mardi 1 mars 2016

Techno-critiques contre industrie [du mensonge]



François Jarrige, Historien, Du refus des machines à la contestation des technosciences (Agora des Savoir, 2015)
Pour son livre :
François Jarrige, Techno-critiques, du refus des machines à la contestation des technosciences, Ed. La Découverte, 2014
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Extrait. Techno-critiques contre industrie [du mensonge]
Source : Le Partage

[…] Depuis l’ouverture des « Tobacco Documents », ces archives secrètes ayant révélé les stratégies déployées par les industriels du tabac pour façonner l’opinion, manipuler la science et empêcher toute régulation de leur activité, les enquêtes se sont multipliées sur les manières subtiles par lesquelles l’industrie fabrique le mensonge et sème le doute sur les découvertes menaçant ses profits. Les « marchands de doute » investissent l’internet et les médias comme les institutions savantes et politiques pour résorber et disqualifier toute remise en cause des trajectoires technologiques qui assurent leurs profits colossaux. Des journalistes, comme Stéphane Foucart en France, ont très bien montré l’ampleur du problème à la suite des enquêtes des historiens des sciences américains Robert Procter ou Naomi Oreskes. Le conflit n’oppose pas la saine raison scientifique d’un côté et l’irrationalisme obscurantiste de l’autre, comme voudrait le faire croire, par exemple, Claude Allègre, qui met en garde contre la « dérive verte » et le « catastrophisme technophobe », illustrant de façon caricaturale la posture du savant progressiste défendant la cause supposée menacée du progrès technique. Le face-à-face met plutôt aux prises une science enquêtant sur la vérité et une science embarquée, rongée par les conflits d’intérêts et inféodée aux intérêts financiers et commerciaux d’entreprises toujours plus puissantes. Robert Proctor a forgé le néologisme « agnotologie » pour désigner cette « science de l’ignorance » qui produit du savoir pour maintenir le statu quo, qui multiplie les recherches pour entretenir des controverses factices et ainsi empêcher toute décision politique. Par ce moyen, les gouvernements et l’opinion ont longtemps cru, et croient encore parfois, que les pluies acides et le trou dans la couche d’ozone ne posent pas de problème, que la disparition des abeilles est un « mystère », que la réalité du changement climatique d’origine anthropique divise les scientifiques et reste un objet de controverse… Sur ce point les situations varient fortement selon les pays : là où le climatoscepticisme est le plus fort, comme aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou au Japon, le changement climatique reste pensé comme un phénomène d’origine naturelle, alors que là où les pressions écologistes sont puissantes, en Indonésie, au Mexique ou en Allemagne, la responsabilité des activités humaines ne fait plus aucun doute.

Aucune théorie du complot ici, mais plutôt le constat accablant du fonctionnement contemporain du capitalisme industriel et des nouvelles alliances qu’il noue avec la science et la politique pour discréditer toute remise en cause de ses dynamiques. Naomi Oreskes a montré comment, à la fin des années 1980 aux États-Unis, beaucoup de scientifiques, de politiques et d’industriels considérèrent de plus en plus l’écologie politique et le combat environnementaliste comme des dangers pour la liberté, prenant en quelque sorte la place de l’ancien spectre du « communisme » moribond. Beaucoup « croyai[en]t passionnément en la science et la technologie – à la fois comme causes des progrès de la santé, de la richesse, et comme unique source d’amélioration future » et les opinions contraires les rendaient furieux. Ils haïssaient les écologistes, perçus comme des « luddites » stupides qui voulaient revenir en arrière. En 1992, l’extraordinaire succès de l’Appel de Heidelberg, rendu public à la veille de l’ouverture du premier Sommet de la Terre, à Rio, illustre le succès de ce lobbying industriel. Dans ce texte, plus de soixante-dix Prix Nobel et de nombreux autres scientifiques prestigieux proclament leur inquiétude d’« assister, à l’aube du XXIe siècle, à l’émergence d’une idéologie Irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social ». Ils y dénoncent des « mouvements » qui idéalisent l’« état de nature », et y affirment au contraire que « le progrès et le développement reposent depuis toujours sur une maîtrise grandissante [des substances dangereuses] » ; avant de conclure que « les plus grands maux qui menacent notre planète sont l’ignorance et l’oppression et non pas la science, la technologie et l’industrie ». Ce texte, porté par la légitimité de prestigieuses signatures et largement diffusé, identifie la science et le progrès à l’intérêt de l’industrie et de ses technologies. Il est désormais avéré que cet appel était une opération de communication commanditée au départ par le lobby des industriels de l’amiante pour nuire aux sciences de l’environnement naissantes et freiner toute velléité de régulation des systèmes techniques dangereux. Rares sont ceux qui, comme Cornélius Castoriadis, à la radio puis dans la presse, ont osé dénoncer ce texte « ignominieux » et « naïvement scientiste », en réaffirmant que ce sont d’abord l’« autonomisation de la technoscience » et les « retombées négatives » des faux besoins produits par « tel exploit scientifique ou technique » qui constituent de véritables menaces.


