jeudi 4 août 2016

La guerre à venir entre la Chine et l'Amérique

MAJ de la page : John Pilger

Une avant première de « la guerre à venir entre la Chine et l’Amérique »
Interview de John Pilger par Maki Sunagawa et Daniel Broudy, le 19 juillet 2016 - Foreign Policy In Focus / Le Saker francophone


John Pilger est un journaliste de renommée mondiale, documentariste et auteur. Il a remporté par deux fois la plus haute distinction britannique pour le journalisme. Ses films ont remporté des prix de l’académie de télévision en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Deux de ses films, celui sur le Cambodge et l’autre à propos du Timor oriental, sont considérés parmi les plus important du XXe siècle. La guerre à venir entre la Chine et l’Amérique est son 60e film. Voici son interview.

Daniel Broudy : – Vous êtes maintenant en train de terminer votre dernier projet dont le titre, semble-t-il, risque de déclencher des sentiments de crainte considérable. La guerre à venir, vous êtes d’accord, c’est du lourd. Pouvez-vous décrire ce qui vous a poussé à avoir ce regard particulier sur les événements mondiaux, spécialement la manière dont vous les voyez se dérouler en Asie orientale ?

John Pilger : – Le film reprend le thème d’une grande partie de mon travail. Il cherche à expliquer comment une grande puissance s’impose sur les peuples, comment elle cache son jeu et les dangers qu’elle fait craindre. Ce film est sur les États-Unis, plus du tout sûrs de leur puissance, et cherchant à raviver la Guerre froide. La Guerre froide a de nouveau été lancée sur deux fronts : contre la Russie et contre la Chine. Je me concentre sur la Chine dans ce film sur la région Asie-Pacifique. Il débute aux îles Marshall où les États-Unis ont fait exploser 67 bombes atomiques, des armes nucléaires, entre 1946 et 1958, laissant cette partie du monde gravement endommagée en termes humains et environnementaux. Et cet assaut sur les Marshall continue. Sur la plus grande île, Kwajalein, il y a une base importante et secrète des États-Unis, appelée le centre d’expérimentation Ronald Reagan, qui a été créé dans les années 1960, comme le montrent les archives que nous utilisons, « pour lutter contre la menace chinoise ».

Le film se déroule également à Okinawa, comme vous le savez. Une partie du sujet est de montrer la résistance au pouvoir et à la guerre par un peuple qui vit le long de la ligne de clôture des bases américaines dans leur pays d’origine. Le titre du film a un lien certain avec ce sujet, car il est conçu comme un avertissement. Les documentaires de ce genre ont la responsabilité d’alerter les gens, si nécessaire pour les prévenir, et leur indiquer les moyens de résistance à ces plans rapaces. Le film montrera que la résistance à Okinawa est remarquable, efficace et peu connue dans le monde entier. Okinawa héberge 32 installations militaires américaines. Près d’un quart du territoire est occupé par des bases américaines. Le ciel est souvent bondé d’avions militaires ; l’arrogance de l’occupant est ressentie quotidiennement. Okinawa est de la taille de Long Island. Imaginez une base chinoise implantée juste à côté de New York.

Je suis aussi allé filmer dans l’île de Jeju, au large de la pointe sud de la Corée, où quelque chose de très similaire s’est passé. Les gens de Jeju ont essayé d’empêcher la construction d’une base importante et provocatrice à environ 400 miles de Shanghai. La marine sud-coréenne la gardera prête pour les États-Unis. C’est véritablement une base américaine où des destroyers de classe Aegis seront à quai aux cotés de sous-marins nucléaires et de porte-avions, à portée de la Chine. Comme Okinawa, Jeju a une histoire remplie d’invasions, de souffrance et de résistance.

En Chine, j’ai décidé de me concentrer sur Shanghai, qui est un des centres de l’histoire et des convulsions de la Chine moderne, de son entrée dans la modernité. Mao et ses camarades y ont fondé le Parti communiste de Chine, dans les années 1920. Aujourd’hui, la maison où ils se sont réunis en secret est entourée par les symboles de la société de consommation : un Starbucks se trouve juste en face. Les contradictions de la Chine contemporaine crèvent l’œil.

Le dernier chapitre du film se déroule aux États-Unis, où j’ai interviewé ceux qui planifient le jeu de guerre contre la Chine et ceux qui nous alertent sur ses dangers. J’y ai rencontré des gens impressionnants : Bruce Cummings, l’historien dont le dernier livre sur la Corée en révèle l’histoire secrète, et David Vine, dont le travail complet sur les bases américaines a été publié l’an dernier. J’ai filmé une interview au Département d’État avec le secrétaire d’État adjoint pour l’Asie et le Pacifique, Daniel Russell, qui a dit que les États-Unis « n’étaient plus dans les affaires de construction de bases ». Les États-Unis possèdent environ 5 000 bases ;  4 000 aux États-Unis même et près d’un millier étalées sur tous les continents. Regrouper tout cela ensemble, lui donner du sens, rendre justice à tout le monde, autant que possible, sont à la fois le plaisir et la souffrance de la création cinématographique. Ce que je souhaite exprimer à travers ce film est que nous courons de grands risques, qui ne sont pas reconnus. Je dois dire que j’ai l’impression d’être dans un autre monde, aux États-Unis, pendant cette campagne présidentielle qui n’aborde aucun de ces risques.

