De la « Democrannie »
Par Jacques Sapir, le 13 mars 2016 - RussEurope
Pourquoi créer aujourd’hui un néologisme ? Les raisons à cela sont nombreuses mais l’une d’elles est impérieuses. Nous sommes en train de sortir de la démocratie, oh certes pas par un coup d’Etat ou l’arrivée au pouvoir d’un parti souhaitant renverser la République, mais nous sommes aujourd’hui menacés par un nouveau mal qui s’étend insidieusement : la « Démocrannie » ou mélange de « Démocratie » dans la forme mais de Tyrannie quand au fond. La Démocrannie s’étend quand les règles l’emportent sur le politique, quand la forme prend l’ascendant sur la substance, quand le pouvoir peut se croire libérer de toute interrogation sur sa légitimité par le simple fait qu’il a respecté la légalité, quand la souveraineté, fondatrice en réalité de la Démocratie, est oublié. C’est un phénomène relativement nouveau, même si le risque potentiel avait été identifié dès les années trente. Mais, à cette époque, c’était plus les formes traditionnelles des mouvements antirépublicains, qui dominaient. La situation actuelle est toute autre[1], et elle nécessite la construction de ce néologisme car pouvoir nommer une chose c’est déjà pouvoir la comprendre, et demain pour lutter contre elle.
Les origines de la « Démocrannie »
Le terme de Démocrannie recouvre en réalité une réalité qui fut décrite dès l’antiquité tardive par Augustin, le Tyrannus ab Exercitio, soit le tyran qui, arrivé de manière « juste » au pouvoir fait un usage « injuste » de ce dernier[2]. Mais, on pourrait se demander pourquoi créer un nouveau terme alors que celui de « Démocrature » (mélange de Démocratie et de Dictature) commence à se répandre. Il convient ici de préciser immédiatement certains éléments. Aujourd’hui, les termes de « dictateur » et de « tyran » sont utilisés comme des quasi-synonymes. Mais, ceci renvoie à l’usage « vulgaire » de ces termes et non à leur usage savant. Rappelons qu’il y a une bonne raison à l’existence de ces langages, ou des registres de langages. Nous comprenons bien que si nous devions en permanence être fidèle au langage « savant », avec les doutes qu’il charrie, nous perdrions de la capacité à user politiquement de certaines notions. C’est la raison du développement, en ce point, d’un registre « vulgaire », qui est celui des pamphlétaires et des acteurs politiques.
Or, dans le langage « savant » de la philosophie politique et de la science politique, le dictateur (et la « dictature ») est un personnage qui appartient à l’arc démocratique[3]. A Rome, il était désigné, pour une période limitée, par les deux consuls. La « dictature » signifie que les formes du pouvoir (la « justice ») ne sont pas nécessairement respectées, mais que ce pouvoir reste fondamentalement « juste », ou définit en « justesse ». Un dictateur peut enfreindre la loi parce que les évènements l’imposent. C’est à cet usage que se rattache l’adage « nécessité fait loi ». C’est l’existence d’une situation exceptionnelle, de ce que les juristes appellent le cas d’« extremus necessitatis », qui est citée par Bodin comme relevant le souverain de l’observation régulière de la loi[4]. Mais, s’il enfreint la loi, c’est bien pour en assurer son rétablissement ultérieur. Au contraire, le Tyran fait un usage « injuste » des moyens qui sont à sa disposition, que cet usage implique la violence (ce qui est souvent le cas) ou pas. L’observation d’Augustin et son étude des textes anciens, l’avait conduit à distinguer deux formes de tyrannies, celle ou le Tyran arrive au pouvoir après un coup d’état (Tyrannus absque Titulo) et celle où, arrivé au pouvoir dans des formes légales, il fait dériver son pouvoir en tyrannie (Tirannus ab Exercitio). C’est bien à ce deuxième processus que se réfère le néologisme de Démocrannie car je pense avoir établi dans plusieurs ouvrages que cette situation constitue la principale menace pour la démocratie aujourd’hui[5].