Beaucoup de discours, pas nécessairement conscients ou coordonnés, participent d’un processus d’invisibilisation de la technocritique contemporaine. La philosophie et les sciences sociales elles-mêmes deviennent parfois des instruments de gouvernement de la critique. L’ouvrage polémique de Luc Ferry Le Nouvel Ordre écologique, publié en 1992, la même année que l’Appel de Heidelberg, n’hésite pas à délégitimer toute critique des techniques et le discours écologiste qui la porte en les renvoyant aux errements du fascisme et du « romantisme réactionnaire ». Plus récemment, Alexandre Moatti, polytechnicien, historien des sciences, a dénoncé dans un pamphlet ceux qu’il appelle les « acteurs de l’ultra-gauche radicalement antitechnologique ». Tour à tour ingénieur dans des groupes de haute technologie, membre de divers cabinets ministériels et ardent militant et praticien de la vulgarisation des sciences et des techniques, l’auteur part en croisade pour défendre la science et la technologie supposées menacées par des individus et des idéologies « antihumanistes ». Mêlant, sous l’étiquette « alter-science », des auteurs, idées et phénomènes très divers et sans rapport entre eux, il les fait tenir ensemble par la force d’une argumentation simpliste qui tente de montrer que le progrès technoscientifique est menacé par la résurgence de la barbarie antihumaniste. À côté de ce type d’analyse caricaturale, beaucoup d’autres contribuent à disqualifier les critiques en les présentant comme « excessivement pessimistes », comme si l’état présent du monde pouvait d’une quelconque manière inciter à l’optimisme.

