samedi 6 février 2016

Permaculture, agroécologie, l’exemple des Yanomami

Permaculture, agroécologie, jardins-forêts : des pratiques millénaires, l’exemple des Yanomami 
Par Thierry Sallantin, le 2 février 2016 - Le Partage


"Des preuves suggèrent que des peuples indigènes de l'Amazonie cultivent depuis des millénaires plusieurs variétés d'arbres et de plantes utiles" (http://www.nature.com/news/amazon-ecology-footprints-in-the-forest-1.13902)


Est-t-il écologique d’artificialiser la nature ? 

Vers une réintroduction des méthodes douces d’artificialisation des forêts en décolonisant notre imaginaire d’occidentaux ne jurant que par l’AGER (guerre à la nature) / Nouvelles interrogations autour des notions de SYLVA, AGER et HORTUS / Exemples des agricultures Wayampi (Guyane française) et Yanomami (Venezuela)

Il est important de ré-interroger le concept d’agriculture biologique et c’est avec raison que la notion d’agroécologie entend attirer l’attention sur les limites d’une agriculture qui se définirait seulement par le négatif: pas de ceci, pas de cela, essentiellement pas de produits chimiques ni en tant qu’engrais ni pour les traitements. Limites visibles surtout depuis que l’on assiste à la dérive de l’agriculture biologique vers le mimétisme des pratiques industrielles des gros exploitants agricoles. Comme par exemple cet absence d’esprit critique par rapport au machinisme agricole, comme si l’usage des tracteurs de plus en plus puissants et des outils qui vont avec devait rester en dehors des inquiétudes face à la raréfaction du pétrole, ou comme par exemple les acquisitions de vastes domaines pour faire de la « bio » dans les zones d’Europe où la terre apparaît peu chère aux agriculteurs de l’ouest, et ceci au détriment de l’agriculture paysanne traditionnelle locale, et au détriment des habitudes communautaires d’entraide des cultures villageoises longuement constituées en microsociétés, en civilisations paysannes. Qu’un « gros » arrive, accapare tout, et cette forme de conquête en jouant sur le différentiel des monnaies et des niveaux de vie fait voler en éclat une socialité villageoise. On n’est pas loin de l’ethnocide donc du génocide culturel! Sans parler de cet autre dérive qu’est la seule production destinée aux grosses centrales d’achats, à cette grande distribution qui ajoute à ses produits insipides et crétinisants, voire toxiques, le nouveau créneau porteur que serait la nourriture saine d’une bourgeoisie éduquée éprise de « new-age » et de « bio ».



L’agroécologie se veut une approche plus holistique en faveur de la biodiversité de tout l’écosystème habité, comme en faveur de la convivialité chaleureuse par encouragement à persévérer en tant que paysan et fier de l’être, sans se laisser fasciner par les sirènes de la modernité arrogante bardée de principes soit disant « scientifiques ». Cette modernité qui se gargarise du terme odieux d’exploitant agricole.

Mais cette heureuse prise de conscience a elle-même ses limites, et le but de ce texte est d’aller plus loin pour prendre la pleine mesure de l’ampleur des bouleversements qu’il faudra envisager si nous voulons survivre à la colossale crise anthropologique qui montre de plus en plus le bout de son nez.

Colossale, car le tropisme artificialisateur dont on voit maintenant la fin s’était enclenché il y a des milliers d’années aux sources moyen-orientales de ce qui donnera l’Occidentalité.

Une vision du monde orgueilleusement anthropocentrique où dès les temps pré-bibliques la nature (et la femme!) sera vue comme une entité à mâter, à juguler, à maîtriser. Ce Moyen-Orient diabolisera le corps de la femme: premières injonctions à le voiler attestées dès 1730 avant notre ère et ne verra la nature que comme une ennemie à contraindre. La forêt est ce qui est là-bas, à l’extérieur (fora, defora) loin, inquiétant. La quiétude étant l’espace anthropisé du Forum. L’Occident fera le choix de la rage maniaque à artificialiser une nature vécue comme hostile: le choix de l’AGER, ces champs définitivement ouverts, pour une céréaliculture de plus en plus monospécifique.


En colonisant, l’Occident tentera d’implanter ailleurs son obsession anti-nature. Et anti-femmes : on recouvrira de textiles les femmes nues des tropiques avec bien plus d’exigences que pour les corps masculins. Voir la signification de l’expression « elle montre sa nature » et l’étymologie des mots « noce », « nuptial » et « âge nubile » se rattachant au latin « nubes », nuage, donc ce qui voile le ciel, origine du voile musulman comme du voile chrétien, lié à la diabolisation de la sexualité.

