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L’État profond contre la volonté prévalente des peuples : entretien avec Peter Dale Scott
Par Maxime Chaix, le 17 mars 2016 - Maxime Chaix
Docteur en Sciences politiques, poète et ancien diplomate canadien, Peter Dale Scott est l’auteur de nombreux ouvrages. Son dernier livre, L’État profond américain, a été traduit par mes soins et publié par les Éditions Demi-Lune en mai 2015. Notre éditeur a également publié La Route vers le nouveau désordre mondial et La Machine de guerre américaine, que j’ai co-traduits avec un ami. Dans ses livres, Peter Dale Scott analyse en profondeur la politique étrangère états-unienne, les narcotrafics et les opérations clandestines. Ses recherches et écrits mettent en lumière le concept de ce qu’il définit comme le « supramonde », qui influence l’État public via le système de « l’État profond ».
Porte-parole du mouvement antiguerre lors du conflit vietnamien, il cofonda le programme d’études « Paix et Conflit » de la prestigieuse Université de Berkeley, où il enseigna la littérature anglaise durant près de 30 ans. Primé pour ses recherches en géopolitique, le Dr. Scott est également un auteur reconnu pour son œuvre littéraire dans le domaine de la poésie.
MaximeChaix.info : Votre dernier ouvrage s’intitule L’État profond américain. Comment définiriez-vous cette notion ? Dans quelle mesure ce système de l’« État profond » est-il hostile au peuple ?
Peter Dale Scott : Depuis longtemps, deux différentes cultures politiques ont prévalu aux États-Unis. Celles-ci sous-tendent les divergences politiques entre les citoyens de ce pays, de même qu’entre divers secteurs de l’État. [1] L’une de ces cultures est principalement égalitaire et démocratique, favorisant le renforcement juridique des droits de l’Homme aussi bien aux États-Unis qu’à l’étranger. La seconde, bien moins admise mais profondément enracinée, priorise et enseigne le recours à la violence répressive. Visant à maintenir l’« ordre », elle est dirigée à la fois contre la population des États-Unis et contre celles du Tiers-Monde.
Dans une certaine mesure, on peut retrouver ces deux mentalités dans chaque société. Elles correspondent à deux exercices opposés du pouvoir et de la gouvernance, définis par Hannah Arendt comme la « persuasion par arguments » face à la « contrainte par la force ». Se conformant à Thucydide, Arendt attribue l’origine de ces principes à la « manière grecque de gérer les affaires intérieures, la persuasion (πείθειν), ainsi [qu’à] la conduite habituelle des affaires étrangères, centrée sur la force et la violence (βία). » [2]
On peut considérer que l’apologie, par Hannah Arendt, du pouvoir persuasif comme fondement d’une société constitutionnelle et ouverte est aux antipodes de la défense – par le professeur de Harvard Samuel P. Huntington – d’un pouvoir de l’ombre autoritaire et coercitif comme prérequis de la cohésion sociale. Ce pouvoir coercitif prôné par Huntington constitue donc l’antithèse du pouvoir ouvert et persuasif. Selon lui, « le pouvoir ne peut rester fort que lorsqu’il est maintenu dans l’ombre ; lorsqu’il est exposé à la lumière du jour, il commence à s’évaporer. » [3]
Arendt admirait la Révolution américaine, puisqu’elle avait abouti à la création d’une Constitution visant à assurer l’encadrement du pouvoir politique par l’ouverture et la persuasion. Au contraire, dans l’Afrique du Sud ségrégationniste, Huntington conseilla le gouvernement Botha dans la mise en place d’un puissant appareil d’État sécuritaire non soumis au contrôle public. Nous pourrions dire qu’Arendt était une théoricienne du pouvoir constitutionnel, et Huntington du « pouvoir de l’ombre ». Ce dernier est l’essence même de ce que j’ai voulu signifier en me référant à « l’État profond » – une expression que j’ai empruntée à la Turquie en 2007. Il s’agit d’un pouvoir qui ne provient pas de la Constitution, mais de sources extérieures et supérieures à celle-ci, et qui est plus puissant que l’État public. Il ne s’agit pas d’un État stricto sensu, mais d’un système informel et complexe, qui est donc aussi chaotique mais néanmoins aussi puissant qu’un système météorologique. L’ancien analyste du Congrès Mike Lofgren a récemment souligné son importance historique, en décrivant l’État profond comme « la grande affaire de notre temps. C’est le fil rouge qui se déploie sur les trois dernières décennies [, et qui] explique comment nous avons connu la dérégulation, la financiarisation de l’économie, la faillite de Wall Street, l’érosion des libertés civiles et la guerre sans fin. » [4] Ce sont les principaux thèmes développés dans mon dernier livre, L’État profond américain.
