vendredi 20 novembre 2015

« Modifier notre Constitution sur injonction de Daech, c’est donner aux terroristes la victoire qu’ils espèrent »



« Modifier notre Constitution sur injonction de Daech, c’est donner aux terroristes la victoire qu’ils espèrent »
Par Agnès Rousseaux, le 19 novembre 2015 - Bastamag

Comment lutter efficacement contre Daech et l’idéologie salafiste sans fouler du pied les principes du droit, sans renoncer à ce que nous sommes et avons bâti ? Quelles seront les conséquences sur notre démocratie déjà bien affaiblie de la révision de la Constitution et des mesures d’exception en préparation ? La réponse par les armes est-elle vraiment la seule possible ? Entretien avec le juriste Jean-Pierre Dubois, président d’honneur de la Ligue des droits de l’Homme, et secrétaire général adjoint de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH).

Basta ! : Les députés discutent ce jeudi du prolongement de trois mois de l’état d’urgence. Quelle est votre réaction par rapport au discours de François Hollande devant le Parlement réuni en Congrès, le 16 novembre, après les attentats meurtriers ?

Jean-Pierre Dubois [1] : Nous faisons face à une situation exceptionnelle, qui appelle à des mesures exceptionnelles. Mais cela ne signifie pas des mesures d’exception. Cela suppose des moyens plus importants qu’en temps normal, avec la restriction de certaines libertés si cela est absolument nécessaire. Mais tout cela doit être décidé démocratiquement, et être accompagné à chaque fois de mesures de contrôle, politiques et judiciaires, pour éviter toute logique non-démocratique. De ce double point de vue, le discours du président de la République nous inquiète énormément. Le ton martial rappelle celui du président George W. Bush en 2001. Nous sommes dans une logique d’impuissance guerrière, avec d’autant plus de gesticulations qu’on ne sait pas quoi faire. La peur et la vengeance sont toujours des défaites de la raison. C’est normal que tous, nous ayons peur, mais nos responsables politiques doivent faire appel à la raison, ne pas être dans l’instantané et dans l’émotionnel.

Que pensez-vous des mesures proposées par François Hollande ?

Deux choses sont extrêmement inquiétantes. Premièrement, le fait de dire au Parlement : « Donnez-nous un blanc-seing pour trois mois et faites-le dans les trois jours. » C’est absolument impensable dans une démocratie normale. Ce qu’il faut faire dans les trois jours suivant les attentats, c’est que la police cherche les responsables et les mette hors d’état de nuire. On peut tout à fait comprendre que, dans l’urgence, nous ayons besoin de faire des perquisitions sans prendre les formes habituelles. Mais à condition que le contrôle judiciaire revienne le plus tôt possible, et qu’il soit réel. Réfléchir aux nouveaux cadres législatifs, aux nouvelles mesures juridiques que cette situation appelle, cela nécessite du temps et du débat ! Et ce n’est pas un homme seul qui peut le décider. Rien n’empêche par exemple que le Parlement se retrouve tous les mois pour décider s’il faut poursuivre l’état d’urgence ou pas. C’est un minimum de démocratie, sur lequel le président s’est malheureusement assis.

Deuxièmement, même s’il faut évidemment attendre d’en savoir plus, le contenu des mesures annoncées est aussi inquiétant. Tout le monde sait que la déchéance de nationalité, qui est une reprise des propositions de Nicolas Sarkozy sinon de celles du Front National, n’aura aucune efficacité. C’est absolument insensé, inadmissible. Est-ce qu’on lutte contre le terrorisme en disant à des gens « vous n’êtes pas complètement Français parce que vous avez aussi une autre nationalité » ? Ou bien est-ce qu’on est en train de créer des fractures entre les « Français de souche » et les autres, pour utiliser le vocabulaire de Marine Le Pen ?

Réviser la Constitution n’est pas une bonne idée, selon vous ?