Si j’ai décidé de créer ce néologisme, et non pas d’utiliser celui de « démocrature » (alliant Démocratie et Dictature), c’est bien en raison de l’appartenance de la Dictature à l’ordre démocratique. Il faut ici se méfier comme de la peste du glissement de sens entre le langage savant et le langage dit « vulgaire ». La Dictature renvoie à l’existence d’une nécessité extrême dans l’ordre constitutionnel, ce que l’on appelle l’extremus nécessitais. Ainsi, pour prendre un précédent célèbre, les actes pris par le gouvernement de la France Libre, en dépit de leur caractère souvent précaire, doivent être considérés comme des actes légaux. La précarité de ces textes ne peut être invoquée pour leur refuser le statut de « loi » au vu du vieil adage « nécessité fait loi »[6].
Emmanuel Tuchscherer fait justement remarquer que la référence à l’extremmus necessitatis « marque en effet le lien entre le monopole décisionnel, qui devient la marque essentielle de la souveraineté politique, et un ensemble de situations que résume le terme Ausnahmezustand, celui-ci qualifiant, derrière la généricité du terme « situation d’exception », (…) bref les situations-types de l’extremus necessitatis casus qui commandent classiquement la suspension temporaire de l’ordre juridique ordinaire »[7]. Il est ici important de comprendre que cette suspension de «l’ordre juridique ordinaire » n’implique pas la suspension de tout ordre juridique. Le mot « ordinaire » qui accompagne la formule doit être pris au sérieux. Bien au contraire. Le Droit ne cesse pas avec la situation exceptionnelle, mais il se transforme
Les limites des règles et le rôle de l’incertitude radicale
La question essentielle est alors posée : qu’est-ce qui définit la « justice » et la sépare de la « justesse » ? La première est le simple respect de lois établies au préalable. La « justice » se vérifie dans les arrêts rendus par des cours. Mais, cela ne supprime par l’interrogation en justesse de ces dites lois. Or, à cette question seul peut répondre le Souverain, c’est à dire aujourd’hui le peuple. L’articulation entre la légalité d’un pouvoir et sa légitimité est essentielle. C’est la dialectique de la Potestas et de l’Auctoritas. Mais, pour pouvoir penser cela, il faut avoir recours à la souveraineté qui seule est en mesure de légitimer la potestas du pouvoir en place. C’est pour cela que le concept de légitimité est essentiel à qui veut penser la Démocratie.
Or, nous vivons aujourd’hui dans un système qui favorise la règle au détriment du politique. Dans une démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir aurait cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. La doctrine de l’ordolibéralisme qui nous vient de l’Allemagne n’y est pas pour rien[8]. Mais, en réalité, les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. C’est Carl Schmidt qui a décrit de la manière la plus rigoureuse cette situation[9]. Il écrit ainsi : “ Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“[10].
La critique de Schmidt porte car elle comprend cette nécessité permanente d’interprétation des règles. Le droit est toujours un droit « en situation », et que dans toute loi il y a une nécessité d’interprétation car aucune situation précise ne correspond à ce que l’on trouve dans les traités. Mais, qui dit la nécessité d’interprétation dit alors la nécessité de définir qui pourra interpréter, et au nom de quoi. La critique de Carl Schmitt porte, car elle se situe dans l’espace d’une analyse dominée par le réalisme méthodologique. Schmitt s’élève donc contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision[11], une dimension qui implique la capacité d’interprétation. Et le fameux « Jugement de Salomon » sur l’enfant réclamé par deux femmes illustre bien cette nécessité d’interpréter la loi quand survient un cas qui n’a pas été prévu. En fait, les tenants d’un légalisme au sens étroit du terme vivent dans un univers ou ils croient possible à l’homme d’écrire des lois parfaites (et des contrats « parfaits ») parce qu’ils sont incapables de comprendre le principe de l’incertitude radical qui nait du conflit des actions des êtres humains. Ceci traduit leur croyance dans l’homogénéité radicale des sociétés. Et effectivement, si nous vivions dans des sociétés homogènes, la question de la souveraineté pourrait être écartée. Mais, ce n’est pas le cas. Ce qui implique de devoir revenir sur la notion de décisionisme comme réponse à l’incertitude radicale découlant d’une société hétérogène. Quand Carl Schmidt invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est le « souverain », mais il intègre – lui – ce principe de l’incertitude radicale.
