mercredi 18 novembre 2015

Pour combattre le djihadisme, moins de bombes et plus de politique

Cause ? Solution ?
  

Pour combattre le djihadisme, moins de bombes et plus de politique
Par Marc Cher-Leparrain, le 10 mars 2015 - Orient XXI

La principale réponse apportée aujourd’hui au djihadisme consiste à perpétuer ce qui l’a provoqué. L’Occident mésestime les fondements politiques de la violence « islamique » exercée contre lui et soutient des régimes qui l’instrumentalisent pour se maintenir en place. La France s’enferme dans cet aveuglement. Face aux attentats qu’elle subit, elle refuse la part de responsabilité de sa politique étrangère et la renvoie vers sa population musulmane.

Les organisations djihadistes sunnites (aucun équivalent n’existe chez les chiites) ne sont pas une génération spontanée, consubstantielle à l’islam, mais une extension violente de l’islam politique apparu au début du XXe siècle avec les Frères musulmans en Égypte. Le mot d’ordre «  l’islam est la solution  » («  Al-islam howa al-hal  ») de ces derniers était alors une réponse à l’agression politique et culturelle de l’Occident. Il offrait l’alternative d’un retour aux référents islamiques dans un monde musulman laïcisé depuis la suppression en 1924 du califat par la Turquie kémaliste. Le mouvement s’opposait aux États nationaux construits sur le modèle occidental, contraire au principe supranational de l’oumma, la communauté des croyants. Sa répression par les régimes nationalistes postcoloniaux a fait basculer certains de ses acteurs dans le djihadisme  ; ainsi, en Égypte, de Sayyid Qutb sous la présidence de Gamal Abdel Nasser et d’Ayman Al-Zawahiri sous celles des successeurs du Raïs, Anouar El-Sadate et Hosni Moubarak.

En Arabie saoudite, Oussama Ben Laden de retour d’Afghanistan se «  révolte  » en 1990 contre l’acceptation par la monarchie wahhabite du déploiement de l’armée américaine sur le «  sol sacré  » de La Mecque et Médine. En Irak, les groupes djihadistes apparaissent après 2003 en réaction à l’occupation américaine. En Algérie, ils naissent de l’annulation, fin 1991 par l’armée, des élections législatives favorables au Front islamique du salut (FIS). Les groupes algériens, repoussés vers le Sahel après une décennie de guerre civile, se sont par la suite alliés avec les mouvements identitaires touareg réprimés par les États sahéliens soutenus par la France et les États-Unis.

Enfin, bien sûr, il y a la création par la force de l’État d’Israël par et avec le soutien de l’Occident. L’appui indéfectible qu’apportent la plupart des États occidentaux au gouvernement israélien, malgré ses guerres meurtrières et sa colonisation croissante des territoires occupés, nourrit en permanence le ressentiment arabe et musulman contre «  les successeurs des Croisés  ». Et ce ressentiment est accru par l’assimilation de mouvements de résistance comme le Hamas à des groupes terroristes, par Israël et l’Occident.

L’État islamique en Irak et au Levant, «  enfant  » de l’invasion de l’Irak par les États-Unis et de la guerre civile en Syrie, marque une nouvelle évolution du djihadisme qui va bien au-delà du terrorisme. Il recrée un «  État  » territorial devant être purifié, siège d’un nouveau califat qui efface les frontières tracées par les puissances coloniales au lendemain de la première guerre mondiale. Il pousse au paroxysme le principe de l’idéal islamique blessé, le sentiment d’injustice subie et l’esprit de vengeance.

INSTRUMENTALISER LE CONFESSIONNALISME

À ces moteurs du djihadisme s’ajoute l’instrumentalisation des appartenances confessionnelles par des régimes du Proche-Orient, du Maghreb et jusqu’au Pakistan, dans leurs différends régionaux. En Syrie, l’Arabie saoudite et le Qatar ont favorisé l’émergence des groupes armés d’obédience salafiste et Frères musulmans. Ils ont accompagné ce faisant la confessionnalisation de la rébellion orchestrée par le régime de Damas pour décrédibiliser l’opposition, qui était au départ supra-confessionnelle. Ils ont ainsi aidé Bachar Al-Assad à faire le lit des factions djihadistes Front al-Nosra et organisation de l’État islamique (OEI) au détriment des composantes non islamistes.