Le Parti socialiste au temps de François Mitterrand voulait abroger l’article 16 de la Constitution [qui donne les « pleins pouvoirs » au président de la République en période de crise], et aujourd’hui le gouvernement veut le « perfectionner » ! Réviser notre Constitution sur injonction de Daech, c’est donner aux terroristes, aux assassins, la victoire qu’ils espèrent. Le but ultime de ces assassins n’était pas de tuer des gens – c’est ce qu’ils ont fait et c’est une horreur absolue : ils ne font pas cela parce qu’ils sont fous, ils le font pour obtenir ce que nos gouvernants semblent justement vouloir préparer. C’est-à-dire ce que Bush a fait aux États-Unis, cette stupidité politique de l’intervention en Irak, qui n’a fait que créer de nouvelles horreurs, de nouveaux réseaux terroristes. Nos gouvernants n’arrivent pas à sortir de cette logique, qui est non seulement contre-productive mais aussi destructrice de ce que nous sommes. C’est ce qui m’inquiète. C’est comme si on cherchait à faciliter le recrutement de nouveaux terroristes.

Sans faire de procès d’intention a priori, ce qui a été annoncé par François Hollande cette semaine est exactement le contraire d’une réponse démocratique acceptable. Dire que nous sommes dans une situation d’exception pour une durée indéterminée – qui pourrait durer cinq, dix ans ! – c’est renoncer à ce que nous sommes. C’est faire un cadeau incroyable aux assassins. Le Premier ministre de Norvège après la tuerie effroyable d’Oslo en 2011 avait déclaré : « Bien entendu nous ne changerons rien à ce que nous sommes ». L’inverse de notre gouvernement qui dit : « Bien entendu nous allons changer ce que nous sommes ». Nous devons choisir entre la ligne de la Norvège et la ligne de George W. Bush, qui a eu les conséquences que l’on sait.

« Nous sommes en guerre », martèlent nos dirigeants. La réponse « guerrière » apportée par le gouvernement avec les frappes aériennes, et cette forme de surenchère verbale, est-elle au fond un signe de notre impuissance, de notre vulnérabilité ?

Les discours martiaux sur le thème « On va tous les exterminer » ne sont rien d’autre que le masque de la peur. La panique est extrêmement dangereuse. Quand nos dirigeants ne savent pas quoi faire, ils prennent une posture guerrière, relèvent le menton et bombent le torse. Cela ne trompe personne et cela détruit ce que nous voudrions au contraire préserver. Nous savons tous que cela peut recommencer, qu’il ne faut pas beaucoup de moyens pour que des personnes prennent des ceintures d’explosifs et des mitraillettes et se mettent à tirer dans la rue. Il y a effectivement une peur terrible, contre laquelle il nous faut lutter.

Comment pouvons-nous lutter efficacement contre le terrorisme et l’idéologie salafiste, sans fouler les principes du droit ?

Il faut bien sûr traquer ces gens et les empêcher de nuire. Mais tant qu’il y aura la même logique à l’œuvre là-bas, il y aura les mêmes conséquences ici. Nous vivons dans un monde global. Il faut se poser les vraies questions : pourquoi Daech a-t-il autant de moyens ? Pourquoi est-ce l’organisation terroriste la plus riche au monde ? On le sait : Daech vend du pétrole. À qui ? Comment fait-on pour que cela s’arrête ? Sans cela nous continuerons à faire de nouvelles lois après de nouveaux attentats, et nous n’en sortions jamais.

Deuxième question : qu’est-ce que cherche Daech ? A convaincre de plus en plus de jeunes musulmans qu’ils sont les cibles de leur propre gouvernement. On nous parle de guerre civile, mais si la réponse aux attentats est de faire la guerre contre une partie de la population française, là encore nous faisons un cadeau à Daech, en facilitant leur recrutement. Il faut éviter de tomber dans leur piège, en dressant les gens les uns contre les autres.