Prendre la pleine mesure de l’ampleur des bouleversements nécessaires, c’est avec Yves Cochet penser que Chris Clugston a raison d’envisager avec un réalisme lucide que la population humaine mondiale va brutalement s’effondrer : nous serons peut-être 7 milliards 200 millions en 2025 ou 2030 mais c’est alors que la chute lente d’abord, puis de plus en plus rapide des ressources énergétiques, et notamment les plus performantes et faciles d’usage d’entre elles, le pétrole et le gaz, entraînera parallèlement la chute de la population mondiale. Chris Clugston pense que nous retomberons vite aux 2 milliards d’habitants que nous étions vers 1930. Sans compter que d’autres ressources énergétiques disparaîtront elles aussi très vite, tel l’uranium, et que dans l’ensemble, toutes les sociétés industrielles et surtout les dernières arrivées (Inde, Chine) au partage du gâteau empoisonné, celui dont il faut changer la recette, précise Serge Latouche, vivront dans la douleur de la raréfaction (et la hausse consécutive des coûts) de toutes les matières minérales (cuivre, étain, nickel, etc.) par définition non renouvelables.

Voir et lire à ce propos la vidéo et le texte de Pablo Servigne et Raphael Stevens, Comment tout peut s’effondrer – La fin des énergies industrielles (et le mythe des renouvelables)



Pour survivre à ce colossal bouleversement, du jamais vu depuis des milliers d’années, il faudra réviser de fond en comble nos a priori naïfs d’occidentaux, donc totalement décoloniser notre imaginaire. A commencer par la nécessité de déconstruire méticuleusement nos préjugés inconscients, sinon ce serait en rester au niveau de la « bêtise, cette non-pensée d’une idée reçue » (Flaubert). Telle cette idée reçue que pour vivre, il faut obligatoirement pratiquer l’AGER, l’agriculture.

La tendance naturelle des écosystèmes est de parvenir à un stade de maturité stable appelée stade climacique, ou climax. En Europe tempérée comme sous les tropiques suffisamment arrosés, le climax est défini par la présence de la forêt. En Europe, les paysans vivaient pour moitié des activités en forêt, lieu de pâturage des chèvres et des cochons, lieu de chasse et de cueillettes, lieu d’approvisionnement en matériaux ligneux et pour moitié de cultures dans des espaces défrichés. Jusqu’à ce que l’étatisme centralisateur royal puis encore plus gravement tatillon avec l’étatisme républicain, cherchera à chasser des forêts les paysans traditionnels. Ce sera en France l’administration des Eaux et Forêts, qui se heurtera dans les années 1830 par exemple aux Ariégeois avec la Guerre des Demoiselles. Longue guérilla : le dernier paysan tué le sera à Massat en 1900. (1) Alors que pour le paysan, la forêt est un tout avec de multiples ressources, pour l’ingénieur forestier créateur du concept réducteur de sylviculture, la forêt n’est que le lieu de la production ligneuse. Et si la production naturelle de la matière-bois ne suffit pas, on pratiquera la plantation. Or il serait temps de revenir à une sylviculture paysanne alternative conseille Geneviève Michon (2): « les manipulations et les reconstructions forestières mises en places par les paysans dépassent de loin, par leur inventivité et leur réussite technique, la plupart des exemples de sylviculture(s) professionnelle. »

Si l’AGER (3) est typique de l’ouest de l’Eurasie avec la domestication des céréales, l’HORTUS est issu sous les tropiques des pratiques de culture vivrières au sein de sociétés « contre l’Etat » (Pierre Clastres). AGER et HORTUS représentent deux modes presque antagonistes de gestion du milieu.

« L’AGER se définit par la recherche d’une artificialisation de plus en plus poussée du milieu mis en place. L’HORTUS, littéralement le jardin, est au contraire caractérisé par une grande diversité d’espèces cultivées, le plus souvent d’ailleurs des plantes à tubercules et des arbres, traitées pied à pied et non de façon massale. C’est un lieu tridimensionnel d’architecture complexe voire d’apparence chaotique, destiné à une production variée. Diversité des composantes et complexité des structures réduisent les coûts d’entretien et multiplient les fonctions du jardin » (2).

