samedi 8 août 2015

Le charme discret de l'intestin



Giulia Enders: «Si je m'entends mieux avec mon intestin, je peux améliorer mon bien-être»
Par Michel Alberganti, Rachel Huet et Jean-Yves Nau, le 2 août 2015

Giula Enders, Le charme discret de l'intestin, Ed. Actes Sud, 2015
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C’est un livre inattendu, déroutant, qui nous vient d’Allemagne. Son éditeur français, Actes Sud, nous trompette qu'il se serait déjà vendu, outre-Rhin, «à plus d’un million d’exemplaires»; qu’il sera bientôt traduit dans toutes les langues; que son auteure est le charme même, vive, jeune, blonde, enjouée, bientôt docteure en médecine. Elle est «la nouvelle star de la médecine et des médias allemands». Son secret? Giulia Enders, 24 ans, nourrit une solide appétit pour les profondeurs intestinales humaines. Les siennes comme celles de ses prochains.

L’Allemagne se passionne aujourd’hui pour Darm mit Charm. Dans l’espace francophone, cela donne Le charme discret de l’intestin– clin d’œil au troublant chef-d’œuvre de Luis Buñuel millésimé 1972, Stéphane Audran et un repas sans cesse différé.

Vend-on encore des livres sans l’histoire qui va avec? En 2012, Giulia Enders gagne le premier prix du «Science-Slam», un concours d'éloquence scientifique, et la vidéo de sa présentation fait la une des médias allemands. Voilà pour les coulisses. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung n’a pas fait l’économie d’une plaisanterie: «Que doit-on comprendre lorsqu’une aussi jolie fille que Giulia Enders se prend de passion pour l’intestin?» «Quand on s’intéresse à l’intestin, on fait le grand saut – on passe de “beurk” à “waouh”», a confié la jeune femme.

L’obésité menace le globe, et avec elle une épidémie d’anorexie-boulimie. S’il fallait une raison pour justifier la passion contemporaine pour tout ce qui touche à la digestion et, au-delà, à l’ensemble des tissus et organes qui assurent cette fonction. Darm mit Charm s’emploie à nourrir cette passion. Il le fait en dépassant de beaucoup le seul organe qui en fait à la fois le titre et son charme. Que seraient les intestins sans ce qui les précède et les prolongent? Au-delà du titre, c’est du tout-digestif qu’il s’agit. Et, dans une démarche holistique, du contenant comme du contenu.

La future docteure Enders propose ainsi sa visite guidée privée du tube digestif: œsophage «pro du remue-ménage», estomac «petite poche de guingois», intestin grêle «grand zigzagueur devant l’Eternel», appendice «superflu» et gros intestin «dodu». Elle embrasse encore plus large et englobe le tube et sa fonction dans un «grand voyage de la nourriture» qui englobe les yeux, le nez, la bouche et le pharynx. Elle n’évite pas les sous-chapitres des vomissements (rendre tripes et boyaux) et des laxatifs.

Et encore ne s’agit-il là que de la forme. Le cœur de ce propos digestif porte sur la «planète microbienne», la flore intestinale, les gènes de nos bactéries, les antibiotiques, les probiotiques et les prébiotiques.

Nous sommes sans doute encore bien loin d’avoir pris la mesure de ce qui se joue actuellement dans la découverte moléculaire de ces continents intestinaux, ce microbiote en cours de déchiffrement avec lequel nous vivons, le plus souvent, en symbiose. C’est là une forme de révolution copernicienne corporelle, le passage d’un univers clos (le cérébral) à une infinité de mondes possibles. La découverte, aussi, de nouveaux chemins qui conduisent de la tête au ventre et réciproquement.

Le risque inhérent à l’angle choisi par Giulia Enders réside dans le vertige de la mise en abyme. Pour mieux traiter son sujet de long en large, pour le montrer sous ses mille et une facettes, l’auteure en vient à anthropomorphiser ce sous-continent interne. Elle nous parle du sien et nous nous surprenons à penser au nôtre, à la troisième personne; et on le fait d’autant plus volontiers que le pli est vite pris de le considérer comme un second cerveau, en prise directe avec le cortex central, l’ordinateur neuronal intracrânien. On en viendrait presque, au fil des pages, à redistribuer les places attribuées, depuis Vienne, au ça et au surmoi. Une longue analyse cérébro-digestive en somme, que rebattraient les cartes et les stades de l’oralité. La suite des mouvements tectoniques qui déplacèrent les centres de gravité depuis les humeurs jusqu’au au foie, puis du foie au cœur, et du cœur au cerveau. En faisant son miel d’une large bibliographie médicale et scientifique, Giulia Enders témoigne de la puissance des apports de la génétique et de la microbiologie revisitée: nous ne vivons qu’en symbiose avec une gigantesque flore bactérienne qui se repaît de nous et que nous domestiquons tout au long de notre vie. Une flore interne qui dit tout de nos embarras gastriques et de nos mille et un troubles du transit. Le parti pris de l'auteure est qu’il vaut mieux le savoir que faire semblant de l’ignorer.

«Les humeurs moroses, la joie, le doute, le bien-être ou l’inquiétude ne sont pas le produit de notre seul crâne, écrit-elle. Nous sommes des êtres de chair, avec des bras, des jambes, des organes sexuels, un cœur, des poumons et un intestin. L’intellectualisation de la science nous a longtemps empêchés de voir que notre "moi" était plus que notre seul cerveau.» Giulia Enders en vient ainsi à ferrailler avec René Descartes: pour elle, «le cerveau ne fait pas tout.»

«Pourquoi ne pas ajouter notre grain de sel aux paroles de Descartes et déclarer: "Je ressens, de sorte que je pense, donc je suis".»

La promotion de la sensibilité, de la sensation, de l’émotion… Voilà qui sent l’époque. C’est aussi, venu du pays de Koch, un hommage à Louis Pasteur:

 «Vues au microscope, les bactéries sont de petits points lumineux sur fonds de ténèbres. Mais ensembles, elles sont plus que cela: c’est une véritable communauté que chacun d’entre nous héberge. La plupart de ses membres sont tranquillement installés dans les muqueuses et donnent des cours au système immunitaire, prennent soin de nos villosités intestinales, mangent ce dont nous n’avons pas besoin et fabriquent des vitamines. D’autres sont logés à proximité des cellules intestinales, les piquent de temps en temps ou fabriquent des toxines. Quand le bon et le mauvais vivent en bonne intelligence, le mauvais peut nous rendre plus forts et le bon prendre soin de nous et de notre santé».

Au-delà du digestif, un véritable message géopolitique.
Source : Slate





Giulia Enders: Darm mit Charme / Charming Bowels (Science Slam Berlin, 2012)

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