Carl Schmidt considère ainsi que le parlementarisme libéral vise à créée les conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et que le pouvoir de la majorité supplante le droit. Le formalisme qui en découle est, selon lui, la manifestation de cette fiction de la légalité, et il aboutit à ruiner l’État législateur lui-même[12]. Le droit de l’Etat législateur n’est que l’émanation d’une majorité et les actions politiques, on l’a dit, des actes mécaniques conformes à ce droit. La question du contenu du droit n’est plus posée car dans ce système politique il n’y a plus de référence à la souveraineté, autrement dit au principe général qui fait se tenir ensemble un corps politique lui même hétérogène. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays. Les « règles », que ce soient celles de l’Euro ou celles de l’Union européennes, s’imposent désormais sans discussion, si ce n’est celle d’un collège « d’experts ». Et l’on commence à percevoir, alors, ce qu’implique la constitution de l’Etat législateur en « Démocrannie ».
L’état stationnaire, et l’imaginaire des tenants de l’Etat législateur absolu
Le droit ne peut donc pas se définir par lui-même et doit être « situé », dans des contextes particuliers. Par là même il est contestable, et donc susceptible d’interprétations. Il faut pouvoir penser la décision, c’est à dire un acte qui ne soit pas l’application mécanique d’une norme mais bien une création subjective d’un individu ou d’un groupe d’individu. Car, tout système qui ne ferait que reproduire des normes serait en réalité tourné vers le passé. C’est donc la décision qui permet de penser l’innovation institutionnelle sans laquelle les hommes seraient condamnés à vivre dans une société stationnaire. Car, telle est bien la logique de l’Etat législateur. Si les actes ne peuvent y être que l’application mécanique de normes, et si ces normes ont été édictées par un législateur « juste », c’est à dire omniscient, il n’y a ni passé ni futur dans l’Etat législateur. Ce dernier est « parfait », il l’est depuis l’origine et jusqu’à la fin des temps. Dans cet univers, le temps s’est arrêté. Il convient ici de remarquer que c’est cet univers qui sert de base aux représentations des économistes du courant « orthodoxe » ou « dominant ». C’est de cet univers, sans passé ni futur, un univers ou le progrès ne peut exister, que proviennent toutes ces prescriptions de politique économique dont on a pu vérifier, pourtant, la nocivité.
Mais, un tel État est en permanence menacé de dissolution par les conflits issus de la participation des masses à la politique[13]. Mais, c’est là où les opinions politiques particulières de C. Schmitt interfèrent avec son raisonnement théorique. Car Schmitt pourrait en effet s’accommoder d’un État Législateur s’il n’était pas démocratique. En fait, ce qui le choque n’est pas tant l’hypothèse implicite de stationnarité (qui est pourtant centrale dans la conception de l’Etat Législateur) que le fait que la volonté du peuple se confond avec l’état de droit, et l’État n’est plus limité par la loi.
Schmidt a donc une nette préférence pour ce qu’il appelle l’État Juridictionnel, car ce dernier est intrinsèquement conservateur. Il y a là une intéressante préfiguration des thèses qui seront celles de Hayek dans son ouvrage tardif The Political Order of a Free People[14], et qui semblent lier ces deux auteurs pourtant en apparence si opposés[15]. Cependant, Schmitt est aussi conscient que le pouvoir du juge implique l’homogénéité des représentations. Ceci n’est possible que dans ce qu’il qualifie alors de situation “calme” ou “normale”. Il est ici intéressant de constater que des auteurs très divers ont insisté sur la notion de situation « normale » opposée à celle de situation « anormale ». On retrouve ici un problème présent dans la sociologie, en particulier chez Bourdieu dans sa notion d’habitus en économie. Mais, en économie, Keynes à maintes fois insisté sur la différence qu’il y avait tant dans les comportements que dans les règles, entre une situation de « reposefulness »[16] et une situation de crise. En fait, un système politique doit être capable de fonctionner dans l’ensemble des situations. Et ceci nous renvoie au problème de la décision et de l’action exceptionnelle. C’est pour cela que l’on entend laver le concept de dictature de ce qui lui est attaché par l’usage « vulgaire » de ce terme. Les situations exceptionnelles imposent une action exceptionnelle. C’est la raison fondamentale pour laquelle nous utilisons le terme « Démocrannie » et non pas celui de « Démocrature ».