AGER : rupture totale avec l’écosystème naturel. HORTUS : se glisse avec souplesse en jouant au maximum sur les interfaces entre écosystèmes et tire profit des dynamiques naturelles des végétations, en continuité nette avec l’écosystème. Si le jardin devient « dominé par les arbres plutôt que par les tubercules ou par des grandes herbacées comme les bananiers ou les papayers, la différence avec la forêt, SYLVA, s’estompe encore plus » (2). « La plupart des sylvicultures paysannes oscillent entre HORTUS et SYLVA, entre jardin et forêt » (4). « Deux mots pour caractériser ces sylvicultures paysannes : variété et diversité. Variété et diversité des espèces et des ressources en jeu, qui sont aussi bien des bois durs issus d’espèces de forêt sombre à croissance lente ou des bois tendres produits par les pionniers à croissance rapide, que des ressources non ligneuses (écorces fruits exsudats) produits par des arbres, des lianes ou des buissons » (2). Sans compter en plus les ressources animales découvrables dans ce couvert végétal et ses enclaves aquatiques : gibier, poissons, insectes et certains sous-produits animaux comme les œufs ou le miel.

Martin Crawford dans son jardin-forêt à Dartington, au Royaume-Uni

On pourrait appeler sylviculture interstitielle un certain nombre de pratiques paysannes de gestion de l’écosystème forestier et de plantation de végétaux sélectionnés. Ici les efforts de production ne cherchent pas à se substituer totalement à la forêt naturelle mais au contraire à s’intégrer dans les structures forestières en place. Cette sylviculture interstitielle est à l’œuvre avec les pratiques favorisant en forêts inondées de l’estuaire de l’Amazone la pousse des palmiers Euterpe dont on mange le cœur. Autre artificialisation discrète de l’écosystème forestier : la culture en sous-bois du benjoin, arbre de taille moyenne producteur de résine odorante, à Sumatra sud, ou le rotin, un palmier lianescent cultivé à Kalimantan en éclaircissant le sous-bois tout en conservant l’ossature haute de la canopée, ou la cardamone, une herbacée du sous-bois au Laos, ou encore le thé, un petit arbre de sous-bois qu’en Chine et en Thaïlande on cultive traditionnellement soit en se contentant de pratiquer un éclaircissement sélectif de la végétation naturelle autour des arbustes de thé sauvage, soit en transplantant de jeunes arbres dans des pépinières créées par nettoyage plus complet du sous-bois. De telles cultures restent relativement temporaires. Au maximum 50 ans pour le rotin et le benjoin. « Le principe de tolérance des adventices forestiers est largement appliqué. L’articulation avec l’agriculture est moins visible, ce qui ne l’empêche pas d’être essentielle. Elle s’opère surtout au niveau de la complémentarité entre activités agricoles et sylvicoles dans l’économie des ménages et les économies villageoises : ces sylvicultures ne sont jamais menées comme des entreprises uniques, mais comme des activités assurant la diversification de l’ensemble du système de production » (2). Dans le sud de Sumatra, la culture de l’arbre damar maintient 50% de la végétation naturelle. Pour ce qui est des herbacées, des lianes et des épiphytes, la composante spontanée est totalement dominante. La plupart des mammifères sauvages forestiers sont toujours là, ainsi que 60% des oiseaux (5). Il faut en finir avec le mythe de la séparation entre agriculture et foresterie.

Chez les Kayapo d’Amazonie, la tribu du fameux chef Raoni, le botaniste Darrell A. Posey a découvert la pratique de l’agriculture invisible. La forêt que l’on croyait naturelle était en fait discrètement cultivée. Les Kayapo, dès qu’ils se déplacent, n’oublient jamais de transporter graines, tubercules et boutures, et de planter partout, « l’une des tâches les plus importantes à réaliser au cours des expéditions » (6). Voilà une incarnation tropicale de la célèbre nouvelle de Jean Giono : « L’homme qui plantait des arbres » ! L’abondance des fruits dans les jardins volontairement abandonnés, afin de pratiquer une jachère reposante pour la nature, jardins reconquis par la forêt, attire de nombreux animaux, ce qui en favorise la régénération d’autant que 90% des graines ont besoin des animaux pour leur dispersion et leur germination (zoochorie dont le spécialiste français est Pierre-Michel Forget). De plus ces anciens jardins inscrits dans le cycle de l’agriculture itinérante sur brûlis deviennent des lieux de prédilection pour la chasse.

