.

Filmé sur place, dans les magnifiques montagnes du Ladakh bouddhiste, dans le nord de l’Himalaya indien, le documentaire transmet les voix de Ladakhis à travers une conversation entre quatre penseurs : l’anthropologue et ethnobotaniste Wade Davis, qui travaille pour National Geographic ; Helena Norberg-Hodge et Vandana Shiva, toutes deux récipiendaires du prix Nobel Alternatif pour leur ouvrage avec les peuples traditionnels d’Inde ; et Manish Jain, un ancien concepteur de programmes éducatifs pour l’UNESCO, USAID et la Banque Mondiale.

Il examine les prétentions cachées de supériorité culturelle derrière les projets d’aide à l’éducation, qui cherchent ouvertement à faire en sorte que les enfants « s’échappent » vers « une vie meilleure ».

Il souligne l’échec de l’éducation institutionnelle à abolir la pauvreté – ici aux USA comme dans le monde soi-disant « en développement ».

Il questionne également nos définitions de la richesse et de la pauvreté – et du savoir et de l’ignorance – tandis qu’il dévoile le rôle joué par les écoles dans la destruction d’une agriculture traditionnelle soutenable et de savoirs écologiques, dans la dislocation de familles étendues et de communautés, et dans la dévaluation d’anciennes traditions spirituelles.

Finalement, SCOLARISER LE MONDE, appelle un « dialogue profond » entre les cultures, suggérant que nous avons au moins autant à apprendre qu’à enseigner, et que ces anciennes sociétés soutenables peuvent abriter des savoirs vitaux pour notre propre survie au cours du prochain millénaire.

[Vidéo en haut de page]

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