Les exemples de connivences d’États avec les groupes djihadistes ne manquent pas. Al-Assad se sert de l’invasion du territoire syrien par l’OEI — qu’il s’est gardé d’attaquer —, pour «  démontrer  » le caractère terroriste de la révolution. Dix ans auparavant, ce même régime offrait un refuge complaisant aux djihadistes qui combattaient l’occupation américaine en Irak. Le Pakistan a pour sa part soutenu et aidé les talibans dans les années 1990 à prendre le pouvoir en Afghanistan — talibans qui ont ensuite accueilli Oussama Ben Laden. Quant au Yémen, lors de la guerre civile de 1994, le président Ali Abdallah Saleh a utilisé des djihadistes anciens d’Afghanistan pour combattre avec son armée la tentative de sécession du sud du Yémen. Puis, devant se ranger du côté des États-Unis au lendemain du 11 septembre 2001, il n’a lutté que très sélectivement contre les précurseurs d’Al-Qaida au Yémen, allant jusqu’à faire «  évader  » certains d’entre eux de ses prisons en 2005. En Algérie, dans les années 1990, le pouvoir a manipulé des composantes des groupes islamistes armés pour servir ses intérêts et discréditer leur combat, y compris dans les attentats qui ont frappé la France en 1995. Et au Liban, Damas s’est également servi ces dernières années de groupuscules djihadistes pour défendre ses intérêts, tandis que l’Arabie saoudite y a fait de même contre l’influence iranienne.

La liste est longue de l’instrumentalisation du djihadisme par des États. Ceux-ci se trouvent être en majorité des régimes alliés de l’Occident ou qui ont voulu se poser comme tels : Algérie, Arabie saoudite, Qatar, Yémen, Pakistan, Syrie. Sans ces agissements pour des intérêts propres à chacun, l’étendue du terrorisme dit «  islamique  » serait certainement plus circonscrite.

LA DÉSASTREUSE «  GUERRE CONTRE LE TERRORISME  »

Les États–Unis, suivis par leurs alliés européens, mènent une «  guerre contre le terrorisme  » depuis bientôt quinze ans. De l’Afghanistan, elle a été étendue à l’Irak, au Yémen, à la Somalie, aux pays du Sahel et à la Syrie. Aujourd’hui c’est la Libye qui est sur la sellette.

Loin d’«  assécher  » le djihadisme, cette guerre l’a densifié, a multiplié ses foyers. Le mode d’action militaire n’est pas remis en cause alors que ses fréquents «  dégâts collatéraux  » attisent la haine à l’égard de ceux qui bombardent. Cette «  guerre  » s’attaque aux effets et non aux causes. Personne ne songe à fonder cette lutte sur les données aux origines du djihadisme ni sur celles qui le perpétuent, pas plus que ne sont vraiment remis en cause ces «  alliés  » qui instrumentalisent le djihadisme ou qui en font le lit. Les pressions sur l’Arabie saoudite, le Qatar ou la Turquie, lorsqu’il y en a, sont insuffisantes ou trop timorées. Les États-Unis et l’Europe ont quasiment laissé agir leurs alliés régionaux, comme en Syrie où le principal soutien concret à la rébellion a été celui de ces acteurs régionaux, concourant ainsi à la prédominance des groupes islamistes et djihadistes. Et les Occidentaux reprochent aux rebelles encore «  modérés  », très affaiblis, leur coordination sur le terrain avec le Front al-Nosra.

LES CHOIX POLITIQUES ERRONÉS DE LA FRANCE

Le soutien de l’Occident à des régimes autoritaires qui se posaient en remparts contre le djihadisme, a entretenu ce qui avait provoqué ce dernier face à la répression des régimes nationalistes postcoloniaux. Cette politique est renouvelée avec le nouveau pouvoir égyptien. Le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi a en effet lancé son armée contre les djihadistes du Sinaï. Les actions terroristes se sont multipliées en Égypte depuis son coup d’État — soutenu par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis — contre le premier président égyptien démocratiquement élu, mais qui était Frère musulman.