On a recensé dans les agroforêts d’Indonésie quelques 390 espèces de légumes et condiments dont 106 sont des espèces forestières plus ou moins entretenues ou cultivées. Cette énorme biodiversité est connue grâce à la présence de plus d’un millier d’ethnies, chacune ayant sa langue. Pas de biodiversité sans maintien de l’ethnodiversité. « Les scientifiques qui font l’inventaire du contenu de notre monde doivent battre de vitesse les phénomènes d’oubli et d’extinction. Les sociétés amérindiennes sont les seules qui détiennent les connaissances et les traditions permettant de subsister en forêt amazonienne. Les Amérindiens, non seulement savent apprécier à sa juste valeur tout ce qui existe dans ces forêts, mais ils savent aussi comprendre, mieux que les scientifiques, les interrelations de nature écologiques qui lient entre elles les différentes parties de l’écosystème amazonien. Ils ont une perception particulière de ces relations entre espèces que les biologistes commencent seulement à découvrir » (6). Mais rien qu’entre 1900 et 1950 au Brésil qui abrite 65% de la forêt amazonienne, 85 peuples amérindiens disparurent à jamais. Il resterait cependant en Amazonie brésilienne 69 ethnies sans aucun contact avec le monde colonial et donc conservant intégralement le précieux savoir sur la biodiversité et ses différents usages possibles.

Leçons à tirer des Yanomami et des Wayampi.

L’art de vivre en pratiquant une agriculture ou plutôt une horticulture compatible avec le maintien des écosystèmes forestiers garde intact le potentiel des ressources de matières protéiques. Par exemple (7) si les jardins apportent 77,12% des calories aux Yanomami (sud Venezuela, nord Brésil), pour obtenir l’apport protéique, il faut aller en forêt : pêche, chasse et cueillette apportent 73,06% des protéines. Le tout en ne travaillant que de 1,81 à 3,31 jours par semaine, soit moins de 3 heures par jour : 2H26 pour les femmes et 2H30 pour les hommes. La productivité des différentes activités se répartie ainsi :


L’agriculture est extrêmement performante: les Yanomami obtiennent en agriculture plus de 19 fois ce qu’ils investissent en fatigue (énergie musculaire investie, ou travail mesuré en calories, ajouté au temps de travail pour réaliser artisanalement l’outillage nécessaire pour le jardinage) alors qu’en Beauce, un céréaliculteur, pour une Kcal investie, en récolte à la fin seulement 2,2, tant l’aspect « input » est énorme puisqu’il faut comptabiliser tous les intrants en amont, y compris les mines et la sidérurgie impliquées dans le processus aboutissant à l’outillage mécanique, les engrais et les pesticides, le carburant comme les frais de transports de la récolte finale, et la part qui revient aux grossistes et semi grossistes jusqu’au détaillant. Calculer tout cela pour l’élevage intensif aboutit à un rendement négatif : il y a plus d’intrants (input) que d’extrants (output) en comptant tous les tenants et aboutissants en amont et en aval. Cela signifie également qu’il est faux de nous faire croire au progrès de la rentabilité en agriculture, en nous expliquant par exemple qu’un agriculteur moderne nourrit à lui seul 80 personnes, alors qu’il n’en nourrissait que 40 en 1930 et 20 en 1850. Ce genre de calcul nous fait oublier que cet agriculteur est de moins en moins seul pour aboutir à ces soi-disant performances : il y a derrière lui un nombre grandissant et incalculable d’ouvriers impliqués dans la fabrication de tout ce qu’utilise l’exploitant agricole pour parvenir à son apparente productivité. Apparente seulement. Et cela explique que globalement, tout étant lié à tout comme le savent ceux qui sont habitués à réfléchir écologiquement, la société industrielle induit un bilan négatif, plus de dépenses, d’ennuis, que de bénéfices, la résultante de l’ensemble étant un dépassement des capacité régénératrices de la biosphère et une baisse de l’épanouissement humain, un sentiment de bonheur qui nous fait défaut et qui est remplacé par l’impression douloureuse de mal-être et de frustration, dans un milieu de plus en plus malsain. Les Yanomami, eux, savent vivre de façon épanouissante, en travaillant très peu, avec le sentiment de toujours faire des choses agréables, sans jamais se presser, et en entrecoupant à leur gré chaque activité de nombreuses pauses. Le tout avec une empreinte écologique si faible que ce mode de vie est compatible à très long terme avec les capacités du milieu naturel. En moyenne, toutes activités confondues, les Yanomami obtiennent 6,49 Kcal pour une kilocalorie investie.

Pour produire ce total de 8970 Kcal, le travail entre les hommes et les femmes se réparti ainsi :


Les femmes, et c’est un tabou valable dans toutes les sociétés traditionnelles, n’ont pas le droit « d’ajouter du sang au sang », donc elles ne pratiquent pas toute forme de chasse qui risquerait de faire couler du sang, mais ramènent à la maison tout ce qui peut s’attraper sans armes qui feraient saigner: petits animaux qui s’attrapent à la main, tortues, insectes, crabes, escargots, têtards, etc. on voit sur le tableau ci-dessus que leur grosse part de travail est la collecte (355 kcal contre 45 Kcal pour les hommes). C’est qu’elles vont beaucoup plus souvent en forêt que les hommes, pour la cueillette : en moyenne mensuelle sur l’année les femmes 21 fois contre 4 fois pour les hommes.