Indépendance et autonomie des agences économiques
Pourtant, il est indéniable qu’il faut des règles et des lois. Et ce d’autant plus que nous ne vivons plus dans les Etats « simples » de l’Antiquité. Le principe de la division du travail qui s’est déployé avec la force monstrueuse d’un « Prométhée Déchaîné »[17], a changé la donne.
C’est l’émergence du capitalisme, depuis ses premiers balbutiements dans les cités italiennes et dans les grandes foires de la fin du Moyen-Âge jusqu’à son triomphe actuel qui a provoqué cette rupture essentielle dans les formes de l’Etat. La spécialisation des activités administratives a rendu caduc les typologies anciennes. Et, la question de l’exercice de la démocratie ne peut faire l’impasse sur ce fait, ce qui invalide nombre des positions libertaires, qu’elles proviennent du courant marxiste[18] ou du courant « libertarien ». Cela rend nécessaire la distinction entre l’autonomie et l’indépendance des agences économiques, une question qui est au cœur de la société actuelle, et qui est bien entendu au cœur de l’existence d’une Démocrannie.
L’autonomie, pour la définir rapidement, c’est le fait que le choix des instruments puisse être décidé au sein de cette agence. L’indépendance, c’est le fait que cette agence soit à même de définir elle-même ses fonctions et ses fines, d’interpréter les règles qui lui ont donnée naissance. Or, depuis maintenant une vingtaine d’années, le principe d’agences indépendantes, c’est à dire maîtresse de leur propre agenda et de leur capacité à interpréter leurs règles fondatrices, se développe non seulement dans l’économie mais aussi dans les principes politiques d’organisation des sociétés. On en a un excellent exemple avec le fonctionnement de la Banque Centrale Européenne. Le problème n’est pas que cette Banque Centrale décide du type d’instrument qu’elle doit utiliser. Le problème est qu’elle interprète en permanence son mandat, et qu’elle le fait sans aucun garde-fou d’un point de vue démocratique.
Être ainsi réputé capable de prendre une bonne décision ne vous en donne pas nécessairement le droit. Il n’y a adéquation entre une réputation de compétence et la légitimité que si et seulement si on est dans le domaine du technique et non du politique. Ainsi, dans l’institution médicale, la réputation des médecins est établie par des procédures d’évaluation et de contrôle qui ne relèvent nullement de la logique politique. En dépit de cela, la distinction entre l’aléa (qui ne met pas en cause la responsabilité du praticien) et la faute soulève un débat public qui sort à l’évidence du domaine du technique et entre dans le champ du politique. Il en va de même quand il s’agit de définir des priorités dans les politiques de santé[19].
Dans le cas de la politique monétaire, pour affirmer que cette dernière appartienne au domaine du technique il faudrait démontrer la parfaite lisibilité de la totalité de ses effets à travers une norme homogène, tâche bien entendu impossible. Or, c’est justement par la prétention d’une norme supposée homogène (le « profit ») que se met en place la Démocrannie. Elle progresse par des glissements réguliers, des empiètements partiels mais qui, cumulés, constituent bien un glissement vers la tyrannie. De fait, l’Etat démocratique disparaît progressivement, mais non pas à la suite d’un événement particulier
Ce n’est donc ni le Chef de guerre ni le Roi de Droit divin, et encore moins le prêtre couronné d’un quelconque césaro-papisme qui nous menace aujourd’hui. La tyrannie à laquelle on nous conduit n’est pas celle des temps anciens. Et quand certains affichent ouvertement leur amour de la force, quand ils rêvent d’un Pinochet ou de tout autre homme fort, ce n’est pas le despote qu’ils encensent, mais celui qui mettra en place les cadres légaux assurant la pérennité de leur pouvoir et l’exclusion de celui du peuple. Pour reprendre les termes d’une citation de Sade, la tyrannie s’élève à l’ombre des lois et s’autorise d’elles[20]. On mesure alors tout l’enjeu qu’il y a à penser la Démocrannie mais aussi à la combattre.
Notes
[1] Ce que j’ai décrit dans Sapir J. (2002), Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel.
