dimanche 19 juin 2016

« Le goudron se soulève »



Non et toujours non à la loi El Khomri... et son monde. Intervention de Frédéric Lordon (12 juin 2016)


« Le goudron se soulève »
par Frédéric Lordon, 16 juin 2016 - Le Monde diplomatique

Extrait de (son excellent petit livre) : D'un retournement à l'autre, Comédie sérieuse sur la crise financière en quatre actes et en Alexandrins, Ed. Points, 2013
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LE TROISIÈME CONSEILLER (entrant précipitamment)

Monsieur le président, des émeutes partout…

LE PRÉSIDENT

Mais enfin pourquoi doncque vous affolez-vous.
Vont-ils à la Nation ou à la République ?

LE TROISIÈME CONSEILLER

Ni l’un ni l’autre hélas, la masse est anarchique.

LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER

Elle a soupé des cortèges inoffensifs,
Il ne lui reste que le moment convulsif.

LE TROISIÈME CONSEILLER (raccrochant un téléphone)

Sur les grands boulevards, ils s’en prennent aux banques !

LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER

Je crains que de génie vous ne soyez en manque…
Livrant la société au joug de la finance
Fatalement devaient venir les conséquences.
En voilà semble-t-il la manifestation,
Je vois bien dans vos yeux votre stupéfaction,
Quoique vous n’en ayez pas le juste motif :
Depuis longtemps ces faits sont pour vous hiéroglyphes.
Vous êtes étonnés : le peuple est en pétard –
La vraie surprise étant qu’il s’y mette si tard.

Car si le corps social est plutôt bonne pâte,
Il n’est pas pour autant d’une humeur toute plate.
Il est vrai que capable d’endurer longtemps,
Il induit en erreur tous les gouvernements
Trop pressés de le croire sans limite élastique.
Or comme tout le monde, il a ses points critiques.
Vienne l’abus de trop ou l’incrément odieux
Et le seuil est franchi, et soudain tout prend feu.
Le pouvoir sidéré qui n’y a rien compris,
Contemple interloqué et d’un air interdit
Le désastre qu’il a lui-même préparé
– L’innocence jointe à la bêtise éberluée.
La colère du peuple est comme un réservoir,
Longtemps se remplissant sans rien laisser voir,
Et puis un jour soudain vient le litre de trop
Qui fait rompre la digue et libère les eaux.
Voilà que je m’y perds dans mes analogies,
Ici le tsunami, à l’instant l’incendie,
Mais vraiment peu importe, l’essentiel est ailleurs :
Ce système périt sous trop de déshonneur.
Il a accumulé scandale et discrédit
À un point de dégoût voire d’ignominie.
Elites corrompues, possédants aveuglés
Ont été incapables de le modérer.
Il eut suffi pourtant de peu de concessions
Pour tenir en lisière les exaspérations.
Mais le libéralisme, l’hubris du capital
Ont ouvert une époque signée de bacchanales,
Une époque offerte à l’envie des parvenus,
Des puissants libérés de toute retenue.
Pour avoir tout voulu, ils risquent de tout perdre,
On les verra sous peu tel Ubu crier « merdre ! »,
Ce mot de l’avanie qui, giflant l’arrogance,
Dessille le mirage de la toute puissance,
Et laissent ceux qu’alors elle a si bien trompés
Au milieu de leurs ruines, cois et désemparés.

(Bruits d’émeutes venus du dehors)

LE TROISIÈME CONSEILLER (apeuré)

C’est l’insurrection qui vient…

LE NOUVEAU DEUXIÈME CONSEILLER

D’un retournement l’autre, l’histoire a ses relèves.
Fuyez quand il est temps, le goudron se soulève…

Rideau
Acte IV, scène 3
(avec élision du « e » à l’hémistiche…)


Je me permets de republier ce texte, extrait de la scène finale de la pièce D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière, en quatre actes et en alexandrins parce qu’il m’a semblé que son actualité n’était pas complètement défraîchie et qu’il avait conservé quelque pouvoir de résonance (1). Outre cette possible faculté d’écho avec des événements tout à fait contemporains, sa propriété principale, du point de vue de la republication, tient au fait qu’il a été écrit il y a quelques années (en 2011), avec, pour le personnage générique « Le président », l’arrière-pensée manifeste d’une incarnation particulière — à talonnettes, et bien connue du public de l’époque. La chose remarquable est alors que l’extrait fonctionne encore mieux avec l’occupant actuel ! Ce dont on ne devrait pas manquer de tirer quelques édifiantes conclusions politiques.
Frédéric Lordon

(1) Lire « Comédie sérieuse sur la crise financière », Le Monde diplomatique, mai 2011.

* * *




L’indécence de Macron
Par Jacques Sapir, le 6 juin 2016 - RussEurope

Monsieur Macron, en visite dans un bureau de la Poste de Montreuil ce lundi 6 juin, a essuyé des œufs, que l’on espère point pourris[1], et a dû se réfugier dans le dit bureau de poste d’où il a dénoncé les « agitateurs professionnels » responsables de cette atteinte à son auguste personne. Et certes, il faut l’avouer, un œuf avait atterri sur sa chevelure : petit désordre et immense indécence. Ou, plus précisément, un immense double indécence.