Des Yanomamis en forêt

Tableau du nombre moyen de sorties mensuelles pour chaque activité de subsistance :


En moyenne, dans les villages Yanomami, 58% de la population est active et 42% inactive.

Moyenne du temps quotidien passé dans les différents lieux de travail, en minutes :


Donc contrairement au préjugé : « la femme à la maison, l’homme dehors », elles passent plus de temps en forêt que les hommes !


Temps moyen consacré quotidiennement aux différents travaux et temps qu’il reste pour les loisirs et le repos :


En supposant que les hommes et les femmes dorment 9 heures par nuit, il leur reste chaque jour de 8 h 30 à 10 h 30 de loisirs. Si ce tableau montre que les femmes travaillent légèrement plus que les hommes, il faut considérer qu’elles ont souvent entre les mains la quenouille pour filer le coton, petit travaille réalisé presque sans en avoir l’air, tout en participant activement aux bavardages et aux blagues comme au plaisir de chanter, tout en faisant ce travail utile, le tout dans une chaleureuse convivialité. Les processus artisanaux de production permettent de tout fabriquer dans la transparence, au vu et au su de tous et toutes. Rien ne se passe dans la frustrante opacité, comme dans notre monde industriel. Or la transparence garanti le besoin fondamental d’intimité, possible seulement si tout est fabricable « à la maison ». Ici, chacun se sent dans une relation d’intimité avec tous les objets de la vie quotidienne, car tout le monde sait comment ils se fabriquent. Et tout se fabrique sur place avec art et amour : l’artisan prend plaisir à mettre sa touche personnelle dans l’objet, même le plus banal.

Variation des activités avec les saisons :

 

Travail quotidien consacré à la subsistance :


Les spécialistes du calcul de l’effort pour la subsistance comme Richard Lee ont trouvé chez les Boschiman le même indice : 0,21 qu’ici chez les Yanomami.

Autre astuce des Yanomami pour vivre heureux : aménager le temps de travail tout au long des saisons pour que la moyenne soit agréable, même si la saison des pluies entraîne plus d’activités car c’est le moment où il y a plus de fruits à récolter en forêt, et le moment où il faut aller plus à la chasse. Grâce à la pluie, on fait moins de bruit en forêt, car le tapis de feuilles humides ne craque pas sous les pas du chasseur, et c’est la saison du gibier gras, plus nourrissant, le animaux trouvent en abondance de quoi se nourrir car la plupart des fruits sont à maturité et ils sont plus facile à repérer car on devine vers quels arbres fruitiers ils vont aller se nourrir. Tableau de cette dépense énergétique qui varie peu selon les saisons: à peine une centaine de kilo-calories !


Connaissance et usage de la biodiversité.

Les Yanomami peuvent nommer 328 plantes sauvages différentes dont 68,5 % sont des arbres et des arbustes. Question : combien de plantes et d’arbre peut nommer un français moyen ?

Parmi les 65 plantes alimentaires sauvages, 15 sont à certains moments de l’année une ressource relativement importante, et certaines servent à accompagner agréablement les bananes-légumes, celles qu’il faut cuire.

En moyenne, les végétaux sauvages représentent 11,48 % de toutes les ressources comestibles, 13,72 % de tous les produits végétaux, 8,53 % des calories et 8,26 % des protéines, comparé à l’ensemble des aliments.

Les ressources végétales sauvages servent aussi à des usages non alimentaires :

La fabrication d’objets,
Obtenir des teintures pour colorer,
Obtenir des hallucinogènes pour les cérémonies chamaniques, comprendre les causes des maladies et soigner
Obtenir les poisons de chasse et de pêche,
Obtenir des parures,
Se pourvoir en bois pour les feux de cuisine.
Les Yanomami cultivent des plantes de 19 familles botaniques distribuées en 25 espèces et 89 variétés.

77 % des surfaces jardinées sont occupées par les 11 variétés de bananiers, 6 % par les 5 variétés de manioc. Les 6 variétés de choux caraïbes couvrent 5,5 % des jardins, puis viennent le coton, le tabac et le maïs.

Souvent, sous les bananiers, on trouve mêlés le manioc, le coton, le tabac, le taro et le maïs.

