lundi 18 avril 2016

La blancheur. Du besoin de disparaître de soi



David Le Breton, Disparaître de soi, Une tentation contemporaine, Ed. Metailié, 2015
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David Le Breton, Conduites à risques, quelles figures ? (Nantes, 2013)


Du besoin de disparaître de soi 
Par Camille Destraz, le 17 avril 2016 - Le Temps

Dans son dernier essai, le sociologue David Le Breton explique à quel point le besoin de nous effacer devient urgent et vital. Interview

«La blancheur est un engourdissement, un laisser-tomber né de la difficulté à transformer les choses.» Professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, David Le Breton est hanté depuis des années par le thème de la «blancheur». A savoir l’envie de disparaître lorsqu’on arrive à saturation, la tentation d’échapper à la difficulté d’être soi dans un monde de contrôle, de vitesse, de performance, d’apparences. Selon lui, cet état touche de plus en plus de monde. Qu’il soit conscient – marche, yoga, méditation, jardinage – ou involontaire – burn-out, dépression, alcoolisme, personnalités multiples, maladie d’Alzheimer.

- Vous donnez de nombreux exemples de «disparition de soi», qui laissent penser que nous sommes tous concernés. Peut-on échapper à cet état?

- Certaines personnes y échappent car elles sont bien dans leur peau, dans leur vie. Elles ont une vie accomplie qui les mène selon leurs rythmes. Sans doute aussi ont-elles des loisirs qui leur permettent de manière modérée de se détendre de toutes les tensions. Quelqu’un qui lit, marche, jardine régulièrement… Ce sont des manières paisibles de disparaître. La personne n’aura pas l’impression de s’effacer d’elle-même. Mais une majorité de nos contemporains est dans ce fardeau d’être soi qui amène à une volonté de lâcher prise. Très souvent, j’entends ces paroles: «J’aimerais disparaître un moment, qu’on ne s’occupe plus de moi…» Je pense qu’il y a vingt ou trente ans, on n’aurait jamais dit ça. Nous avions des responsabilités sociales qui restaient encore à la hauteur de nos compétences. Maintenant, nous sommes dans la nécessité constante de montrer que nous sommes à la hauteur. Le portable vient nous traquer dans nos moments de repos. Dans les trains, les gens crient au téléphone et racontent leur vie. Le silence devient plus rare. Un temps, il était possible de faire une sieste dans le train. Maintenant tout un univers de sonneries nous rappelle à l’ordre. On finit par craquer.


- La blancheur se définit-elle différemment chez les ados, les adultes et les personnes âgées?

- Je situe la blancheur parmi les conduites à risques de nos jeunes. Ces jeunes en errance qui disparaissent du lien social. On retrouve la blancheur dans la toxicomanie, etc. Que des millions de jeunes occidentaux boivent, non pas pour l’ivresse, mais pour ne plus être là, c’est très révélateur. Il y a aussi les troubles alimentaires, comme l’anorexie, et l’émergence des Hikikomori, ces ados qui s’isolent dans leur chambre et n’en sortent pas pendant des années, comme s’ils étaient des moines technologiques. Ils sont en lien avec les réseaux sociaux, mais ne supportent plus les liens de visage à visage, de corps à corps. Ils ont besoin de la médiation de l’écran pour aseptiser le risque de la rencontre. Si la blancheur touche les jeunes de façon particulière, elle touche autant les personnes âgées à travers Alzheimer, ou différentes formes de démence. Mais aussi des adultes en pleine possession de leurs moyens, à travers la dépression, le burn-out… En écrivant ce livre, j’ai eu envie d’évoquer ce qui est au cœur de la littérature et du cinéma depuis des années. J’ai été frappé par l’émergence spectaculaire de cette thématique de la blancheur, dans une société où s’absenter de soi-même paraît le comble de l’improbable. On est en permanence dans l’exigence d’être soi-même, de se personnaliser, de montrer qu’on est à la hauteur etc.

- Les nouvelles technologies ont donc accéléré ce que vous nommez l’engourdissement généralisé?