Face aux critiques et aux controverses montantes, de plus en plus de philosophes s’emparent des techniques pour en clarifier le statut épistémologique. En 1994, Jean-Pierre Séris présente dans un ouvrage testament les différentes théories qui se sont affrontées depuis Platon. Il constate que la « crise, bien réelle, de la technique » appelle une « véritable critique de cette technique et de sa rationalité », critique qui doit toutefois être à mille lieues des dénonciations, qu’il assimile à un « magma d’idées molles, de platitudes à perte de vue, […] sans l’ombre d’une recherche sérieuse, d’une interrogation, d’une exigence intellectuelle ». Au fond, au nom d’une véritable critique philosophique du phénomène technique dans sa complexité, il s’agit de faire taire les dénonciations qui s’expriment dans la société civile, jugées à la fois exagérées et stériles. De même, la sociologie de Bruno Latour, qui commence à circuler à l’échelle mondiale dans les années 1990, illustre une autre forme de dépolitisation des techniques au nom de la réconciliation entre l’univers des machines et l’« humanisme ». Après avoir contribué au renouvellement de la sociologie des sciences par une attention nouvelle aux pratiques quotidiennes des laboratoires, Bruno Latour et ses collègues de l’École des Mines de Parts proposent une analyse du monde social fondée non sur l’étude des groupes sociaux, mais sur celle des réseaux et des « collectifs » composés d’humains-et-de non-humains, traités de façon « symétrique ». Ils proposent dès lors une nouvelle manière de penser l’innovation : celle-ci n’est plus un donné, mais un condensé de relations entre des êtres. Contre la prolifération des critiques et des discours de haine, Latour propose d’apprendre à « aimer les techniques » en décrivant la façon dont la société est sans cesse tissée par les « non-humains ». Selon Latour, il faut sortir du mépris dans lequel sont tenues les machines, apprendre à les aimer pour pouvoir les comprendre. Pour imposer sa sociologie des techniques faite de description fine, d’analyse de réseaux, de déconstruction des notions de « rationalité » et d’« efficacité », il dénonce d’ailleurs les « technophobes qui flétrissent les techniques » en distinguant notamment les « heideggériens foncièrement antihumanistes » et les « belles âmes humanistes comme Ellul ». À l’image de la métaphysique latourienne, selon laquelle « nous n’avons jamais été modernes », la plupart des penseurs postmodernes contemporains refusent d’attaquer les techniques et leur condition de production et préfèrent inventer « une Nouvelle Alliance dans la complexité », selon le mot du philosophe Peter Sloterdijk. La philosophie contemporaine des techniques apparaît souvent comme une tentative pour déconstruire les frontières entre l’homme, la nature et le monde de l’artefact et de l’artificiel. L’enjeu est de penser le monde comme une réalité fondamentalement hybride, où les catégories classiques de la pensée occidentale n’ont plus cours.

De même, la critique de la domination patriarcale par les techniques a reflué dans les théories féministes contemporaines alors même que les réflexions sur la construction mutuelle du genre et des techniques ne cessent de se développer. Comme le constate la féministe Judy Wajcman, la mode n’est plus à la critique. Désormais, il y a « un rejet de la technophobe propre aux travaux féministes antérieurs, en faveur d’un cyberféminisme en vogue qui adopte les nouvelles technologies comme source de pouvoir pour les femmes ». Le désir de légitimation des réflexions sur le genre dans le contexte de triomphe des technologies biomédicales et de l’Information a poussé certaines théoriciennes du féminisme à se tourner vers la célébration des technologies contemporaines. L’œuvre de Donna Haraway est emblématique de cette revalorisation du potentiel émancipateur et subversif des techniques : préférant devenir cyborg que « déesse éco-féministe », Harraway en appelle à une appropriation des techniques pour subvertir les dominations existantes. Au nom du rejet de tout déterminisme technique et d’une revalorisation de la capacité d’action (agency) des acteurs, les nouvelles technologies sont décrites comme des Instruments à réinvestir pour construire une véritable politique émancipatrice. Toutes ces cosmologies hybridistes promues par les auteurs post-modernes conduisent finalement à délégitimer les critiques radicales des trajectoires technologiques actuelles en faisant des techniques des formes mixtes, neutres, appropriables pour le meilleur comme pour le pire. Prolongeant le « paradigme cybernétique » et ses visions du monde, élaborés aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie des théories sociales contemporaines s’inscrivent dans une représentation communicationnelle du monde, fondée sur l’effacement des frontières entre l’humain, le biologique et la machine. Comme l’a montré Céline Lafontaine, le modèle de la machine semble triompher dans les pensées opératoires et systémiques contemporaines, valorisant par exemple l’utopie réticulaire et le modèle de l’autorégulation, amenant à faire de la technique le destin de l’homme en instaurant une indifférenciation qui anesthésie la critique.