En 2013, le coup d’État militaire en Égypte et les révélations sur la surveillance de la NSA par Edward Snowden ont donné de la valeur à la notion d’État profond, que les médias grand public ont alors repris aux États-Unis. Ce concept a été défini dans une tribune libre publiée par le New York Times comme « [un] niveau de gouvernement ou de super contrôle difficilement perceptible qui se maintient quel que soit le résultat des élections [,] et qui est susceptible de contrecarrer les mouvements sociaux ou les changements radicaux » [5] – l’État profond étant donc opposé à ce que j’appelle la « volonté prévalante des peuples ».
MC.I : Dans vos travaux, vous avez en effet développé cette notion de « volonté prévalente des peuples » (« prevailable will of the people »). Comment définissez-vous ce paradigme ?
PDS : Il s’agit de ce potentiel pour la solidarité qui, plutôt que d’être contrôlé par la répression verticale – notamment celle de l’État profond –, peut véritablement être réveillé et renforcé par celle-ci. Il devient ainsi l’approbation émergente d’un changement social et politique généralement accepté. L’expression plus commune « volonté du peuple » – une mise à jour de la « volonté générale » de Rousseau –, est souvent invoquée comme étant l’acceptation ultime d’une décision généralement admise. Cependant, même si ce n’est pas une abstraction totale, cette expression a peu ou pas de signification dans une époque de troubles majeurs : la « volonté publique » doit être établie par des événements, et non pressentie de manière passive avant qu’ils ne se produisent. La « volonté de la majorité » est une phrase encore plus dangereuse ; les opinions des majorités sont souvent superficielles, inconstantes, et destinées à ne pas prévaloir. (Les guerres du Vietnam et de l’Irak sont des exemples dans lesquels la volonté momentanée de la majorité s’est avérée ne pas être la volonté finalement prévalente). La volonté prévalente pourrait être latente durant une crise politique, sans être établie ou avérée jusqu’au dénouement de cette crise. Par exemple, dans le cas de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, la résolution de cette problématique a pris de longues décennies, mais il est difficile d’imaginer qu’un autre dénouement aurait pu prévaloir.
MC.I : Dans la question précédente, vous avez évoqué la « volonté générale » de Rousseau, mais pourriez-vous approfondir votre critique de cette notion ?
PDS : Selon moi, le problème avec la « volonté générale » de Rousseau est que, fréquemment, l’opinion publique qui prévaut à un moment donné n’est liée à aucun projet de long terme pour l’humanité. Ainsi, elle peut « prévaloir » pendant un certain temps, mais elle ne sera absolument pas « prévalente » sur le long terme.
Par exemple, en 1970, quatre étudiants non-violents furent abattus par la Garde nationale à l’Université de Kent State, dans l’Ohio, alors qu’ils manifestaient contre l’invasion du Cambodge décidée par le Président Nixon. À l’époque, une majorité de citoyens des États-Unis pensait que ces étudiants méritaient leur sort. Aujourd’hui, je présume qu’une telle majorité considérerait ces homicides comme une tragédie, voire un crime. En 1970, le souhait majoritaire des citoyens US était que les autorités tirent sur ces militants non-violents ; mais il s’est avéré que, sur le long terme, ce souhait n’était pas la volonté prévalente du peuple des États-Unis.