En en faisant le premier acquéreur du Rafale, la France cautionne un régime emblématique de la répression et de l’étouffement chez lui du printemps 2011 et qui amalgame sciemment tous ses opposants intérieurs à des terroristes, qu’ils soient Frères musulmans ou laïcs. Moins d’un mois après les attentats de début janvier à Paris, c’est un message tout sauf neutre de la part de la France. Le terrorisme dit «  islamique  » n’est pas né du Printemps arabe ni de l’effondrement des régimes de Zine El-Abidine ben Ali, Hosni Moubarak ou Mouammar Kadhafi. Le respect de l’arrivée au pouvoir dans la légalité d’acteurs de l’islam politique, comme les Frères musulmans en Égypte, aurait sans doute été plus efficace pour le contrer sur le terrain politique.

La France, comme d’autres pays occidentaux, est en outre aveuglée par la recherche frénétique de débouchés commerciaux, ce qui lui lie les mains à l’égard de ses clients. On habille ainsi les succès de vente d’armements par des arguments politiques sur mesure. Le contrat Rafale en Égypte — pays qui possède déjà plus de 200 F16 — est justifié par les «  menaces qui existent autour de ce pays  » (François Hollande) et parce que «  La France et l’Égypte mènent un combat commun contre le terrorisme  » (Jean-Yves le Drian).

À l’instar de la mondialisation économique, nous pouvons parler d’une mondialisation politique. Dès lors, notre comportement en politique étrangère se répercute sur notre situation intérieure de par les composantes de la population nationale. En France, la réponse aux attentats des 7 et 9 janvier 2015 perpétrés par de jeunes Français musulmans, est de vouloir transformer l’islam en France en un «  islam de France  » pour combattre toute radicalisation. Opposée au communautarisme, la France a décidé de mieux structurer celui des Français musulmans. Le gouvernement s’attache à réformer leurs institutions représentatives et se penche sur les critères de choix et de formation des imams. C’est à peu près la démarche que pratiquent depuis des années les régimes arabes autoritaires pour empêcher toute contestation intérieure au nom de l’islam : contrôler les mosquées, trier et «  mouler  » les imams (souvent recrutés en accord avec des pays comme l’Algérie, le Maroc ou la Turquie  !), contrôler les prêches. Cela n’a jamais empêché dans ces pays les déviances radicales, et cela ne les empêchera pas davantage en France, car ces mesures ne s’attaquent qu’à un support de la radicalisation et non à ses causes, qui ne sont pas religieuses.

On refuse de voir la responsabilité de notre politique étrangère et de la poursuite de ses errements. On continue à se lier avec des régimes discutables, souvent au nom d’intérêts purement commerciaux. On continue à soutenir indéfectiblement Israël, même lorsque celui-ci fait sciemment des centaines de morts civils à Gaza. Au lieu de remettre à plat la politique étrangère, on stigmatise encore un peu plus les Français musulmans. Pour analyser et combattre les replis identitaires et la radicalisation, on se focalise sur leurs vecteurs socio-économiques et sociologiques, mais pas sur leurs causes. On cite la pauvreté, les ghettos de banlieue, la non-intégration et une mauvaise lecture du Coran. On se leurre en pensant qu’une réforme de l’islam en France et son encadrement plus serré pourraient contribuer à immuniser la France contre de nouveaux attentats. On refuse obstinément de voir que le vrai problème de fond est avant tout politique.

Les acteurs du djihadisme comme Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l’OEI, ne cherchent qu’à nous enfermer davantage dans un cercle vicieux à leur profit. La France s’y précipite avec une politique réactive de court terme, sans voir qu’elle sert finalement le discours mobilisateur de ceux qu’elle prétend abattre.

Source : Orient XXI

Voir aussi la page : L'heure du bilan à sonné (Jacques Sapir)

* * *

Des victimes sans valeur : les quatre millions de musulmans tués dans les guerres occidentales depuis 1990
Par Nafeez Ahmed, le 8 avril 2015 - Middle East Eye

Nafeez Ahmed, est un politologue britannique et journaliste d’investigation, qui travaille avec la BBC et le Guardian. Il est le directeur de l’Institute for Policy Research and Development de Brighton, et enseigne à l’université du Sussex. Il a été nominé en 2003 pour le prix Napoli, équivalent du Goncourt français.