[2] Saint Augustin, Œuvres, sous la direction de Lucien Jerphagnon, vol. II, Paris, Gallimard, « La Péiade », 1998-2002.
[3] Voir la réflexion sur l’état d’urgence dans mon ouvrage, Légitimité, Démocratie, Laïcité, publié en 2016, à Paris, aux éditions Michalon.
[4] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.
[5] Sapir J., (2002), Les économistes contre la Démocratie, op.cit,, et Idem (2016), Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op.cit..
[6] Ce qui se dit aussi, dans une forme plus juridique : « Dans un besoin ou un péril extrême, on peut se soustraire à toutes les obligations conventionnelles ». Voir Cassella S., La Nécessité en Droit International: De L’état de Nécessité Aux Situations de nécessité, Martinus Nijhoff Publishers, 2011 – 577 p., p. 5 et 6.
[7] Tuchscherer E., « Le décisionnisme de Carl Schmitt : théorie et rhétorique de la guerre » in Mots – Les langages du Politique n°73, 2003, pp 25-42.
[8] Labrousse Agnès & Weisz Jean-Daniel (dir.) : Institutional Economics in France and Germany. German Ordoliberalism vs. the French Regulation School, Berlin-New York : Julius Springer, 384 p, 2001.
[9] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932
[10] Idem, p. 40.
[11] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.
[12] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., pp. 50-51.
[13] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17
[14] Hayek F.A., The Political Order of a Free People, Law, Legislation and Liberty, vol 3, Univ. Of Chicago Press, 1979, Chicago, Ill..
[15] Voir la très pertinente critique de R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441
[16] Ou situation marquée, ou suggérant, une quiétude et une tranquillité.
[17] Landes D.S., The Unbound Prometheus: Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge-New Yorck, Cambridge University Press, 1969.
[18] Maler H., Convoiter l’Impossible, Albin Michel, Paris, 1995
[19] Hunsmann, M., 2012. “Limits to evidence-based health policymaking: policy hurdles to structural HIV prevention in Tanzania”. Social Science & Medicine, 74(10), p.1477-1485.
[20] « Ce n’est jamais dans l’anarchie que les tyrans naissent; vous ne les voyez s’élever qu’à l’ombre des lois ou s’autoriser d’elles ». D.A.F. Sade, Juliette
MAJ
De la « Démocrannie » (2)
Par Jacques Sapir, le 16 mars 2016 - RussEurope
Plusieurs personnes m’ont fait remarquer que le mot « Démocrannie » dont j’ai usé pour analyser les évolutions actuelles pouvait prêter à confusion. Ces personnes font alors référence au concept de « post-démocratie » utilisé par Emmanuel Todd[1], ou suggèrent l’emploi du terme oligarchie pour désigner le pouvoir actuel. L’analyse sociologisante de Todd est brillante, mais elle décrit un état de fait. Son livre, et il serait injuste de lui en faire le reproche car ce n’était pas son objet, ne s’intéresse pas à la dynamique politique qui s’est mise en place à partir du moment où nous avons accepté d’être gouvernés pour partie par des règles et non par du politique. De même, le terme d’oligarchie est purement descriptif. Il décrit la collusion grandissante entre les administrateurs d’Etat (ce que Weber appelle les « bureaucrates » sans aucune connotation péjorative), le monde des affaires (et en particulier de la finance plus que de l’industrie) et le monde des médias. Cette collusion est significative du glissement vers un « Etat collusif », ce que j’ai analysé dans mon dernier livre[2]. Mais, ce terme n’est pas un concept explicatif. Surtout, il laisse dans l’ombre une dimension importante, celle du « gouvernement par les règles » qui est la forme concrète de la Tyrannie qui se met aujourd’hui en place. Le projet est ancien[3], et j’ai rappelé dans mon ouvrage[4] son origine qui se trouve dans la théorie du « constitutionalisme économique » mais aussi dans le projet de « dépolitisation » de la politique[5]. On peut d’ailleurs considérer que ce projet de gouvernement par les règles, projet qui nous conduit tout droit à la Tyrannie, trouve son origine dans les bases intellectuelles du néo-libéralisme. Telle était, en partie, la thèse de mon livre de 2002 sur Les économistes contre la démocratie[6].