La notion de « volonté prévalente des peuples » établit un critère de distinction entre les désirs de court et de long terme au sein des populations. Mais elle nous offre également un critère pour l’action non-violente. Aujourd’hui, nous observons des mouvements de protestation pacifique contre des projets qui menacent d’aggraver nos problèmes climatiques et environnementaux – tels que les forages pétroliers en Arctique. En réponse, nous voyons émerger des contre-mouvements. S’il s’avère un jour que notre dépendance actuelle au pétrole n’est pas éco-durable, comme j’en ai la conviction, les motivations de ces contre-protestataires ne seront pas non plus prévalentes.
Je crois en l’action non-violente, et cette méthode ne devrait pas être instrumentalisée pour des objectifs particuliers. Au contraire, elle doit être utilisée pour des buts qui contribueront, sur le long terme, à un monde plus pacifique et apaisé. Afin de mieux souligner ces subtilités, j’ai dû remplacer la notion de « volonté générale » de Rousseau – qui a contribué sur le long terme à justifier tant le nazisme que le stalinisme –, en une « volonté prévalente des peuples » plus distinctive, bien que nous ne puissions jamais avoir la certitude que cette volonté sera celle qui prévaudra sur le long terme.
MC.I : La « volonté prévalente des peuples » étant une force collective, comment la rendre consciente ? Un individu seul peut-il en prendre conscience, ou existe-t-elle d’abord et avant tout en termes d’inconscient collectif ? Par ailleurs, cette « volonté prévalente des peuples » a-t-elle toujours existé, ou est-elle une construction historique ?
PDS : En pratique, puisqu’elle a vocation à être « prévalente », elle ne peut être déterminée qu’ex post facto, et jamais au moment du choix populaire. La croyance selon laquelle la Révolution russe représentait la volonté prévalente du peuple en 1917 fut visiblement démentie en 1991, bien nous ne puissions en être certains. En vérité, cette volonté prévalente est une question métaphysique indémontrable, étroitement liée à la foi. Comme je le rappelle dans mon dernier livre, L’État profond américain, ni les hommes, ni leur Histoire ne sont entièrement logiques. Le siècle dernier a été le théâtre d’un certain nombre de changements non-violents – et même de révolutions – que très peu de praticiens des sciences sociales ont réussi à prédire. Au summum de ces bouleversements, nous devrions inclure la contribution de la non-violence gandhienne à la libération de l’Inde, qui était alors l’une des nations les plus vastes et les plus exploitées. Depuis lors, nous avons pu observer d’autres changements positifs : la déségrégation du Sud des États-Unis, le transfert de pouvoir non-violent en Afrique du Sud, et l’expulsion pacifique des troupes soviétiques de la Pologne et de l’Europe de l’Est. Bien que je ne puisse le prouver, je crois que cette volonté prévalente correspond aujourd’hui à la conscience collective de celles et ceux qui ont le mieux réussi à préparer leurs cœurs et leurs esprits à discerner ce qui relève du bien commun.
Quant à savoir si cette volonté prévalente a toujours existé, c’est une bonne question, à laquelle je n’avais jamais songé ! Selon moi, il y a probablement deux conditions permettant l’existence de la volonté prévalente des peuples. La première est le fait qu’une population donnée – une tribu, une nation, ou autre – a le sens de son identité collective. Ayant observé des tribus au Canada, en Thaïlande et au Laos, je présume que cette condition est universelle. La seconde est le fait que les peuples ressentent une remise en cause de leur identité pour laquelle une réponse – c’est-à-dire un changement – est nécessaire. Je pense avoir observé cette condition au sein de l’ensemble des tribus que j’ai pu rencontrer en Thaïlande. Durant mon très bref voyage au Laos – où j’ai adoré vivre chez les Akha –, je ne suis pas sûr d’avoir perçu cette deuxième condition. Néanmoins, ce besoin de changement pourrait bel et bien être la seconde condition permettant l’émergence d’une volonté prévalente.
MC.I : Depuis une quarantaine d’années, vous avez été un activiste anti-guerre, parallèlement à votre carrière d’auteur, d’universitaire et de poète. Aujourd’hui, êtes-vous optimiste quant à l’émergence d’un nouveau mouvement populaire pour contrer ce que vous appelez l’État profond ?