Des recherches prouvent que la « guerre contre le terrorisme » menée par les Etats-Unis a tué pas moins de 2 millions de personnes ; mais ce chiffre n’est qu’une fraction de l’ensemble des morts dont l’Occident s’est rendu responsable en Irak et en Afghanistan depuis 1990

Le mois dernier, Physicians for Social Responsibility (PRS), organisation basée à Washington DC, a publié une étude historique qui conclut que le nombre de morts occasionnées au cours des dix ans de la « guerre contre le terrorisme », lancée suite aux attentats du 11 septembre, s’élève à au moins 1,3 million de personnes et pourrait atteindre 2 millions de personnes.

Produit par un groupe de médecins lauréat du prix Nobel de la paix, ce rapport de quatre-vingt-dix-sept pages est le premier à comptabiliser le nombre total de victimes civiles des interventions antiterroristes des Etats-Unis en Irak, en Afghanistan et au Pakistan.

Le rapport de PSR a été rédigé par une équipe interdisciplinaire d’éminents spécialistes de la santé publique, dont le Dr Robert Gould, directeur de la sensibilisation et de l’éducation des professionnels de la santé au centre médical de l’université de Californie, à San Francisco, ainsi que le Pr Tim Takaro, de la faculté des sciences de la santé de l’université Simon Fraser.

Ce rapport a été presque complètement ignoré par les médias anglophones, bien qu’il s’agisse de la première tentative effectuée par un organisme de santé publique d’importance mondiale de produire un calcul scientifiquement solide du nombre de victimes de la « guerre contre le terrorisme » dirigée par les Etats-Unis et la grande Bretagne.

Attention aux écarts

Le rapport de PSR est décrit par le Dr Hans von Sponeck, ancien secrétaire général adjoint de l’ONU, comme « une contribution significative visant à réduire l’écart entre les estimations fiables du nombre de victimes de la guerre, en particulier parmi les civils en Irak, en Afghanistan et au Pakistan, et les chiffres tendancieux, manipulés voire frauduleux ».

Le rapport procède à un examen critique des précédentes estimations du nombre de victimes de la « guerre contre le terrorisme ». Ainsi, le document critique fortement le chiffre le plus fréquemment cité par les médias traditionnels comme faisant autorité, à savoir 110 000 morts, selon les estimations de l’Iraq Body Count (IBC). Ce chiffre est tiré d’un assemblage de reportages des médias sur les massacres de civils ; cependant, le rapport produit par PSR identifie de graves lacunes et des problèmes d’ordre méthodologique liés cette approche.

Par exemple, alors que 40 000 corps avaient été enterrés à Najaf depuis le lancement de la guerre, IBC a enregistré seulement 1 354 victimes à Najaf pour la même période. Cet exemple montre l’ampleur de l’écart entre l’estimation publiée par IBC pour Najaf et le nombre de morts réel, dont le coefficient est de plus de 30 dans ce cas.

La base de données d’IBC est truffée de ce genre de lacunes. Dans un autre exemple, IBC a enregistré seulement trois frappes aériennes au cours d’une période donnée en 2005, alors que le nombre d’attaques aériennes était en fait passé de 25 à 120 pendant cette année. Encore une fois, l’écart atteint un coefficient de 40.

Selon l’étude publiée par PSR, l’étude très controversée de la revue The Lancet, qui a estimé à 655 000 le nombre de victimes en Irak jusqu’en 2006 (et plus d’un million jusqu’à aujourd’hui, par extrapolation), était susceptible d’être beaucoup plus précise que les chiffres avancés par IBC. En effet, le rapport confirme un quasi-consensus parmi les épidémiologistes quant à la fiabilité de l’étude du Lancet.

Malgré certaines critiques légitimes, la méthodologie statistique appliquée dans l’étude est la norme universellement reconnue pour déterminer un nombre de victimes dans des zones de conflit, utilisée par les agences et les gouvernements internationaux.

Un déni politisé

PSR a également examiné la méthodologie et la conception d’autres études présentant un nombre de morts inférieur, tel qu’un article du New England Journal of Medicine, sérieusement imprécis sur tout un ensemble de points.

Cet article a fait l’impasse sur les zones les plus touchées par la violence, à savoir Bagdad, Anbar et Ninive, et s’est appuyé sur les données erronées d’IBC pour extrapoler sur ces régions. Il a également imposé des « restrictions à caractère politique » sur la collecte et l’analyse de données – les interviews ayant été menées par le ministère irakien de la Santé, qui était « totalement dépendant de la puissance occupante » et avait refusé de publier des données sur le nombre de victimes irakiennes enregistré, sous la pression américaine.