La réponse politique rationnelle, c’est d’une part de bloquer leur tentative de construire un climat de guerre civile en France, et d’autre part de s’attaquer aux sources de la puissance de ce réseau terroriste là-bas. Et pas avec des bombardements qui font courir le risque de tuer des civils et d’augmenter le nombre de candidats de Daech. Mais en s’attaquant au nerf de la guerre, l’argent. Également en agissant sur ce qui a poussé des milliers d’Irakiens et de Syriens à se tourner vers Daech : l’injustice et les extrêmes violences qu’ils ont subies, les morts en Irak et en Syrie du fait de la guerre civile. Tant que l’on joue les sunnites contre les chiites et réciproquement, tant que l’on soutient des gouvernements comme l’Arabie Saoudite, cela continuera. Il faut cesser de financer indirectement ce que l’on combat, soit en achetant du pétrole soit en soutenant les gens qui sont des complices.

Cela suffira-t-il ?

Difficile de dire ce qui suffira. Je ne supporte pas l’idée qu’il pourrait y avoir une solution miracle, qui résoudrait 100% des problèmes. Mais il faut éviter les réponses imbéciles et se précipiter tête baissée dans le piège qu’ils nous tendent.

Au lendemain des attentats, le secrétaire général des Républicains, Laurent Wauquiez, a déclaré vouloir placer les personnes qui font l’objet d’une « fiche S » dans des centres d’internement. Que pensez-vous des propositions qui demandent un plus grand contrôle de ces personnes ?

Qui peut vraiment vouloir mettre 10 000 personnes dans des camps en France ? Car il faut le formuler ainsi, de manière concrète, pour sortir des grandes formules qui flattent l’idée de vengeance… Qui pense vraiment que cela pourrait servir à quelque chose ? Je ne sais pas si c’est de la peur ou du cynisme… Cette fameuse « fiche S » est un objet de fantasme. Il serait idiot de ne pas s’occuper de ces personnes en train de se radicaliser ou qui fréquentent des mosquées avec des prédicateurs fondamentalistes. Mais traiter des milliers de personnes comme des ennemis, c’est à coup sûr les transformer en terroristes potentiels. Exactement ce que veut Daech.

Il faut aussi se poser la question : pourquoi des gens qui sont nés, ont grandi, ont été éduqués ici, peuvent se tourner vers cela ? Qu’est-ce que cela nous renvoie en terme de désintégration de notre société ? Que produisons-nous à travers les discriminations, l’absence de toute perspective d’intégration sociale, la misère et les ghettos ? A travers le fait qu’il n’y a plus de réponses politiques organisées, de colère politique organisée – qui puisse s’exprimer par des mots et par des actes collectifs, et non par une violence suicidaire ? Quand cela n’est plus possible, des gens sont tellement déstabilisés qu’ils deviennent littéralement fous et sont prêts à tuer et à se tuer. Bien sûr, cela nécessite une effroyable instrumentalisation par des gens au Moyen-Orient. Mais aussi un terrain ici qui rend cela possible.

Si notre réponse est uniquement policière, nous aidons ce que nous voulons combattre. La réponse ne peut pas se résumer à des procédés de surveillance. Des parcours comme celui de Mohammed Merah et d’autres, si on les avait traités en amont et pas seulement en les mettant sur une fiche, beaucoup de choses auraient pu être évitées. Il faut les surveiller mais certainement pas les mettre encore plus à l’écart de la société.

Les mesures de surveillance généralisée, notamment avec la Loi Renseignement votée au printemps, ont-elles montré avec ces événements leur inefficacité ?

Il y a en France une confiance aveugle dans les procédures de surveillance électronique générale. Mais nous gaspillons de l’énergie à côté de nos cibles. Nous consacrons des crédits gigantesques pour des systèmes qui analysent les communications de millions de personnes, alors que le « renseignement humain » serait probablement beaucoup plus efficace. Les communications SMS que l’on retrouve maintenant, tout comme les caméras vidéo, nous permettent de constater après-coup ce qui s’est passé. Les policiers, les services de renseignements ont besoin de pouvoir infiltrer des réseaux, c’est là qu’il faut mettre des moyens.