PDS : Quarante ans auparavant, j’aurais exhorté le Congrès d’entreprendre des démarches contre ce que j’ai appelé dans mon précédent livre homonyme « la Machine de guerre américaine », de telles mesures étant nécessaires pour dissiper l’état de paranoïa dans lequel nous vivons actuellement – et dont les récents scandales autour de la NSA sont des symptômes inquiétants. Toutefois, j’observe que le Congrès est aujourd’hui dominé par les cercles de pouvoir de l’État profond, qui tirent profit de ce cette Machine de guerre globale et perpétuelle. Dans ce pays, les soi-disant « hommes d’État » sont autant impliqués dans le maintien de la suprématie mondiale de leur nation que leurs prédécesseurs britanniques.
Néanmoins, avoir conscience de ces problèmes ne revient pas à désespérer de la capacité qu’ont les États-Unis de changer de direction. N’oublions pas que, il y a quarante ans, les protestations politiques intérieures ont joué un rôle déterminant pour stopper une guerre injustifiée au Vietnam. Il est vrai qu’en 2003, des manifestations comparables – impliquant un million de personnes aux États-Unis – n’ont pas suffi à empêcher l’entrée de ce pays dans une guerre illégale en Irak. Cependant, ce grand nombre de manifestants, rassemblés sur une période relativement courte, était impressionnant. La question est aujourd’hui de savoir si les militants pacifistes peuvent adapter leurs tactiques aux nouvelles réalités. En effet, les mouvements anti-guerres actuels doivent apprendre à coordonner leurs pressions sur les institutions des États-Unis – et pas seulement en « occupant » les rues avec l’aide des sans-abri. Il ne suffit pas de dénoncer les disparités de revenus grandissantes entre les riches et les pauvres, comme le faisait Winston Churchill en 1908.
Nous devons aller plus loin, afin de comprendre que les origines de ces inégalités résident dans des politiques dysfonctionnelles qui peuvent être corrigées. Le mouvement Occupy, qui a attiré un grand nombre de personnes énergiques, positives et enthousiastes, était selon moi voué à ne jamais devenir une force prévalente dans ce pays. Son côté informel et son manque de leadership amenèrent ce mouvement à rester marginal. Du fait de ce manque d’organisation, Occupy laissa agir une minorité dont les tactiques violentes ont affaibli sa popularité auprès des citoyens – ce mouvement ne pouvant alors être décisif, à défaut d’un soutien suffisant.
D’après moi, Occupy fut une expérience riche d’enseignements. En effet, elle nous a montré à quel point la non-violence disciplinée était essentielle à tout mouvement populaire souhaitant défier avec succès un gouvernement répressif. Cette discipline nécessite des leaders ; et bien que le leadership – à chaque niveau de la société – requière une certaine vigilance, il reste indispensable. En effet, n’oublions pas le rapide déclin du mouvement non-violent des droits civiques après l’assassinat de Martin Luther King.
Il est impossible de prédire le succès d’un nouveau mouvement pacifiste. Cependant, je pense que les événements actuels persuaderont un nombre croissant de citoyens des États-Unis – et du monde entier – qu’un tel mouvement est nécessaire. Et je suis également certain qu’une minorité pacifiste bien coordonnée et non-violente peut triompher. Elle regrouperait entre deux et cinq millions de personnes, leur action s’appuyant sur la vérité et le bon sens. À l’évidence, de nouvelles stratégies et techniques de protestation seront nécessaires. Ainsi, il est à prévoir que les futures manifestations – ou cyber-manifestations – feront un usage plus habile du Web. C’est pourquoi les révélations d’Edward Snowden sont si importantes : elles montrent à quel point Internet – qui incarne le nouvel espoir d’une société civile globale –, a été discrètement transformé en un outil de contrôle et de domination.
Finalement, nul ne peut prédire avec confiance la victoire populaire dans cette lutte pour le bien commun contre l’État profond et les intérêts qu’il défend (dont ceux du complexe militaro-industriel, qui est un élément central de la Machine de guerre américaine). Néanmoins, avec le danger grandissant d’un conflit international désastreux, la nécessité de nous mobiliser pour défendre l’intérêt général est de plus en plus évidente. Ainsi, l’étude de l’Histoire est le meilleur moyen d’éviter la répétition de ses tragédies.