Les Wayampi du Haut Oyapock cultivent 37 espèces différentes, y compris les plantes à usage technique comme celles pour tisser (coton) et celles pour obtenir des contenants pour liquides : gourdes et calebasses. Ils tiennent à avoir dans leurs jardins 11 variétés de bananes, 13 variétés de piment, 12 variétés d’ignames violets, 7 variétés de coton, 8 variétés de patates douces, 5 variétés de maïs, 3 variétés de haricots de Lima, 3 variétés de papayes, 3 variétés de calebassiers, 3 variétés de cacahuètes, 3 variétés d’ananas, 2 variétés de roseaux pour faire des flèches, 3 variétés pour faire des gourdes. Au total, pour ces 37 espèces cultivées, on dénombre 134 variétés.

Les Wayampi ne basent pas leur agriculture sur les bananes comme les Yanomami, mais sur le manioc amer, qui peut couvrir les 9/10e de la surface de l’abattis. Ils connaissent 30 clones différents de manioc, et chacun a un usage précis en cuisine. Le manioc permet de récolter 18,4 tonnes de tubercules à l’hectare.

Les Wayampi trouvent en mai, cœur de la saison des pluies, 39 espèces de fruits sauvages, nombre qui tombe au pire à 5 au cœur de la saison sèche. Mais pour compenser, la saison sèche est la meilleure pour la pêche.

62 % de la chasse est pratiquée en suivant le calendrier de la fructification des arbres, car on sait de cette façon comment choisir les zones de forêt où on aura plus de chance de trouver tel ou tel gibier, en fonction d’une connaissance fine de ses goûts alimentaires, lors de la maturité des fruits en saison des pluies. Dans 25 % des cas seulement, la chasse est le fruit du hasard.

Chez les Wayampi du Haut Oyapock, 52 % des protéines animales viennent des mammifères, 28% des poissons, 13% des oiseaux et 7% des reptiles.

Chez les Yanomami, 46,08% des protéines viennent de la chasse, 16,15% de la pêche et 11,43% de la cueillette, la forêt apportant 63,66% des protéines mais que 23,88% des calories, d’où l’importance pour l’équilibre alimentaire des jardins, source de 77,12% des calories.

Chez les Wayampi, l’alimentation est composée à 43% des produits forestiers et à 57% de leur horticulture.

Les Wayana de Guyane, au mode de vie plus bouleversé par la sédentarisation forcée (traditionnellement, on changeait de place les villages tous les 10 ans) et le regroupement des villages alors que la sagesse recommandait de ne pas être plus de 10 familles dans le même village, pêchent plus, les poissons constituants 42% de l’alimentation carnée, du fait des difficultés à trouver facilement du gibier. C’était plus facile du temps du semi-nomadisme et de l’éclatement et la dispersion des petits villages. 42% contre 28% chez les Wayampi et 16% seulement chez les Yanomami, beaucoup moins pêcheurs car beaucoup plus traditionnels.

Au total, chez les Wayampi, on compte une surface de forêt de 166 ha par personne (250 Km2 pour 150 personnes), dont 96,2% reste de la forêt primaire, essentielle pour l’apport en protéines, et 3,8% seulement est plus ou moins anthropisé.

Chez les Yanomami, la capacité de charge pourrait être de 64 à 72 habitants au Km2, mais la réalité constatée n’est que de 0,24 habitants au Km2, d’où l’on peut conclure que les Yanomami n’utilisent que 0,36% du potentiel agricole, seulement 124 ha pour les 2068 Yanomami centraux étudiés pendant 23 années de suite par Jacques Lizot, soit 0,0215% des terres disponibles. (8)

Débat.

Cette sous-utilisation du potentiel nourricier est le signe des sylvilisations (le terme « civilisation », du latin civis, la ville, est impropre pour les peuples qui ne supportent pas l’entassement urbain et la division des tâches comme la hiérarchie!) qui estiment que notre planète est destinée à tout le vivant, au profit d’une biodiversité maximum : vision philosophique biocentrique, à l’opposé de la vision orgueilleusement anthropocentrique qui, actuellement, nous mène à la Sixième extinction massive des espèces. Il est possible au vu de l’emballement du réchauffement climatique de voir disparaître tous les grands arbres et tous les mammifères de plus de trois kilos. On est passé maintenant d’un rythme d’extinction d’une espèce tous les 400 ans à une espèce par mois.