Indécence de comportement

La première, la plus évidente, tient aux réactions de l’individu. Oh, assurément, on comprend que cela ne soit pas agréable. Mais, somme toute, cela est moins grave que de perdre un œil dans une manifestation, ce qui est arrivé à deux lycéens lors de confrontations avec la police dans le cadre du mouvement contre la loi El Khomri. C’est aussi moins grave que les blessures infligées par les grenades dites « de désencerclement » utilisées par la police, et dont certaines ont été délibérément lancées à hauteur de tête ou de visage alors que le règlement stipule qu’elles doivent être uniquement lancées dans les jambes. C’est enfin moins grave que les blessures infligées à des journalistes couvrant ces manifestations, dont l’un est toujours dans le coma. Indécence donc d’un Ministre qui ose se plaindre, et il faut voir en quels termes, alors que les manifestations font parties des « risques du métier » pour tout membre du gouvernement. Oublie-t-il que le gouvernement auquel il appartient a usé de l’article 49.3 pour faire passer, en première lecture cette loi qui rassemble aujourd’hui contre elle une majorité de français, ce qui est d’une autre violence, bien supérieure, que l’œuf qui a atterri sur son crâne ? Oublie-t-il qu’en tant que membre de ce même gouvernement, il est solidaire de son Premier-ministre dans la décision d’user de l’article 49.3 ? Visiblement Monsieur Macron ne connaît pas le droit constitutionnel ni la commune décence en cette affaire.

Indécence d’attitude

Mais il y a une autre indécence. La visite du sieur Macron venait alors que la Poste se préparait à sortir un timbre commémorant les 80 ans du Front Populaire. Or, le sieur Macron représente dans sa politique comme dans ses idées, l’exact opposé de ce qu’a pu représenter le front populaire. Non qu’on lui conteste le droit d’avoir ses idées, même si elles sont nocives et mauvaises. Mais la commune décence, oui cette « common decency » dont parlait George Orwell – et que plusieurs philosophes ont exhumée – aurait dû lui faire comprendre que sa venue ne pouvait manquer de provoquer des protestations. Et parmi les formes de protestation qui sont communes en France, il y a le jet d’œuf, les pommes cuites et les tomates pourries. C’est la première qui a donc été utilisée. Le ci-devant ministre peut s’estimer heureux que les manifestants n’aient pas utilisé des pavés ou des boulons, autres formes de protestation à l’honneur dans la classe ouvrière. Alors, que le sieur Macron n’ait pas apprécié ce geste, on peut le comprendre. Mais qui ne puisse comprendre que sa venue, avec tout ce qu’il représente en matière de politique d’abandon des services publics, en matière de régression sociale, soient insupportables pour de très nombreuses personnes de notre pays, cela on avoue ne pas pouvoir le comprendre. Voici donc le membre d’un gouvernement qui a brutalisé une large partie des travailleurs de notre pays, dont les idées sont aux antipodes du progrès social, qui vient parader dans une banlieue ouvrière et qui s’étonne des réactions que cela provoque. Voici bien une autre indécence, une indécence bien aussi grave que la première.

Du respect et des gens respectables

Si les membres du gouvernement veulent donc être respectés, il faut qu’ils soient respectables. Sur ce point aussi Emmanuel Macron est coupable. Ses déclarations sur le « costume » en sont l’une des multiples preuves. Nous ne reprochons pas au sieur Macron de faire de la politique. Son mouvement « En Marche », lancé avec la complaisance des grands médias et alimenté par de l’argent collecté à l’étranger, nous indiffère. Nous ne reprochons pas au sieur Macron ses manœuvres avec le maire de Lyon, Monsieur Gérard Collomb[2], pour se trouver une circonscription accueillante. Nous ne lui reprochons pas ses ambitions présidentielles, au demeurant bien risibles dans l’état actuel des choses. Ce que nous lui reprochons c’est de ne pas comprendre que quand on a ces ambitions, quand on a ces projets politiques, on se doit d’être respectable chose qu’à l’évidence il ne comprend pas. Le respect n’est entré dans son crâne de « fort-en-thème », pour ne pas dire son crâne d’œuf, que sous la forme de ce qui lui est dû et non pas de ce qu’il doit aux autres. Comme il ne comprend pas toute l’indécence qu’il y a à venir parader pour ce qui représente dans les faits un enterrement symbolique de ce qu’a pu représenter le Front Populaire dans ce qui fut justement un des bastions de la gauche historique, et à se plaindre de manifestation quand d’autres de nos concitoyens souffrent dans leur chair des conséquences des violences policières.

Ce comportement est bas, il est petit ; de la taille d’un micron.

[1] http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/couacs/2016/06/06/25005-20160606ARTFIG00115-macron-accueilli-par-des-jets-d-oeufs-lors-d-un-deplacement-a-montreuil.php

[2] http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/citations/2016/06/02/25002-20160602ARTFIG00319-gerard-collomb-cajole-ce-cher-emmanuel-macron.php
 


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