Le ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble disait que pour lutter efficacement contre le terrorisme, il fallait traiter toute la population comme des terroristes potentiels. Non seulement c’est la mort de la démocratie, mais cela ne nous mène nulle part. Mais c’est un débat que les gouvernants essaient d’interdire, en nous disant qu’on se fait le complice des assassins si on ouvre ce débat. Il me semble que c’est pourtant en refusant ce débat qu’on fait le jeu des assassins.

L’ancien juge anti-terroriste Marc Trévidic explique que l’échec de la lutte contre le terrorisme n’est pas un problème de législation, mais un problème de moyens. Êtes-vous d’accord ?

Je suis d’accord avec lui sur l’essentiel. A la Ligue des droits de l’Homme, nous ne sommes pas des « angélistes ». Il faut évidemment faire du travail de renseignement, nous avons besoin d’action policière en la matière et cela nécessite plus de moyens. Mais dans le cadre de l’État de droit ! Il n’y a aucune raison de se comporter comme si on était en Russie ou en Chine. Ce n’est certainement pas en disant que grâce à des ordinateurs magiques, en surveillant 60 millions de Français, nous allons repérer les communications entre terroristes. Ce n’est pas une bonne méthode. Mais les méthodes plus ciblées, plus ingrates, c’est du travail à long terme, moins visible, et donc moins porteur politiquement.

Ces évènements tragiques et les réactions des responsables politiques font-ils le jeu du Front National ?

C’est un dégât collatéral. Mais madame Le Pen n’a pas grand-chose à dire, une partie des Républicains fait le travail pour elle. Et le gouvernement ne formule pas d’objection explicite aux propositions les plus dingues. Sur la question d’enfermer les « fiches S » dans des camps, nous en sommes au point où c’est Nicolas Sarkozy qui répond à ses amis Laurent Wauquiez et Christian Estrosi, « je ne veux pas un nouveau Guantanamo en France » ! Manuel Valls a vaguement bredouillé qu’il fallait que tout soit conforme à l’État de droit, mais il n’a pas été capable de dire que cette proposition est inadmissible.

Mais les stratégies politiciennes derrière tout cela sont sans importance. Ce n’est pas l’essentiel par rapport à ce qui peut arriver à notre démocratie. Nous vivons une crise du politique. Pour que des gens en viennent à se faire exploser pour faire un maximum de victimes, que le seul débouché à leur colère soit la haine aveugle, il faut quand même que toute réponse rationnelle, politique et collective soit bouchée, y compris dans leur tête. Je ne crois pas à la folie collective sans explication. Il y a certainement des gens fragiles ou qui deviennent incontrôlables, mais les passages à l’acte sont aussi le signe d’une crise. Il y a une absence d’intelligence et de principes qui malheureusement est contagieuse. C’était déjà le cas pour la crise des réfugiés.

Même s’il est dramatique – mais pas nouveau – que les réponses apportées soient démagogiques et purement sécuritaires, même si ce que je dis est assez pessimiste, il faut se rappeler que nous avons vécu des événements encore plus terribles. Et que des gens ailleurs vivent des choses encore bien plus terribles. Daech frappe d’abord des musulmans et les populations de sa région. Nous avons eu à Paris un échantillon de ce que vivent des gens au Moyen-Orient depuis des années, à une échelle beaucoup plus grande. Cela ne diminue pas l’horreur de ce qui s’est passé à Paris, mais il faut prendre cela en compte, et trouver des solutions pour y mettre un terme.

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État d'urgence : l'État policier pour éluder tout bilan critique
Le 19 novembre - La Quadrature du net

L'Assemblée nationale a voté aujourd'hui le projet de loi sur la refonte de l'état d'urgence1, adopté en extrême urgence dans un climat de surenchère autoritaire sans précédent. La Quadrature du Net s'inquiète de plusieurs mesures contenues dans la loi, notamment concernant les perquisitions informatiques, la censure d'Internet et la liberté d'association. À rebours de toute réflexion de fond sur les causes profondes des attentats et la manière de régler une situation complexe, la classe politique dans son ensemble se désavoue elle-même en répondant par la restriction générale des libertés publiques à une attaque sans précédent contre nos libertés.