C’est la raison pour laquelle ces différents termes, « post-démocratie », « oligarchie » et « Démocrannie » ne sont nullement des synonymes. Le concept de « post-démocratie » donne les bases sociales (au sens le plus large du terme, comme l’on peut s’attendre chez un héritier de Durkheim comme Emmanuel Todd) du contexte dans lequel se place la « Démocrannie ». Le terme d’oligarchie désigne la forme prise par l’élite dominante. Mais, la « Démocrannie » décrit le processus de transformation de la Démocratie en Tyrannie.
Démocrannie ou Démocratyrannie ?
Une autre objection a été soulevée par Dimitris Yannopoulos, l’ancien responsable des relations publiques de Varoufakis, quand ce dernier était ministre de l’économie en Grèce. Cette objection porte sur l’équilibre entre Démocratie et Tyrannie que l’on trouverait dans « Démocrannie ». Dimitris me fait remarquer que, dans mon usage du terme, il n’y a en réalité nul équilibre, et que la « Démocratie » est la partie faible alors que la Tyrannie est la partie forte. Il conclut ce passage du message qu’il m’a adressé en disant : « Ainsi, le néologisme serait plus précis sous la forme de « DEMOCRATYRANNIE », signifiant une Tyrannie spéciale mais néanmoins brutale et inflexible comme la Grèce l’a expérimenté à la suite du « coup » contre le vote de « non à la Troïka » du 5 juillet ». Si j’avais voulu décrire un état de fait, cette remarque aurait été très juste. Mais, du moins dans mon esprit – et il est clair que dans mon précédent texte je n’ai pas été assez précis sur ce point – le terme de « Démocrannie » n’est pas utilisé de manière uniquement descriptive mais de manière analytique. Le terme décrit en réalité le processus par lequel la souveraineté est progressivement enlevée, et sans violence apparente, aux citoyens. Mais ce terme contient aussi un élément analytique. Il permet de comprendre par quels mécanismes cet enlèvement de la souveraineté se produit, et en quoi il débouche sur une Tyrannie, c’est-à-dire un pouvoir qui est fondamentalement injuste. De ce point de vue, la « Démocrannie » est un processus fort différent des coups d’état d’antan. Elle permet de penser une situation où l’on serait tout aussi asservi que si les chars du Tyran patrouillaient les rues de nos villes, et même un peu plus car pour arriver à cette situation nul char n’a eu besoin de prendre la rue. La force de la composante tyrannique dans la « Démocrannie » provient de ce qu’elle s’avance masquée par le respect formel des règles de la Démocratie (mais certes pas de son esprit).
Les limites à la démocratie parlementaire
Il convient donc de revenir sur la forme dite « parlementaire » de la Démocratie. Dans l’absolu, il y existe la concurrence la plus libre possible entre toutes les opinions. Chaque individu est doté des mêmes moyens de se faire entendre. On peut alors effectivement considérer une majorité comme représentative du peuple. Mais, nous parlons de démocratie « réellement existantes » dans lesquelles la concurrence « libre » ne saurait exister. Cela ne condamne pas le système parlementaire, mais invite à considérer qu’il ne peut être l’unique forme politique de manifestation de la Démocratie. La « majorité » ne peut être tenue de manière permanente comme représentative du peuple. Pourtant, un principe de réalisme condamne un système où les élections seraient permanentes. Il faut donc articuler la forme parlementaire avec d’autres formes, que ce soit celle du référendum (qui est un outil d’appel au peuple pour trancher quand la représentation parlementaire s’est par trop écartée de sa légitimité initiale) ou que ce soit celle de principes fondamentaux, tels qu’exprimés dans la Constitution. Encore faut-il comprendre que c’est au peuple seul de décider de ces dits principes. Le Conseil Constitutionnel n’est que le délégataire de ce pouvoir du peuple, et si le peuple décide de changer ces principes, par exemple par voie de référendum, le Conseil Constitutionnel ne peut que s’incliner. Les procédures référendaires sont donc importantes dans un système réellement démocratique. Ces procédures ne doivent pas être galvaudées sur des sujets mineurs et, bien évidemment, leurs résultats doivent être respectés, y compris quand les électeurs répondent à la question posée par un « non ». Ces procédures référendaires ne peuvent légitimer que temporairement les architectures considérées. En effet, ce qu’un referendum a fait, un autre peut le défaire. S’il est licite de considérer qu’une question tranchée par un referendum ne peut être soumise immédiatement à un nouveau vote, il est clair que le délai d’omission ne peut être indéfiniment étendu, et qu’il est largement dépendant du degré de division de la société sur la question posée. Provoquer dans la foulée un nouveau vote est donc aussi contraire à l’esprit même de la démocratie que de refuser une nouvelle procédure après plusieurs années. On va voir ici se déployer le mécanisme de la « Démocrannie ».