MC.I : Dans la réponse précédente, vous avez évoqué Martin Luther King afin de souligner l’importance du leadership dans les mouvements populaires non-violents. Selon vous, quel est le rôle, la place, la fonction des leaders (Gandhi, Nelson Mandela, MLK…) par rapport à « la volonté prévalente des peuples » ? Sont-ils l’avant-garde de celle-ci ? En sont-ils les catalyseurs, l’incarnation, les porte-paroles ? Ou ont-ils seulement une influence décisive pour orienter, canaliser cette volonté collective diffuse ?
PDS : C’est une autre excellente question. Ma réponse initiale – que je pourrais développer à l’avenir – consiste à dire qu’un leader est 1) comme un poète, quelqu’un qui discerne intuitivement, depuis sa propre humanité, ce que Czeslaw Milosz a appelé « l’espace ouvert au-devant » ; 2) comme un prédicateur, quelqu’un qui a le pouvoir de persuader les foules de soutenir sa vision ; 3) comme un entrepreneur, quelqu’un qui a la volonté de s’en tenir à sa vision et de la faire durer dans le temps. En écrivant cette réponse, je songe à Mario Savio, le leader charismatique du Free Speech Movement non-violent à l’Université de Berkeley, dans les années 1960. Dans L’État profond américain, j’ai écrit un long poème qui conclut ce livre, et qui décrit le bagage philosophique de cet homme et sa clairvoyance, ainsi que son pouvoir de persuasion et son courage. En voici un extrait pour illustrer mon propos :
« [N]ous lancions alors une manifestation nationale / poussant les régents de l’Université [de Berkeley] / à désinvestir 3 milliards de dollars en Afrique du Sud / ainsi – je le crois – / Mario a contribué / à la libération de cette nation / “Mandela lui-même a déclaré que la Californie / avait aidé à précipiter” son pays / “vers l’intégration raciale” / La vérité-force fait l’Histoire ! Oh John Searle [6] / vous aviez perçu dans les discours de Mario / “une sorte de fraîcheur” associée / à une “certaine vision intellectuelle profonde” / mais quand vous avez ensuite décrit son mouvement / comme une bande de perdants / “aux revendications déraisonnables” / vous repreniez alors votre brillante carrière / de philosophe universitaire / tandis que Mario était celui qui / dans ce que vous appeliez une fac “de second rang” / restait dans le “droit chemin” / de la quête socratique / visant à changer par la persuasion / notre monde mal conduit / limitant l’autorité de la “violence” / en stimulant ces bribes de liberté / encodées dans notre ADN / cette vérité-force permettant à un mouvement / de vaincre “cette machine si odieuse / que nous devons l’arrêter” ». [7]
Ma conception du leadership vis-à-vis de la volonté prévalente des peuples est étroitement liée à ma vision de la poésie, de l’intuition poétique et du rôle du poète. Le paragraphe suivant provient de l’un de mes essais en prose : « J’étudiais également les écrits en prose du poète et lauréat du Prix Nobel de la Paix Czeslaw Milosz, qui a contribué à inspirer le mouvement Solidarnosc en Pologne, et qui écrivit plus tard que le rôle social d’un poète inspiré est de “transcender son égo dérisoire”, et de rappeler à l’“âme du peuple” l’“espace ouvert au-devant” », [8] une notion j’ai évoqué précédemment. Ce paragraphe sur Czeslaw Milosz, ainsi que mes vers sur Mario Savio, sont une bonne illustration de ma vision du leadership, du moins en tant que poète engagé.
Par rapport à la dernière phrase de votre question, un grand leader est moins « décisif » qu’il n’est capable de déterminer ce qui deviendra une volonté prévalente. Il interagira avec son public et apprendra de celui-ci, il ne se contentera pas d’en être le meneur. Parmi les traits de caractère les plus persuasifs de Mario Savio, on pourrait noter sa modestie, sa sensibilité, et sa réticence à investir un rôle de leader que personne ne souhaitait assumer. En d’autres termes, l’évolution d’une volonté prévalente est un processus complexe impliquant de nombreux individus, pas seulement des leaders. Et il pourrait s’avérer que leur rôle soit de moins en moins important au fil du temps.