Si le projet de loi précise et actualise un certain nombre de points, notamment en rouvrant une possibilité de recours administratif, La Quadrature du Net regrette profondément qu'il soit refondu dans des délais rendant impossible un examen serein et un débat éloigné des émotions actuelles. Les modifications qui sont faites sur le texte ne sont pas anodines et touchent profondément aux libertés fondamentales. La Quadrature du Net appelle les sénateurs qui voteront le texte demain à adopter des amendements visant à restreindre la portée temporelle de l'état d'urgence, à renforcer le contrôle judiciaire et à borner strictement toutes les mesures exceptionnelles afin d'éviter toute utilisation de l'état d'urgence à des fins autres que celles ayant justifié sa déclaration.

En effet, les mesures votées sous pression du gouvernement par les députés en ce jour touchent aux fondements des libertés publiques et individuelles :
- Tout d'abord sur la prorogation de 3 mois de l'état d'urgence, qui n'est pas justifiée par d'autres motifs que celle de s'affranchir du principe de séparation des pouvoirs. Depuis le début de l'état d'urgence samedi dernier, nombre de perquisitions administratives conduites le sont pour des affaires relevant du droit commun, sans aucun lien avec la lutte antiterroriste, et préfigurent un État policier que la prorogation de trois mois risque de banaliser.
- Au sujet de la perquisition administrative, l'extension aux appareils électroniques et informatiques ne se limite pas à la copie des éléments trouvés sur les appareils, mais permet également la saisie de l'ensemble des éléments et documents « accessibles à partir du système initial ou disponibles pour le système initial ». En dehors de tout contrôle strict par l'autorité judiciaire, c'est donc open bar pour aller chercher de façon extrêmement large n'importe quelle information sur n'importe quel appareil électronique ou informatique de résidents français, et notamment toute information accessible via des identifiants, mots de passe collectés lors d'une perquisition, tout contenu stocké sur Internet, etc.
- Les députés ont également voté un amendement permettant au Ministre de l'Intérieur de faire bloquer sans délai tout site Internet « faisant l'apologie du terrorisme ou provoquant à des actes de terrorisme ». Ce blocage administratif et secret, instauré avec la loi antiterrorisme de 2014 qui confiait déjà cette possibilité aux services de police, ne bénéficiera d'aucun contrôle judiciaire (pas même celui de la CNIL prévu en temps normal).
- En ce qui concerne l'assignation à résidence, il est à noter que la nouvelle rédaction allège sensiblement les conditions nécessaires à cette mesure gravement attentatoire aux libertés individuelles : là où le texte de 1955 demandait que l' « activité s'avère dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics », le projet de loi prévoit quant à lui de s'appliquer au personnes pour lesquelles il existe des « raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics », formulation beaucoup plus large et floue. Aucune définition des « raisons sérieuses » n'est donnée. L'étude d'impact explique que les personnes visées sont celles « qui ont appelé l'attention des services de police ou de renseignement par leur comportement ou leurs fréquentations, propos ou projets ». Cette mesure laisse donc la porte ouverte à des interprétations très larges, d'autant plus graves que les mesures prises en état d'urgence ne sont pas garanties par l'intervention du juge judiciaire.
- De même, le texte précise que cette assignation se fera sur des lieux déterminés par le Ministre de l'Intérieur, ce qui ouvre la voie aux pires demandes de rétention évoquées dans la classe politique (certains ayant évoqué des « camps d'internement »), avec possibilité de placement sous bracelet électronique.
- Concernant la dissolution de groupes et d'associations, la procédure permet une interprétation très large et donc une atteinte grave à la liberté d'association, en décrivant des associations qui « participent à la commission d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public, ou dont les activités facilitent cette commission ou y incitent », ce qui permettrait d'y inclure nombre d'associations promouvant, par exemple, l'utilisation de technologies de chiffrement qui sont utilisées certes par des criminels, mais surtout principalement par de nombreux citoyens innocents. Cette crainte est renforcée par le fait que les pouvoirs extraordinaires conférés au pouvoir administratif par l'état d'urgence sont actuellement utilisés pour des affaires sans lien avec l'anti-terrorisme.