La route vers la Démocrannie depuis Maastricht
Que constatons-nous depuis le référendum sur le traité de Maastricht ? Ce référendum avait validé, à une très faible majorité il convient de souligner, le principe de l’Union européenne. La faiblesse de cette majorité aurait du inciter les gouvernements successifs à la plus grande prudence dans la mise en œuvre de ce traité. Quand, en 2005, le projet de Traité Constitutionnel Européen fut rejeté largement par le peuple français dans un nouveau référendum, non seulement le gouvernement français de l’époque n’en tira pas toutes les conséquences mais, sous la Présidence de Nicolas Sarkozy (élu en 2007), il signa le Traité de Lisbonne quasi-similaire au texte rejeté. Ce fut une première forfaiture. Mais, Nicolas Sarkozy se garda bien de présenter à un référendum ce nouveau texte. Avec l’aide de son futur successeur, François Hollande, il le fit adopter par le « Congrès », soit la réunion des deux assemblées en une seule chambre. Cela constitua une deuxième forfaiture. Cela entérina l’alliance de l’UMP (aujourd’hui les « Républicains ») et du PS. Nicolas Sarkozy négocia avec la Chancelière Angela Merkel le Traité sur la Stabilité, la Coopération et la Gouvernance (dit aussi TSCG), traité qui confiait à la commission européenne un droit de regard sur la rédaction du budget d’un Etat souverain. Fraichement élu en 2012, François Hollande, le successeur mais aussi le continuateur, de la politique d’abandon de Nicolas Sarkozy, aurait pu faire le choix de soumettre ce nouveau traité à référendum. On sait qu’il n’en fut rien, et cela constitua une troisième forfaiture.
On mesure donc comment à partir d’un acte légal et juste (l’adoption du traité de Maastricht) et à la suite d’un autre acte tout aussi légal et juste (le rejet du TCE en 2005), nos gouvernements successifs se sont engagés dans des voies « légales » mais « injustes ». C’est en cela qu’ils se sont constitués progressivement en Tyrannus ab Exertitio, et ce processus de constitution doit être appelé la Démocrannie.
Enracinement dans les formes de l’Etat et glissement vers l’Etat collusif
Il faut cependant aller plus loin et comprendre comment ce processus fonctionne. Pour cela, je renvoie le lecteur désireux d’en savoir plus au quatrième chapitre de mon récent ouvrage, Souveraineté, Démocratie, Laïcité. Je vais reprendre de manière sommaire certains des résultats établis et réutiliser les diagrammes employés dans cet ouvrage. Il faut se souvenir que tout système politique se compose de plusieurs types de légitimité. Ces légitimités peuvent se classer en légitimités procédurales (la procédure détermine la légitimité, qu’il s’agisse de l’élection ou de l’attribution d’avantages) et en légitimité substantielles car c’est dans la substance du pouvoir, qu’il soit fondé sur le charisme ou sur la compétence, que se construit la légitimité.
Diagramme 1
Ces différentes formes de légitimité permettent, en fonction de la combinaison particulières des formes, de définir quatre types d’Etat qui ne correspondent pas à la typologie « classique » mais à celle de pays développés où la division technique du travail est désormais dominante.
