vendredi 11 décembre 2015

Les droits de l’homme peuvent attendre

Les droits de l’homme peuvent attendre
Par Luis Lema, le 10 décembre 2015 - Le Temps

Les Etats se réclament tous du même objectif d’un monde rendu meilleur par l’adhésion aux valeurs des droits de l’homme. Mais, le moment venu d’agir, les uns et les autres sont contraints d’en convenir: ils ne veulent pas d’un ordre international qui mettrait au jour les zones d’ombre de leurs logiques étatiques

Jamais encore les droits de l’homme n’avaient eu pareillement bonne presse. C’est pour les sauvegarder qu’on se protège contre les attaques terroristes; c’est pour les protéger qu’on déclenche des guerres et qu’on tente de créer des coalitions militaires internationales; c’est en leur nom qu’on porte le fer à l’étranger, qu’on largue des bombes, qu’on exclut les malpropres de l’humanité.

Et pourtant, ce jeudi – dans une Genève angoissée par l’éventualité d’une attaque terroriste –, la «communauté internationale» a une nouvelle fois failli. Pressés de donner un rien de plus de mordant aux Conventions de Genève, cette vénérable pierre angulaire du droit humanitaire international, les Etats se sont défilés. Le respect des droits de l’homme, c’est bon pour les autres, ont dit en substance les délégués de la 32e Conférence internationale des Croix-Rouge et des Croissant-Rouge de la planète. Ou mieux: nous respectons tous ces droits, la main sur le cœur. Mais ne faites pas mine de vouloir nous contraindre à rendre des comptes à qui que ce soit.

La guerre qui ravage la Syrie (puisqu’elle est, parmi d’autres, en toile de fond de ce débat) montre combien les Conventions de Genève peinent à faire le tour des enjeux qui sont à l’œuvre. Aujourd’hui, peu ou prou, tout le monde est partie prenante de cette guerre-là. Chacun se réclame du même objectif sacro-saint d’un monde rendu meilleur par l’adhésion aux valeurs universelles des droits de l’homme. Mais, dans le même temps, chacun y mène sa guerre particulière. Un conflit national, supra-national, mondial ? Les juristes s’arrachent les cheveux à l’heure de définir précisément ce qui est en train de s’y dérouler. Les grandes puissances, autant que les puissances régionales, ne veulent pas être prises la main dans le sac. Elles font tout pour sauvegarder les apparences. Mais, le moment venu, à Genève, les uns et les autres sont contraints d’en convenir: ils ne veulent pas d’un ordre international qui mettrait au jour les zones d’ombre de leurs logiques étatiques.

Les hôpitaux bombardés, les populations déplacées, les principes érigés au sortir de la Seconde Guerre mondiale foulés au pied ? Cela n’avait l’air de rien. Mais à Genève, il s’agissait, dans un cadre non contraignant, de rendre un peu plus transparent un débat qui concerne l’humanité entière. Il s’agissait d’établir un plus petit dénominateur commun. Celui de partager, entre Etats, les expériences communes afin de progresser dans une jungle pleine de dangers. Les Etats se sont donné quatre années supplémentaires pour y réfléchir. Ils ont botté en touche. Dans l’indifférence générale, ils ont montré leur vrai visage. Salués par tous, les droits de l’homme peuvent attendre.

* * *

«La guerre en Syrie? Un casse-tête juridique incroyable»
Par Luis Lema, le 10 décembre 2015 - Le Temps

Plongée juridique dans un conflit aux multiples ramifications, à la fois national et international, avec le professeur de droit Andrew Clapham.

Redonner un coup de neuf aux Conventions de Genève de 1949! C’est en somme ce qu’ont cherché à faire des spécialistes du droit international, supervisés par des professeurs qui enseignent à Genève*. En tout, 1700 pages de «commentaires», pour inscrire les Conventions dans le contexte juridique actuel. En eux-mêmes, ces textes fondateurs qui visent à régir «le droit de la guerre» n’ont pas pris une ride. Mais dans l’intervalle, un imposant édifice de droit humanitaire international s’est érigé autour des conventions et, surtout, les conflits eux-mêmes ont radicalement changé de nature. La preuve avec Andrew Clapham, professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), auteur avec d'autre spécialistes d'un ouvrage sur droit international humanitaire dans le contexte actuel, qui décortique le conflit syrien à la lumière de ces transformations.

Le Temps: La guerre en Syrie, c’est quel type de conflit?

Andrew Clapham: C’est en réalité un casse-tête incroyable qui rend très compliquée la distinction classique entre conflit international et non international. En Syrie, la France, les Etats-Unis et la Russie interviennent à l’étranger mais ce, non pas afin de se battre contre un autre Etat mais contre un groupe non étatique. Or le système juridique international n’est pas construit pour prévoir ce cas de figure. Ces Etats, en somme, sont en train de mener un conflit non international, mais à l’étranger.