Dans le champ politique, la technocritique n’a bonne presse ni à gauche ni à droite. Pour la droite libérale, elle est le nouveau visage d’une obsession régulatrice tentant de brider la libre entreprise et le progrès. À gauche subsiste l’idée que « des pensées conservatrices, voire réactionnaires, alimentent aujourd’hui encore certaines actions technophobes ». Pour une partie de la gauche anticapitaliste notamment, la critique des technosciences est un masque derrière lequel se dissimulent les anciennes idéologies réactionnaires cherchant à rendre invisible le vrai problème qu’est la question sociale. Cette accusation témoigne de la difficulté persistante à penser le phénomène technique comme un problème social et politique à part entière. La question des techniques traverse aussi plus que jamais les milieux écologistes eux-mêmes. Elle sépare ainsi les adeptes du « développement durable » et les partisans de l’écologie politique. Elle est l’une des lignes de fracture entre les tenants de l’éco-socialisme, les diverses tendances de l’écologie politique et la nébuleuse des « objecteurs de croissance ». Tous critiquent les trajectoires technologiques actuelles et s’accordent sur leurs effets néfastes. Leurs divergences apparaissent lorsqu’il s’agit d’esquisser des solutions pour l’avenir et d’évaluer la responsabilité des techniques dans la crise globale. Le mouvement éco-socialiste, par exemple, qui se développe au niveau international depuis les années 1990, tente de conserver les acquis fondamentaux du marxisme tout en le débarrassant de ses scories productivistes et de sa foi unilatérale dans la technique. Pour Michael Löwy, l’un de ses principaux représentants en France, « la première question qui se pose est celle du contrôle des moyens de production, et surtout des décisions d’investissements et de mutations technologiques : le pouvoir décisionnaire en ces domaines doit être arraché aux banques et aux entreprises capitalistes pour être restitué à la société qui seule peut prendre en compte l’intérêt général ». Les éco-socialistes entendent confier à la « société » la maîtrise de la technique par une meilleure répartition des richesses et par une planification démocratique qui permettra de s’extraire du marché. Mais, au sein même du socialisme antiproductiviste contemporain, l’utopie technologique demeure puissante. La foi dans le nucléaire et les grands barrages subsiste ; le plus souvent, elle se déplace vers les énergies renouvelables. Certains imaginent ainsi – comme au temps de Zola au tout début du XXe siècle – l’avènement d’un « communisme solaire ». Une fois encore, l’histoire des promesses technophiles se répète. […]

François Jarrige

* * *

L’hypothèse Tech-Nosferatu, la vie vampirisée
Par Dmitry Orlov, Le 23 février 2016 – Club Orlov / Le Saker Francophone (trad.)

Mon prochain livre, Réduire la Technosphère: maîtriser les technologies qui limitent notre autonomie, notre autosuffisance et notre liberté, est attendu par la New Society Publishers cet automne. Je suis à mi-chemin de l’écriture de la première version du manuscrit. Voici un extrait.

Il peut parfois sembler que la Technosphère contrecarre son propre but. Quel sens y a-t-il au gaspillage des ressources pour des armes, alors qu’il existe déjà suffisamment de matériel de guerre pour tuer chacun d’entre nous à plusieurs reprises ? Quel sens y a-t-il dans la contamination de l’environnement avec des toxines chimiques à long terme et les radionucléides radioactives, produisant des taux élevés de cancer chez les serviteurs humains de la Technosphère ? Quel est le but de la promotion des niveaux extrêmes de corruption au sein du gouvernement et dans le secteur bancaire, ou de créer des conditions d’inégalité sociale extrême ? Comment cela peut-il aider une plus forte croissance de la Technosphère pour mieux contrôler la création de conflits internationaux et mieux diviser le monde en belligérants ? Ces serviteurs sont-ils tous en train d’échouer, ou finalement ne sont-ce là que des petits problèmes trop insignifiants pour être traités ? Voici une pensée choquante : peut-être sont-ils tous parfaitement cohérents avec la stratégie concernant la Technosphère.

Si nous regardons de près, nous allons découvrir que toutes ces manifestations de la Technosphère, qui bien qu’à un niveau superficiel semblent avoir des problèmes, sont, en effet, utiles à la Technosphère de bien des manières interdépendantes. Elles aident la Technosphère à grandir, à devenir plus complexe, et à dominer plus complètement la biosphère. Il y en a un trop grand nombre pour les tracer toutes, nous allons donc simplement examiner quelques-unes des plus importantes d’entre elles, celles auxquelles je faisais allusion plus haut.