Diagramme 2
L‘État réactionnaire correspond à une combinaison de légitimité charismatique et patrimoniale; il s’oppose à la constitution des bureaucraties fonctionnelles comme à la mise en place des principes démocratiques. L’Etat démocratique associe le principe électif (légitimité procédurale) et le principe de compétence de la bureaucratie (légitimité substantielle). Quant à l’État populiste, des éléments démocratiques y survivent toujours. Ils se combinent avec des éléments religieux, que ces derniers le soient ouvertement ou prennent la forme laïcisée du culte du chef. Une crise des conditions matérielles du fonctionnement de l’État, ou une politique de ses dirigeants le conduisant à abandonner des segments de la population, peuvent aboutir à une montée du patrimonialisme au sein de structures étatiques formellement démocratiques. On comprend, alors, que la décision du parrain mafieux comme celle du dirigeant paternaliste puisse être en partie légitime si elle affecte plus la situation des individus que les décisions prises par des autorités politiques démocratiques. Ceci définit l’Etat collusif. Le concept de « Démocrannie » permet de comprendre le glissement de l’Etat démocratique vers l’Etat collusif.
La Démocrannie ou le produit de l’attaque par l’oligarchie et la bureaucratie
Les démocraties dans leurs existences réelles ont combiné la démocratie (par le mécanisme de l’élection) et des bureaucraties assises sur la compétence qui sont nécessaires à la division technique du travail. Mais, ces mêmes démocraties ont toujours eu, aussi, des dimensions patrimoniales (par la corruption ou l’attribution d’avantages). Ces dimensions restreignent la « libre concurrence » qui est le fondement du mécanisme électif. C’est pourquoi les démocraties connaissent, toutes, des dimensions charismatiques.
Aujourd’hui, il est clair que le balancier penche vers l’Etat collusif avec tout à la fois une expulsion de la politique (et de l’élection) au profit de bureaucraties sans contrôle (le fameux « gouvernement par les règles) et une montée en puissance des dimensions patrimoniales de la légitimité. Les systèmes politiques démocratiques qui avaient émergés en Europe occidentale depuis la fin de la seconde guerre mondiale sont durablement corrodés par les dimensions patrimoniales mais aussi par la tentation bureaucratique, celle qui s’exprime dans la formule de la démocratie sans le peuple, ou « démocratie sans demos »[7]. C’est cela qu’exprime le concept de Démocrannie.
La notion de « démocratie sans démos » semble bien devoir résumer la base du mécanisme de la Démocrannie. Mais, l’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. À quelques reprises, l’auteur évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid[8] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme»[9]. Dans son principe, ce positivisme représente une tentative pour dépasser le dualisme de la norme et de l’exception. Mais on voit bien que c’est une tentative insuffisante et superficielle.
Ce qui fait problème aujourd’hui, et ce qui nécessite l’usage de ce néologisme de Démocrannie, est le lent et presque imperceptible glissement de l’Etat démocratique, comme point d’équilibre entre la légitimité démocratique et la légitimité bureaucratique, vers l’Etat collusif. Ce glissement se fait à travers les liens sans cesse dénoncés et sans cesse reconstruits entre le monde politique et celui des « affaires », dont les scandales à répétition, scandales qui entachent chaque parti dominant, sont un symptôme. Ce glissement peut aussi prendre l’aspect de l’endogamie, au sens littéral comme au sens figuré, qui se développe désormais entre le monde des médias et le monde politique.
Cependant, ce glissement traduit aussi un mouvement de fond. La négation sans cesse plus avérée de la légitimité démocratique soit au profit de procédures bureaucratiques soit au profit de la légitimité patrimoniale, autrement dit de la corruption et de la collusion que l’on vient de dénoncer, transforme et menace la communauté politique de destruction. Cette menace prend comme forme l’idéologie de la naturalisation de la politique qui s’impose désormais contre les peuples, hier en Grèce et aujourd’hui en France.
Notes
[1] Todd E., Après la Démocratie, Paris, Gallimard, 2008.
[2] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, Paris, Michalon, 2016.
[3] Et l’un de ses protagonistes est le publiciste Elie Cohen, E. Cohen, L’ordre économique mondial – Essai sur les autorités de régulation, Fayard, Paris, 2001.
[4] Sapir J., Souveraineté, Démocratie, Laïcité, op.cit..
[5] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441.
[6] Sapir J., Les économistes contre la démocratie, Paris, Albin Michel, 2002.
[7] Colliot-Thélène C., La démocratie sans Demos, Paris, PUF, 2011.
[8] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.
[9] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006., p. 22.
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