- Oui… Il n’y a pas si longtemps, environ une vingtaine d’années, quand on était en voyage, on écrivait juste une carte postale. On rentrait avec énormément de choses à dire, à raconter. Aujourd’hui les touristes pianotent en permanence sur leur portable pour dire à leurs proches «c’est génial». Ce qui banalise la sacralité du monde. Il n’y a plus besoin de journal intime, le SMS banalise les événements. On est souvent aussi contraint de lire ses mails tous les jours… Il n’y a plus de possibilité de repli. Comme le dit très bien l’écrivain Emil Cioran: «Nous avons été dépossédés de tout, même du désert». Cette phrase me hante depuis toujours. J’ai vu progressivement cette zone d’intimité se réduire. Et finalement, même quand vous décidez de ne pas jouer le jeu, vous êtes poursuivi par ceux qui continuent. Internet a resserré la pression sur des milliards d’individus, provoquant le burn-out dans le monde du travail. On appelle les gens au milieu de leurs vacances, le soir… C’est la technologie de la traque.

- Vous parlez du voyage comme une «suspension joyeuse de soi». Mais puisqu’il est si difficile de tirer la prise, le voyage entre-t-il vraiment dans la catégorie de la disparition?

- Tout dépend de la philosophie du voyageur. L’expérience montre que quand on a un rendez-vous dans une journée, toute la journée est organisée autour de ce rendez-vous, donc vous perdez la main sur votre existence. La marche est peut-être la manière la plus démocratique pour retrouver des moments de paix, d’harmonie, de disparition de soi. Mais une disparition de soi mesurée. On part quelques heures ou quelques jours, et les portables ont souvent du mal à fonctionner dans les endroits isolés. L’immense succès sociologique de la marche tient à cette suspension des contraintes de l’identité. Sur les sentiers, plus personne ne sait qui vous êtes, vous n’avez de compte à rendre à personne. Vous marchez à votre rythme, vous vous arrêtez… Personne ne vous rappelle à l’ordre pour un rendement que vous devez accomplir. Le succès du jardinage est aussi lié à ça. C’est un phénomène sociologique spectaculaire. Planter des carottes pendant une heure est une manière saisissante de disparaître. D’être là sans être là. C’est reprendre le contrôle d’une existence qui, la plupart du temps, nous échappe complètement. En même temps, votre pensée va battre la campagne. L’univers intérieur voltige dans tous les sens.

- Le fait de s’aménager des moments de «disparition de soi» évite-t-il la «blancheur» négative?

- Oui! On voit se développer le yoga, la méditation, les stages de silence en monastère… Des millions de gens cherchent ce moyen de tenir le coup, de résister. Certaines personnes choisissent de s’installer dans des conditions de survie, par lassitude du monde. C’est une solitude choisie, et évidemment il y a aussi celle qui s’impose, avec l’isolement contraint. Mais beaucoup de nos contemporains cherchent la solitude, car ils sont saturés d’un lien social qui devient exaspérant.

- Pouvez-vous imaginer une prise de conscience? Les gens vont-ils faire machine arrière?

- J’analyse justement l’engouement pour la marche comme un phénomène de résistance. Une manière de refuser les contraintes de l’urgence, du rendement, de la vitesse. Beaucoup de magazines avertissent nos contemporains de la nécessité de vivre à leur rythme. L’éloge de la lenteur, le slow food etc. On est environné de signaux qui nous disent de reprendre le goût de vivre, de profiter de nos enfants, de nos proches. En même temps, les formes de management du travail n’ont jamais été aussi agressives. Et les technologies viennent nous saisir là où on voulait avoir un moment de repos. Comme si on se prêtait à une servitude volontaire. En ville, j’ai l’impression d’être le seul à regarder le monde autour de moi. Les autres regardent leurs écrans. Ça ne peut que se retourner contre les individus à un moment ou un autre.

David Le Breton, «Disparaître de soi – une tentation contemporaine». Ed. Métailié, 208 p.

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