Dans ce contexte extrêmement incertain, et à la veille de bouleversements dramatiques, il est inutile de s’aveugler en imaginant la poursuite tranquille des courbes classiques telles celles de la poursuite de l’exode rural et de l’urbanisation : un monde sans pétrole, sans transports, va se reruraliser ou celle de la poursuite de la hausse globale de la démographie humaine. L’agonie des sociétés industrielles se traduira dans un premier temps par le raidissement policier et militaire des parties privilégiées du globe, cette élite éprise d’American Way of Life, surtout chez les derniers parvenus au banquet de la frime tapageuse ! cette élite qui s’empiffre du gâteau empoisonné, gâteau que les théories socialo-marxistes veulent seulement partager au nom de la justice sociale, même chez les adeptes actuels du N.P.A., ce Nouveau Parti Anachronique devrait-on dire, puisqu’ils se contentent d’être seulement anti-capitalistes, alors qu’il faut être beaucoup plus que cela, bien plus révolutionnaire: il faut être anti-industriel, voire « anti-civilisation » comme on dit dans les tendances contestataires les plus radicales dans les pays anglo-saxons. Les durcissements étatiques violents auront à affronter le durcissement des foules frustrées, pleine d’un ressentiment aussi instinctif que stérile, au sein des populations récemment ethnocidées et agglutinées aux portes des mirages urbains, durcissement exploité par les prêcheurs fondamentalistes attisant la haine revancharde.

Par sa publicité intempestive, ses séries télévisées crétinisantes, la Société de Consommation mondialisée nourri ce ressentiment en créant ces désirs absurdes.

Faute de sagesse, celle de Majid Rahnema et d’Héléna Norbert-Hodge, prônant la pauvreté, ou modération épanouissante de la vie simple, inverse de la misère, le désir pervers de richesse et de puissance détournera trop longtemps les ethnocidés, les peuples arrachés à leurs campagnes, leurs forêts, leurs savanes et toundras des vraies solutions : la redécouverte de la supériorité du « mode de vie sauvage », en termes de capacité à produire le bonheur et le bien-être. Trop longtemps. Donc en plus du cortège des mesures de plus en plus drastiquement policières et sécuritaires, à coups de fichage orwellien dopé aux nanotechnologies et aux puces RFID, arsenal de la biométrie omnisurveillante, en plus du cortège des guerres autour des matières premières minières et énergétiques devenues rares (et précieuses pour les toxicodépendants de la vie moderne et urbaine), nous allons vers les famines et les épidémies.

Ce sera un retour aux pandémies du Moyen-Age doublé d’une modernisation de l’art de tuer en masse : on regrettera les méthodes artisanales des nazis à côté de ce qui nous attend ; les souches résistantes mettront hors service les antibiotiques, la mobilité internationale des gens mondialisera les virus et les bactéries mortelles. Déjà, des aboviroses mutantes sortent des forêts tropicales où jusque-là elles se tenaient en équilibre dans un milieu jadis stable et commencent à infester l’espèce humaine. Le virus H.I.V. en est un exemple, la dengue hémorragique un autre [NdE, et plus récemment, le virus Zika]. On vient de déceler 80 nouvelles aboviroses, dont 14 sont mortelles. Sans compter la stérilisation du vivant par les perturbateurs endocriniens, et la toxicité grandissante du mode de vie moderne par envahissement non jugulable des produits chimiques.

Tout cela conduit à penser au caractère inéluctable de la triade mortifère hélas classique : guerre, famines et épidémies, et à la justesse de l’analyse de Chris Clugston diffusée par Yves Cochet : oui, nous allons régresser démographiquement, jusqu’à peut-être retomber au chiffre que nous étions avant l’ère industrielle. C’est dans ce cadre qu’il faut envisager un réexamen des notions d’AGER, SYLVA et HORTUS, en retrouvant à la place de la notion imprudente de DEVELOPPEMENT, celle de l’ENVELOPPEMENT, ou art d’occuper peu de place sur cette planète, grâce au repli dans les écosystèmes sauvages et à la remise à l’honneur des pratiques subtiles de l’agro-sylvo-foresterie, cette horticulture discrète et non pérenne, ne modifiant qu’épisodiquement le stade climacique, donc forestier, de l’écosystème, grâce à une utilisation maximum de toute la biodiversité, et la sélection traditionnelle de variétés innombrables dans ces jardins où existaient depuis des milliers d’années la permaculture, avant que le concept apparaisse. Le développement n’est que l’étalement mono-directionnel de la présence humaine, alors que l’enveloppement fuit cette hubris si redoutée des anciens grecs, cette démesure. L’enveloppement est pluridirectionnel, il est fait de toutes les torsades des circonvolutions enroulées sur elles-mêmes, de telle sorte que les interfaces, les points de contacts sont multiples et décuplent les possibilités de liens, les occasions de convivialité, tout en laissant l’essentiel des écosystèmes à la libre divagation des espèces sauvages.