En ce qui concerne le cancer, il semblerait que la réduction des taux de cancer en éliminant les produits chimiques cancérigènes et la contamination radioactive de l’environnement ainsi que supprimer les micro-ondes et les rayonnements ionisants serait une très bonne idée. Toutefois, cela se révèle sous-optimal du point de vue de la Technosphère. Tout d’abord, cela violerait l’une de ses directives premières en donnant la priorité aux intérêts de la biosphère, la plaçant au dessus de ses propres préoccupations techniques.

Deuxièmement, cela limiterait la nécessité d’une intervention technique. Le traitement du cancer est un tour de force pour la Technosphère, lui permettant d’utiliser ses techniques préférées, la chimie (sous la forme d’une chimiothérapie) et la physique (sous la forme de radiothérapie), pour tuer des éléments du vivant (en l’occurrence des cellules cancéreuses).

Troisièmement, cela la priverait de la possibilité d’exercer un contrôle sur les gens, de les forcer à servir et à obéir, de peur de se retrouver privés de ces thérapies du cancer hors de prix censées sauver des vies. Ce qui est optimal pour la Technosphère, alors, c’est une situation où tout le monde finit malade d’une des formes traitables du cancer et où personne ne peut espérer survivre sans chimio et sans radiothérapie. La Technosphère nous aime d’être patients avec elle, et les patients médicaux sont patients par définition.

Pour ce qui est de favoriser des niveaux extrêmes de corruption au sein d’un gouvernement et des banques, cela semble à nouveau, au premier abord, contre-productif. Est-ce qu’un secteur financier efficace et légitime, un gouvernement moral et transparent ne produirait pas de meilleurs résultats ? Oui, mais des résultats pour qui ? La gouvernance morale et une réglementation bancaire appropriée servirait les fins des… humains ! C’est vrai, on verrait des ensembles de la biosphère récoltant enfin les bénéfices de cette politique ! Il est beaucoup plus efficace, du point de vue de la Technosphère, de voir les grandes banques corrompre les représentants du gouvernement en leur passant de l’argent à travers une grande variété de méthodes, pour que tous ces fonctionnaires refusent de les réglementer ou de les poursuivre pour leurs crimes. Une fois que tout cette corruption est en place, l’allégeance des fonctionnaires ne va plus à ces entités vivantes têtues et retorses connues sous le nom d’électeurs, mais vers des symboles abstraits de richesse, qui sont beaucoup plus faciles à manipuler à son plein avantage pour la Technosphère.

Enfin, est-ce qu’un monde en paix et un gouvernement mondial bienveillant et unifié ne seraient pas beaucoup plus utiles à la Technosphère qu’une humanité sans cesse divisée et en guerre ? Peut-être, mais comment pourrait-on faire pour améliorer la capacité de la Technosphère à tuer les gens ? Lorsque les grandes nations doivent se préparer en permanence à la guerre, elles sont obligées de s’armer avec les armes qu’elles ont dû industrialiser, pour développer et maintenir une base industrielle indépendante. Si ce n’est la nécessité de suivre le rythme de la course aux armements, certains pays pourraient préférer renoncer à l’industrialisation et en rester à un modèle agraire, mais à cause de la menace de guerre, le choix se limite à l’industrialisation ou à la défaite.

La guerre a aussi d’autres avantages. La guerre nécessite des épées qui, une fois la guerre terminée, sont transformées en socs de charrues, qui conduisent à l’augmentation de l’efficacité agricole, ce qui rend le travail des paysans redondant et conduit les paysans à quitter la terre et à aller en ville, où ils sont forcés de travailler dans des usines impliquant encore plus d’industrialisation. La guerre offre un moyen facile pour les armées industrialisées d’exterminer ou d’asservir des tribus non industrielles, qui, autrement, offriraient un mauvais exemple avec des gens capables de vivre heureux en dehors de la Technosphère. Enfin, sans une machine de guerre puissante, les gens seraient en mesure de s’auto-organiser et d’assurer leur propre sécurité, ce qui les rendrait plus difficiles à contrôler, tandis qu’avec l’existence de puissantes armes militaires, il est nécessaire de mettre leur sécurité dans des mains étroitement contrôlées, strictement disciplinées, des organisations technocratiques, hiérarchiques, justement celles du genre que la Technosphère préfère.