Ce cas s’est déjà présenté par exemple lorsque les Etats-Unis se sont opposés aux talibans. Or ne croyez pas qu’il s’agit d’une simple querelle entre juristes. Cela a des conséquences très importantes. Dans un conflit non international, par exemple, on ne fait pas de prisonniers de guerre. Les gens détenus n’obtiendront pas ce statut et n’ont donc aucun droit d’être relâchés après le conflit. Ce sont des insurgés, des terroristes, des criminels si vous voulez. La qualification change le régime juridique qui s’applique.

Mais le conflit met en jeu d’autres acteurs…

Il y a plusieurs conflits armés qui se superposent. La Syrie et la Russie sont ensemble contre l’Etat islamique (EI). Mais il y a un autre conflit qui est celui de la France contre l’EI ou de la Grande-Bretagne contre l’EI ou des Etats-Unis contre l’EI. Pendant un moment on a cru que cela allait se compliquer encore avec la tension entre la Russie et la Turquie, qui aurait pu déboucher sur un autre conflit, international celui-là. Si la Turquie avait par exemple mis la main sur le pilote de l’avion russe abattu et l’avait gardé en tant que prisonnier de guerre, nous serions alors dans une nouvelle situation de conflit. En revanche, si le pilote avait été pris par l’EI, il n’aurait pas eu le statut de prisonnier de guerre. On ne peut pas mélanger le tout en disant qu’une grande coalition est à l’œuvre. Il s’agit vraiment de connaître l’ennemi de chacun.

De toute évidence, les Conventions de Genève ne pouvaient pas anticiper de tels développements…

Non, et ce d’autant plus que, par le passé, il y avait l’idée que, à la fin du conflit, on parviendrait à une paix entre l’Etat et l’acteur non étatique qui est en train de se battre. Mais ici, il n’est nullement question d’incorporer l’EI dans un accord politique. Les gens qui seront capturés ne seront pas relâchés à la fin du conflit. Ce sont des gens qui ont commis des crimes, ce n’est donc pas la même dynamique que lors d’une guerre civile.

La France semble mener des bombardements contre l’EI en guise de représailles aux attentats de Paris. Cela est-il légal, même si cela produit des victimes civiles?

La seule question en termes de droit international humanitaire, c’est de savoir si les pertes sont excessives par rapport à l’avantage militaire anticipé. C’est pourtant une formule difficile à appliquer. Les Français ont le droit de réagir par des mesures d’autodéfense. Ils peuvent utiliser la force pour prévenir de nouvelles attaques, mais toute action basée sur l’idée de représailles serait illégale. Si Raqqa est attaquée, alors cela doit l’être parce que la prochaine attaque contre la France est préparée là-bas, ou alors parce qu’il s’agit d’attaquer l’Irak, Etat avec lequel la France est alliée.

Les «combattants» de l’EI sont-ils soumis aux mêmes obligations que leurs ennemis?

Ils ont les obligations d’une partie prenante dans un conflit non international. C’est couvert par les Conventions. Mais dans notre ouvrage, nous avons aussi exploré la voie selon laquelle ces obligations prévues à l’origine pour les conflits internationaux s’appliquent par le biais du droit coutumier. Un Britannique, un Tunisien ou un Français, membres de l’EI, peuvent donc être jugés devant un tribunal international, en se fondant sur ce droit coutumier, même si aucune loi de leur pays ne devait condamner leurs actes. De plus, ils savent que la sanction de leurs crimes n’a pas de limite dans le temps.

En Syrie, les diverses factions sur le terrain bénéficient aussi d’aides militaires extérieures…

C’est une violation de la Charte des Nations unies de fournir des armes à un groupe non étatique qui est en train de se battre contre un gouvernement. Fournir des armes à l’EI, c’est violer les Conventions de Genève. Pour les autres groupes, les avis des juristes sont très variés. Les Français et les Britanniques ont tenté de se prémunir contre les critiques en affirmant qu’ils fournissent aux insurgés des «armes non létales». Cela relève d’une zone du droit un peu grise. Mais la question se pose: ces Etats considéreraient-ils comme légitime un appui à des insurgés si cela se passait ailleurs? C’est loin d’être sûr.

A cela s’ajoute aussi un autre aspect intéressant pour Genève car, depuis la fin de l’année dernière, est entré en vigueur le traité sur le commerce des armes, dont le secrétariat est à Genève. Or il stipule qu’il est interdit d’exporter des armes qui puissent être utilisées pour commettre, ou faciliter, des crimes de guerre ou d’autres violations du droit. Aujourd’hui, il est devenu compliqué de vendre à l’Etat syrien des hélicoptères de combat…

* «The 1949 Geneva Conventions, A Commentary», edited by Andrew Clapham, Paola Gaeta and Marco Sassoli, Ed. Oxford



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