L’AGER, c’est la guerre à la nature. L’idéal moyen-oriental du champ ouvert et permanent, une blessure saignante infligée à la nature. Cette hérésie moyen-orientale qui contaminera l’Europe puis par l’odieuse colonisation raciste, le reste du monde, se doublera de l’hérésie étatiste, ce tropisme centralisateur destructeur de l’ethnodiversité. Et l’Etat détribalise, l’Etat unifie, l’Etat détruit le pluriel linguistique. On dit que 80% des 5000 langues restantes sont déjà menacées. 2000 langues ont disparues depuis 1980. L’érosion de l’ethnodiversité est encore plus rapide que celle de la biodiversité, mais ne fait guère la Une de la presse, au point que l’occurrence du terme « ethnodiversité » est encore très loin de la fréquence de celle de « biodiversité ». Pourtant les deux sont inséparables.

Cet enrégimentement des petits peuples locaux tranquillement autosuffisants (tous savaient vivre quasiment sans travailler, ou très peu, même dans les environnements qui nous paraissent hostiles, comme au cœur du Sahara ou au nord du Groenland) n’est là que pour nourrir le désir de Puissance et de Richesse de quelques-uns. L’Etat et l’Empire ne sont que ces inventions monstrueuses pour assouvir ces désirs pervers. Ailleurs, au sein des SYLVILISATIONS, avoir plus que le voisin était mal vu, et des mécanismes sociaux rééquilibrateurs permettaient de réintroduire l’égalité sociale et l’absence de hiérarchie. Par exemple le rituel du potlach chez les Amérindiens de la Côte Nord-Ouest canadienne, cette grande fête où tout est donné pour que tout le monde redevienne pareil.

Puissance et Richesse, deux termes qui se fondent sur la notion de « riki » en langue francique. Quelle est cette psycho-pathologie qui incite des humains à s’enivrer de puissance et de richesse et qui en incitent d’autres à respecter ce tropisme pathogène en se laissant aller à la « servitude volontaire » au lieu de se révolter ? Pierre Clastres était sur la piste des bonnes questions de La Boétie lorsque la mort le frappera trop jeune le 31 juillet 1977, le même jour que Vital Michalon devant la centrale nucléaire de Malville.

Si l’AGER, c’est la guerre à la nature, il est difficile de se satisfaire de l’expression « agroécologie » que l’on présente comme porteuse d’une prometteuse amélioration de la classique « agriculture biologique ». L’agroécologie serait une agriculture écologique. Mais est-il écologique de tout faire reposer par ethnocentrisme (occidentalocentré) sur l’AGER en oubliant la SYLVA et l’HORTUS ?

Décoloniser notre imaginaire, c’est aussi nous sortir de nos habitudes occidentales d’agriculteurs en allant voir du côté des peuples encore non occidentalisés, car ils nous renseignent sur ce que nous savions faire, nous aussi, en Europe, avant l’invasion de l’hérésie moyen-orientale, cet anthropocentrisme qui est le berceau des ravages actuels de notre fragile et petite planète.

Thierry Sallantin, Paris, vendredi 28 novembre 2008.

Notes 1°- Corvol A. 1987 : L’homme au bois. Histoire des relations de l’homme et de la forêt , XVII-XX e siècle. Fayard. Larrère R. Nougarède O. 1993 : Des hommes et des forêts. Gallimard.

2°- Michon Geneviève 1999 : Cultiver la forêt : sylva, ager ou hortus ? in Bahuchet, Bley, Pagezy, dir. L’homme et la forêt tropicale. Ed. du Bergier 311-326.

3°- Haudricourt A.G. 1943 : L’homme et les plantes cultivées. Payot Barrau J. 1967 : De l’homme cueilleur à l’homme cultivateur. Cahiers d’histoire mondiale X,2, 275-292.

4°- Michon G . De Foresta H. 1997 : Agroforests :predomestication of forest trees or true domestication of forest ecosystems ? Netherland Journal of Agricultural Science vol.45 : 451-462.

5°- Thiollay J.M. 1995 in Conservation Biology 335-353.

6°- Posey D.A. 1996 in Hladik C.M.,Pagezy H. dir. : L’ alimentation en forêt tropicale. Interactions bioculturelles et perspectives de développement. UNESCO-MAB 131-144.

7°- Lizot Jacques, 1978 : Economie primitive et subsistance. Essai sur le travail et l’alimentation chez les Yanomami. Revue LIBRE n° 4 Petite Bibliothèque Payot.

8°- Lizot Jacques 1980 : La agricultura Yanomami. Caracas Antropologica.

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