Il apparaît donc que la Technosphère, considérée comme un organisme, possède une sorte d’intelligence primitive émergente. Si cette affirmation semble être une conjecture extravagante, alors comparons la à l’hypothèse Gaïa de James Lovelock. Selon Lovelock, tous les organismes vivants qui peuplent la biosphère de la Terre peuvent être considérés comme un seul super-organisme. C’est un système complexe, auto-régulé, qui interagit avec les éléments inorganiques de la planète de manière à la rendre habitable. Ses fonctions de base comprennent la régulation de la température, les concentrations atmosphériques de divers gaz et la salinité des océans. Cette capacité de la biosphère à maintenir un équilibre homéostatique, et à le restaurer en cas de perturbations sous la forme, par exemple, d’éruptions volcaniques et d’impacts de grands astéroïdes, peut être considérée comme une intelligence émergente qui aspire à la plus grande complexité possible et à la diversité de la toile de la vie. Bien que quelque peu controversée, et pas directement vérifiable, l’hypothèse Gaia est prise très au sérieux dans un certain nombre de disciplines universitaires.

Pris dans ce contexte, mon hypothèse, appelons-la l’hypothèse Technosferatu semble un peu moins bizarre. La Technosphère, après s’être élevée au-dessus et en opposition à Gaia et à la biosphère, possède une certaine intelligence émergente primitive qui lui permet de croître en complexité et en puissance et de dominer la biosphère toujours plus fortement.

Contrairement à Gaia, qui est un organisme en soi, la Technosphère est un parasite de la biosphère, qui utilise des organismes vivants comme s’ils étaient des machines, cherchant à les remplacer par des machines, autant que possible. C’est tout à fait évident dans l’agriculture industrielle, qui remplace des écosystèmes complexes par des machines, par exemple la simplicité de la monoculture fertilisée chimiquement. La ferme-usine, dans laquelle les animaux sont confinés dans une sorte d’enfer mécanisé, est un parfait exemple de la façon dont la Technosphère préfère traiter les formes de vie supérieures. Quand on en vient à nous, les humains, le meilleur exemple de l’influence de la Technosphère est la société moderne, dans laquelle les gens sont incités (et en fait, requis par la loi) à agir en psychopathes parfaits, poursuivant aveuglément les profits des actionnaires, au détriment de toutes les préoccupations humaines. En politique, la Technosphère donne lieu à des machines politiques qui traitent les électeurs comme s’ils étaient des animaux de laboratoire, les conditionnant à appuyer sur certains leviers de la machine de vote en réponse à certains stimuli médiatiques.

Aussi, contrairement à Gaia, qui vise à maintenir l’équilibre homéostatique, cette intelligence aspire à un déséquilibre, pour une croissance continue, ce qui, sur une planète finie avec des stocks limités de ressources naturelles non renouvelables, nous amène à une mort finale évidente, mort comme dans extinction. Pour compenser, la Technosphère rêve (avec l’aide de certains êtres humains qui sont sous son emprise) de conquête universelle : elle rêve de créer une race de robots spatiaux s’auto-reproduisant. Elle rêve de laisser derrière elle cette planète épuisée, dévastée, pour coloniser d’autres mondes, avec beaucoup plus de ressources naturelles non renouvelables à gaspiller bêtement et, surtout, de nouvelles biosphères entières à dominer et à détruire. Ce dernier morceau est très important, parce que l’existence de la Technosphère perd tout son sens sans êtres vivants à forcer à agir comme des machines. Sans une biosphère à détruire, la Technosphère ne devient qu’un robot aveugle et sourd sifflant pour lui-même dans l’obscurité. Sans la bonté merveilleuse et miraculeuse qu’est la vie, la Technosphère ne peut même pas aspirer à être diabolique mais seulement banale. «Un jouet dans l’espace! Quel ennui…»

Dmitry Orlov.

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