En particulier, PSR a évalué les affirmations de Michael Spaget, John Sloboda ainsi que d’autres professionnels qui ont remis en question les méthodes de collecte de données de l’étude du Lancet, les accusant d’être potentiellement frauduleuses. PSR a montré que ces allégations étaient fallacieuses.

Les quelques « critiques justifiées », conclut PSR, « ne permettent pas de remettre en cause dans leur ensemble les résultats des études menées par le Lancet. Ces chiffres représentent toujours les meilleures estimations actuellement disponibles. » Les résultats de l’étude du Lancet sont également corroborés par les données d’une nouvelle étude publiée dans la revue PLOS Medicine, qui est arrivée au chiffre de 500 000 victimes irakiennes causées par la guerre. Dans l’ensemble, PSR conclut que le nombre le plus probable de victimes civiles en Irak de 2003 jusqu’à ce jour s’élève à environ un million.

L’étude de PSR ajoute à ce chiffre au moins 220 000 victimes en Afghanistan et 80 000 au Pakistan, tuées directement ou indirectement à cause de la guerre menée par les Etats-Unis, pour un total « prudent » d’1,3 million de victimes. Le chiffre réel pourrait facilement atteindre « plus de 2 millions ».

Pourtant, même l’étude menée par PSR comporte des limites. Premièrement, la « guerre contre le terrorisme » post-11 septembre n’était pas une nouveauté, mais simplement une extension des politiques interventionnistes antérieures menées en Irak et en Afghanistan.

Deuxièmement, le sérieux manque de données concernant l’Afghanistan a probablement conduit PSR à sous-estimer le nombre de morts en Afghanistan dans son étude.

En Irak

La guerre en Irak n’a pas commencé en 2003, mais en 1991 avec la première guerre du Golfe, qui a été suivie par le régime de sanctions des Nations unies.

Une première étude du PSR, dirigée par Beth Daponte, alors démographe au Bureau du recensement du gouvernement américain, est arrivée au constat que le nombre de morts causées en Irak par l’impact direct et indirect de la première guerre du Golfe s’élève à environ 200 000 Irakiens, principalement des civils. Son étude gouvernementale interne a été supprimée.

Après le retrait des forces dirigées par les Etats-Unis, la guerre en Irak s’est prolongée sous une forme économique, à travers le régime de sanctions des Nations unies imposé par les Etats-Unis et le Royaume-Uni, sous le prétexte de refuser de fournir à Saddam Hussein les matériaux nécessaires pour fabriquer des armes de destruction massive. Selon cette logique, les articles interdits à l’Irak comprenaient un grand nombre d’articles du quotidien indispensables.

Selon les chiffres incontestés de l’ONU, 1,7 million de civils irakiens, dont la moitié était des enfants, sont morts à cause du régime de sanctions brutal imposé par l’Occident.

Ces morts de masse semblaient délibérées. Parmi les articles interdits par les sanctions de l’ONU figuraient des produits chimiques et des équipements essentiels pour le système de traitement des eaux irakien. Un document secret de la Defence Intelligence Agency (DIA) américaine, découvert par le professeur Thomas Nagy de la School of Business de l’université George Washington, a constitué selon ce dernier « une première ébauche d’un génocide commis contre les Irakiens ».

Dans son article pour l’Association of Genocide Scholars de l’université du Manitoba, le Pr Nagi a expliqué que le document de la DIA révélait « dans les moindres détails une méthode pleinement fonctionnelle visant à “dégrader complètement le système de traitement de l’eau” de toute une nation » sur dix ans. La politique de sanctions créerait « les conditions propices à une large propagation de maladies, y compris d’épidémies à très grande échelle », permettant ainsi de « liquider une partie importante de la population irakienne ».

Cela signifie qu’en Irak uniquement, la guerre menée par les Etats-Unis entre 1991 et 2003 a tué 1,9 million d’Irakiens, auxquels s’ajoutent environ un million de victimes entre 2003 et aujourd’hui, pour un total de presque 3 millions de victimes irakiennes en l’espace de deux décennies.