« Le débat et le vote de la loi sur l'état d'urgence à l'Assemblée nationale montrent que les députés et le gouvernement sont dans le déni complet de la situation actuelle. Ce vote marqué par une ambiance d'acharnement contre l'État de droit et la séparation des pouvoirs montre que la France est bien loin d'avoir entrepris le travail nécessaire à un vrai règlement du risque terroriste dans toute sa profondeur. Nous appelons les citoyens à marquer leur désapprobation auprès de leurs représentants de manière très claire, puisque c'est au nom de leurs craintes que les députés, paniqués, sacrifient aujourd'hui les libertés. Ils croient ainsi créer un illusoire sentiment de sécurité en mettant en place, pour plusieurs mois, un État réellement policier2. Devant ce vote en sur-urgence3, il ne nous reste plus guère que la possibilité de documenter le désastre, en espérant un sursaut proche. » déclare Adrienne Charmet, coordinatrice des campagnes de La Quadrature du Net.

La Quadrature du Net vous invite à appeler vos députés pour leur demander d'ouvrir une enquête parlementaire d'investigation sur les lois de surveillance et antiterroristes : la réponse aux attentats ne peut pas être qu'une baisse des libertés ! Agissez maintenant pour demander un vrai bilan !

1. Le texte a été adopté à 551 voix contre 6.
2. La principale caractéristique de l'état d'urgence étant de placer entre les mains de la police les prérogatives normalement attribuées au pouvoir judiciaire
3. Texte présenté en conseil des ministres mercredi matin, en commission des lois de l'Assemblée nationale le même jour, votée à l'Assemblée nationale jeudi matin, en Commission des lois du Sénat jeudi après-midi, au Sénat vendredi matin

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Vote de l’état d’urgence : «il ne faut pas perdre les pédales»
Le 19 nov. 2015 - RT France

Isabelle Attard, députée du Calvados, fait partie des six élus qui ont voté contre la prolongation de l’état d’urgence suite aux attentats de Paris le 13 novembre. RT France a demandé à Ia députée les raisons de sa position.

RT France : Pourquoi avez-vous voté contre la prolongation de l’état d’urgence ?

Isabelle Attard : J’ai estimé, au vu de tous les textes qui existent en France, que ce n’est pas nécessaire. Nous avons déjà tous les outils et toutes les lois, toutes les possibilités de faire exactement la même chose en France et on aurait dû le faire bien avant – il y a des mois, voire des années.

RT France : Pourquoi il y a eu seulement six personnes à avoir voté contre cette loi ?

Isabelle Attard : Nous sommes actuellement dans un état d’esprit en France de surenchère guerrière, c’est à celui qui parle le plus violemment «on va faire la peau à Daesh, on va bombarder tout le monde» – on est dans un discours terriblement angoissant. On rajoute de la peur à la peur, on rajoute un discours guerrier partout et finalement quand on est à l’Assemblée et si on ose émettre une parole différente – «trouvez les vrais causes des attentats, essayons d’assécher les sources du financement de Daesh, plus de coopération internationale, donnons les moyens à la justice de travailler avec des postes supplémentaires», on est vu d’un œil bizarre et très agressif. Je pense que j’ai beaucoup de collègues qui partagent mon point de vue malgré tout et qui ont néanmoins voté pour parce qu’il y a une terrible pression politique et gouvernementale.