MC.I : La « volonté prévalente des peuples » peut-elle s’exprimer par la violence ? Le cas échéant, pour quelles raisons pourrait-elle prendre cette forme ? Au contraire, quels seraient les arguments qui viendraient justifier une vision « non-violente » de cette volonté prévalente ?
PDS : La volonté prévalente des peuples détermine le but d’une action, pas une méthode pour agir. Ainsi, à court terme, le but d’une volonté prévalente peut être atteint par la violence, comme dans le cas de la Révolution américaine. J’ai la conviction intime – qui n’est pas partagée par l’ensemble de mes amis –, que le monde est en train d’évoluer lentement vers une condition où la volonté prévalente peut être seulement concrétisée de façon non-violente.
Dans ma vision du monde, il existe deux modes d’évolution possibles, c’est-à-dire la méthode violente et la méthode pacifique ; mais en pratique, toute évolution comporte systématiquement des dimensions violentes et non-violentes. Parfois, comme dans le cas du Printemps arabe, ces deux modes d’évolution sont intimement liés. Ma croyance en la non-violence comme étant la clé pour guérir les maux du monde ne fait pas de moi un idéologue pacifiste. Contrairement à certains, je peux envisager que parfois, dans notre monde instable, la violence doit répondre à la violence. Le problème du recours à la violence par les États est que, bien souvent, il semble que les citoyens n’entrent même pas en ligne de compte. Par exemple, aux États-Unis, la presse a été récemment inondée de rhétorique belliciste sur l’Ukraine. Dans ce torrent de paroles, il est presque impossible de retrouver ce que souhaite le peuple de l’Est ukrainien ; évidemment, on ne peut pas non plus lire dans la presse que cette volonté collective, si elle était concrétisée, pourrait aboutir à une solution.
Cette impossibilité qu’ont la plupart des États à concevoir et prendre en compte la volonté prévalente des peuples débouchera irrémédiablement sur des cycles de violence récurrents, avec un danger croissant d’emploi d’armes de destruction massive toujours plus dangereuses et meurtrières. Ma foi m’amène à penser que l’unique échappatoire à ce déséquilibre global est l’implémentation progressive et non-violente de la volonté prévalente de différents peuples, et finalement de l’humanité entière.
(NdR : Peter et moi remercions Maxence Layet, qui a eu l’idée de cet entretien et qui a rédigé certaines questions.)
Notes :
[1]. Michael Lind, Made in Texas: George W. Bush and the Southern Takeover of American Politics (Basic Books, New York, 2003), p.143.
[2]. Hannah Arendt, Between Past and Future: Eight Exercises in Political Thought (Penguin Books, New York, 1993), p.93.
[3]. Samuel P. Huntington, American Politics: The Promise of Disharmony (Belknap Press, Cambridge, 1981), p.75.
[4]. Moyers & Company, « The Deep State Hiding in Plain Sight », interview avec Mike Lofgren (en anglais), 21 février 2014.
[5]. Grant Barrett, « A Wordnado of Words in 2013 », New York Times, 21 décembre 2013.
[6]. John Searle est un philosophe états-unien, né à Denver en 1932. Faisant partie du courant analytique, il est un spécialiste de la philosophie du langage et de la philosophie de l’esprit.
[7]. Peter Dale Scott, L’État profond américain : la finance, le pétrole et la guerre perpétuelle (Éditions Demi-Lune, Plogastel-Saint-Germain, 2015), p.311.
[8]. Peter Dale Scott, « Coming to Jakarta and Deep Politics: How Writing a Poem Enabled Me to Write American War Machine (An Essay on Liberation) », Japanfocus.org ; citant Czeslaw Milosz, The Witness of Poetry (Harvard UP, Cambridge, MA, 1983), p.28, p.25, p.14. Cet essai provient d’un livre que je suis en train d’écrire, intitulé Poetry and Terror, sur la relation entre la poésie et la « Politique profonde » (deep politics).
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