En Afghanistan

L’estimation par PSR du nombre total de victimes en Afghanistan pourrait également être très prudente. Six mois après la campagne de bombardement de 2001, Jonathan Steele du journal The Guardian a révélé que dans l’ensemble des zones, 1 300 à 8 000 Afghans ont été tués directement, tandis que 50 000 autres morts évitables ont été causées indirectement par la guerre.

Dans son livre Body Count: Global Avoidable Mortality Since 1950 (2007), le Pr Gideon Polya a appliqué la même méthodologie que celle utilisée par The Guardian aux données de mortalité annuelle de la Division de la population des Nations unies afin de calculer des estimations plausibles de la surmortalité. Biochimiste retraité ayant officié à l’université de La Trobe, à Melbourne, Polya conclut que le total des victimes afghanes évitables de la guerre en cours depuis 2001 et des privations imposées par l’occupation s’élève à environ 3 millions de personnes, dont environ 900 000 enfants de moins de cinq ans.

Bien que les conclusions du Pr Polya n’aient pas été publiées dans une revue universitaire, son étude réalisée dans l’ouvrage Body Count a été recommandée par le Pr Jacqueline Carrigan, sociologue à l’université d’Etat de Californie. Dans un compte rendu publié dans Socialism and Democracy, revue diffusée par la maison d’édition Routledge, le Pr Carrigan décrit le travail du Pr Polya comme étant « une description riche en données de la situation globale de la mortalité ».

Comme en Irak, l’intervention américaine en Afghanistan a commencé bien avant le 11 septembre, sous la forme d’un soutien militaire, logistique et financier apporté secrètement aux talibans à partir de 1992 environ. Cette aide américaine a servi d’élan à la conquête violente par les talibans de près de 90 % du territoire afghan.

Dans un rapport publié en 2001 par l’Académie nationale des sciences américaine, « Forced Migration and Mortality », Steven Hansch, épidémiologiste éminent et directeur de Relief International, a noté que la surmortalité en Afghanistan due aux impacts indirects de la guerre à travers les années 1990 pourrait au total se situer entre 200 000 et 2 millions de victimes. Bien entendu, l’Union soviétique a également sa part de responsabilité après avoir contribué à dévaster les infrastructures civiles, ouvrant ainsi la voie à toutes ces morts.

En tout, cela indique que le nombre de morts total en Afghanistan liées aux impacts directs et indirects de l’intervention menée par les Etats-Unis du début des années 1990 jusqu’à aujourd’hui pourrait atteindre 3 à 5 millions de victimes.

Le déni des chiffres

Selon les chiffres explorés ici, le nombre total de victimes des interventions occidentales en Irak et en Afghanistan depuis les années 1990 (directement par des massacres et suite à l’impact à long terme des privations imposées par la guerre) s’élève probablement aux environs de 4 millions (2 millions en Irak de 1991 à 2003, puis 2 millions lors de la « guerre contre le terrorisme ») et pourrait atteindre 6 à 8 millions en prenant en compte les estimations plus élevées du nombre de morts évitables en Afghanistan.

Ces chiffres pourraient être trop élevés, mais on ne le saura jamais avec certitude. Les forces armées américaines et britanniques, dans le cadre de leur politique, refusent de garder une trace du nombre de victimes civiles des opérations militaires, qui constituent un inconvénient superflu.

En raison du sérieux manque de données en Irak, de la quasi-absence complète d’archives en Afghanistan et de l’indifférence des gouvernements occidentaux vis-à-vis des victimes civiles, il est littéralement impossible de déterminer la véritable ampleur des pertes de vies humaines.

En l’absence même de toute possibilité de corroborer les calculs, ces chiffres fournissent des estimations plausibles basées sur l’application des normes de méthodologie statistique aux meilleures données disponibles, même si celles-ci sont rares. Ces chiffres donnent une indication, voire une description précise, de l’ampleur du cataclysme.

Une grande partie de ces morts ont été justifiées dans le contexte de la lutte contre la tyrannie et le terrorisme. Pourtant, grâce au silence des grands médias, la plupart des gens n’ont aucune idée de l’ampleur réelle de la longue vague de terreur provoquée en leur nom par la tyrannie américaine et britannique en Irak et en Afghanistan.

Source : Nafeez Ahmed, pour Middle East Eye, le 8 avril 2015.

Le rapport, téléchargeable ici :


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