RT France : Quels sont les moyens à la disposition du gouvernement pour lutter contre le terrorisme ?

Isabelle Attard : Le fait de pouvoir faire des perquisitions de jour comme de nuit, de faire des assignations à la résidence, de renvoyer les imams salafistes d’où ils viennent, de dissoudre les associations qui portent atteinte à la sécurité des Français – tout ça, c’est déjà possible avec l’aval d’un juge. Et c’est normal de faire valider ce genre de choses par un juge. C’est l’une des privations des libertés, c’est un acte fort, grave. On ne laisse pas un gendarme ou policier décider tout seul d’aller perquisitionner chez n’importe qui. Ce que je combats c’est le fait de décider en 72 heures de se passer d’un juge, laisser faire aux services de renseignement et à la police faire tout sans justification ou explication. Entre le moment de l’annonce au Congrès de Versailles par François Hollande qu’il va y avoir une prolongation de l’état d’urgence et le vote d’aujourd’hui, il n’y a eu que 72 heures. Une loi aussi importante que la modification de l’état d’urgence et sa prolongation en un si court délai alors que François Hollande nous avait promis qu’il ne fallait pas voter dans l’urgence et dans l’émotion. C’est exactement ce qui s’est passé. Et comme cerise sur le gâteau – on va modifier la Constitution également dans l’urgence et dans l’émotion. C’est incroyable. C’est indigne de la personne politique, indigne du parlementaire d’adopter une telle loi de telle façon.

RT France : Que fallait-il faire ?

Isabelle Attard : Quand il y a eu un carnage en Norvège commis par Andreas Breïvik, l’état d’urgence n’a pas été décrété et le Premier ministre norvégien a fait un discours de paix et de raison. S’il y a eu un carnage en France, il ne faut pas perdre les pédales, agiter ses petits bras, taper sur ses biscoteaux  et dire nous sommes une cible, nous allons faire la guerre – c’est la première des choses. Ca frise le ridicule. Ce qu’on aurait dû faire c’est remettre des postes à la justice, dans le renseignement et la police – des moyens humains. Si aujourd’hui on arrive à faire 150 perquisitions par jour – pourquoi hier on ne pouvait pas les faire ? On ne fixait pas comme une priorité aux gendarmes et au renseignement «faites des perquisitions et arrêtez tout le reste» alors qu’on pouvait le faire. On avait tous les moyens mais pas assez de personnes sur le terrain. Je regrette que le gouvernement ne nous ait pas écoutés lorsqu’au moment de l’adoption de la loi renseignement et la loi anti-terroriste on demandait plus de moyens. Je demandais plus de moyens humains pour assurer ces recherches parce que la menace terroriste ne date pas d’hier. Aujourd’hui, l’Etat pourrait faire la même chose sans rajouter la peur sur la peur.

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Nul besoin d’état d’urgence pour lutter contre les terroristes
par Sergio Coronado, le 20 novembre 2015 - Réseau Voltaire

Seuls six députés ont voté contre la loi française de renouvellement et d’extension de l’état d’urgence : Pouria Amirshahi, Isabelle Attard, Sergio Coronado, Noël Mamère, Barbara Romagnan et Gérard Sebaoun. Ils ont compris que les commanditaires des attentats étaient de pseudos alliés de la France et que la réponse à apporter aux attentats était d’abord de changer ces alliances déshonorantes. Ils ont choisi de défendre la démocratie plutôt que de céder à l’hystérie générale. Nous leur exprimons notre reconnaissance et reproduisons ici une tribune de l’un d’entre eux, l’écologiste Sergio Coronado.

Les djihadistes ont frappé Paris au cœur : aux environs du stade de France, dans les Xe et XIe arrondissements, où je vivais il y a quelques mois, au Bataclan, où je suis allé souvent faire la fête. Ils avaient pour cible la jeunesse, notre façon de vivre, nos libertés. Ce vendredi 13 fut effroyable. Tant de victimes, tant de morts.

Les forces de l’ordre et de sécurité qui ont risqué leur vie pour protéger notre sécurité, et les professionnels de santé à l’œuvre ont suscité une admiration unanime, bien au-delà de nos frontières. Les messages de solidarité et d’amitié venus du monde entier nous sont parvenus comme des baisers de réconfort.

L’objectif des assassins est clair ; créer les conditions d’une guerre civile au cœur même du pays, en y introduisant la haine, en s’attaquant aux libertés qui font la vie de chaque jour : la liberté de circuler, de se réunir, de manifester...

Ces djihadistes qui tuent au nom de Daech n’ont pas de frontières, se meuvent dans un espace transnational et dans le cyberespace. Ils recrutent dans toute l’Europe, en Afrique, en Asie, au Moyen-Orient. Ils sont en partie le fruit des interventions occidentales en Afghanistan, en Irak, en Libye et en Syrie, dont nous n’avons jamais tiré le bilan. Sans doute parce que nous n’avons jamais eu à nous prononcer sur le bien-fondé de ces interventions.

L’état d’urgence a été instauré par la loi du 3 avril 1955 durant la guerre d’Algérie. Il n’a d’ailleurs guère servi, à l’époque, à décourager les attentats sur le territoire français. En revanche, il a ouvert la voie au vote des pouvoirs spéciaux en mars 1956.

Aujourd’hui, la menace est diffuse, sporadique, pouvant resurgir à tout moment. Elle est à la fois extérieure et interne. Ce sont en effet des jeunes français, des Européens qui tuent et massacrent là où ils ont grandi, là où ils ont vécu. Dès lors, l’hypothèse d’un état d’urgence qui dure plus longtemps que ce qui est prévu existe. Or l’état d’urgence est un état d’exception donc nécessairement temporaire, alors que la menace s’inscrit dans la durée, permanente selon les termes du Premier ministre.

Dans ce contexte, la prorogation de l’état d’urgence est-elle une nécessité ?

Est-ce à dire que l’état de droit est un état de faiblesse ?

Je crois à l’instar de Robert Badinter que l’état de droit n’est pas un état de faiblesse.

Des moyens importants ont été déployés depuis un an, et des moyens supplémentaires seront octroyés à la justice, à la police, au renseignement. Ces moyens ne dépendent pas de l’état d’urgence.

Depuis 1986, notre Parlement n’a eu de cesse de renforcer l’arsenal judiciaire contre le terrorisme. Plusieurs mesures rognant les libertés publiques et annoncées au moment de leur adoption comme temporaires ont ensuite été pérennisées.

De nombreuses modalités de poursuite, d’instruction et de jugement existent déjà dans le droit pour lutter contre le terrorisme. Pour dire les choses clairement, elles sont déjà exorbitantes du droit commun : c’est ainsi de la garde à vue, des perquisitions de nuit, des visites domiciliaires et saisies, des contrôles d’identité et fouilles des véhicules, des moyens de preuve allégés, du jugement des accusés et des délais de prescription. La procédure pénale en matière terroriste est déjà une procédure d’exception.

L’état d’urgence n’est pas en lui-même, malheureusement, de nature à écarter le danger. Il sert surtout à montrer que l’on agit, sans que son efficacité supérieure n’ait été démontrée. Les garanties de l’état de droit ne sont pas un obstacle à la lutte contre le terrorisme. La mise à l’écart de l’institution judiciaire est un risque pour notre démocratie. Alors qu’environ 2500 personnes travaillent au renseignement, à peine 150 personnes le font du côté judiciaire. Ce déséquilibre signifie que les juges n’ont pas les moyens de traiter les renseignements qui leur sont transmis.

Parce que mon intime conviction est que l’état d’urgence n’offre aucune supériorité opérationnelle dans la lutte contre le terrorisme, qu’il représente tout au contraire une suspension de notre état de droit, et donc des risques pour nos libertés, j’ai décidé de voter contre le projet de loi qui proroge l’état d’urgence.

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