Mais ce n’est pas tout à fait exact. Donald Trump semble s’y être intéressé sérieusement si ce n’est momentanément. Stephen Cohen, l’autorité renommée sur la Russie qui a suivi cela de près, souligne que Trump a dit clairement qu’il désirait des relations amicales avec la Russie et la Chine. Hillary Clinton a attaqué Trump pour cela. Soit dit en passant, Cohen lui-même a été attaqué pour avoir suggéré que Trump n’était pas un va-t-en-guerre maniaque au sujet la Russie. Pour sa part, Bernie Sanders est resté  silencieux ; de toute façon il est du côté de Clinton maintenant. Comme ses courriels le montrent, Clinton semble vouloir détruire la Syrie afin de protéger le monopole nucléaire d’Israël. Rappelez-vous ce qu’elle a fait à la Libye et Kadhafi. En 2010, en tant que secrétaire d’État, elle a transformé un différend qui n’était que régional, en mer de Chine du Sud, en un litige impliquant l’Amérique. Elle en a fait une question internationale, un point de tension. L’année suivante, Obama a annoncé son pivot vers l’Asie, un jargon pour justifier la plus grande accumulation de forces militaires américaines en Asie depuis la Seconde Guerre mondiale. L’actuel secrétaire à la Défense Ash Carter a récemment annoncé que des missiles et des hommes seraient basés aux Philippines, face à la Chine. Cela se passe alors que l’OTAN poursuit son renforcement militaire étrange en Europe, aux frontières de la Russie. Aux Etats-Unis, où les médias de toutes formes sont omniprésents et où la presse est constitutionnellement la plus libre au monde, il n’y a aucune conversation nationale, encore moins de débat, au sujet de ces développements. Dans un sens, le but de mon film est d’aider à briser le silence.

Daniel Broudy : – Il est tout à fait étonnant de voir que les deux principaux candidats démocrates n’ont pratiquement rien dit de substantiel sur la Russie et la Chine et sur la politique que les États-Unis développent face a eux. Comme vous l’avez dit, il est ironique de constater que Trump, un homme d’affaires, parle de la Chine de cette façon.

John Pilger: – Trump est imprévisible, mais il a clairement dit qu’il n’avait pas envie d’entrer en guerre contre la Russie et la Chine. À un moment donné, il a dit qu’il serait même neutre au Moyen-Orient. C’était une hérésie, et il a fait marche arrière sur ce point. Stephen Cohen a dit qu’il [Cohen] avait été attaqué uniquement pour avoir parlé de cela [les points positifs de Trump]. J’ai écrit quelque chose de similaire récemment et cela a remué une sous-strate de médias sociaux. Plusieurs personnes l’ont interprété comme un  soutien à Trump.

Maki Sunagawa : – Je voudrais revenir à certains de vos travaux précédents qui nous ramènent au présent. Dans votre film, Stealing a Nation [Voler une nation, NdT], Charlesia Alexis parle de ses plus beaux souvenirs de Diego Garcia, en soulignant que « nous pouvions manger de tout ; on n’a jamais manqué de quoi que ce soit, et on n’a jamais acheté quoi que ce soit, sauf pour les vêtements que nous portions ». Ces paroles me rappellent les lieux et les cultures pacifiques et vierges, à travers le monde, qui existaient avant que les techniques colonisatrices classiques n’aient été appliquées aux peuples et aux environnements autochtones. Pourriez-vous développer un peu plus sur les détails que vous avez découverts, lors de vos recherches sur Diego Garcia, qui illustrent des faits sur cette force insidieuse que nous endurons encore aujourd’hui ?

John Pilger : – Ce qui est arrivé aux gens de Diego Garcia est un crime épique. Ils ont été expulsés, tous, par la Grande-Bretagne et les États-Unis. La vie que vous venez de décrire, la vie de Charlesia, a été délibérément détruite. Depuis leur expulsion, qui a commencé dans les années 1970, le peuple des Chagos a organisé une résistance infatigable. Comme vous le dites, leur histoire représente celle des peuples autochtones partout dans le monde. En Australie, les peuples autochtones ont été expulsés de leurs communautés et brutalisés. L’Amérique du Nord a connu une histoire similaire. Les populations autochtones sont profondément menaçantes pour les sociétés de colons car elles représentent une autre vie, une autre façon de vivre, une autre façon de voir les choses ; ils peuvent accepter la surface de notre mode de vie, souvent avec des résultats tragiques, mais le sens de leur vie ne se satisfait pas de la  captivité. Si nous, modernes, étions aussi intelligents que nous croyons l’être, nous apprendrions d’eux. Au lieu de cela, nous préférons le confort spécieux de notre ignorance et de nos préjugés. J’ai eu beaucoup de rapports avec les peuples autochtones de l’Australie. J’ai fait un certain nombre de films à leur sujet et sur leurs oppresseurs, et j’admire leur résilience et leur résistance. Ils ont beaucoup en commun avec le peuple de Diego Garcia. Car l’injustice et la cruauté y sont similaires : les habitants des Chagos ont été trompés, intimidés et forcés à quitter leur patrie. Afin de les effrayer, les autorités coloniales britanniques ont tué leurs chiens de compagnie bien-aimés. Puis ils les ont chargés sur un vieux cargo avec une cargaison de merde d’oiseaux, et les ont jetés dans les bidonvilles de l’île Maurice et des Seychelles. Cette horreur est décrite en détails méprisants dans les documents officiels. L’un d’eux, écrit par l’avocat du Foreign Office, est intitulé, maintenir la fiction. En d’autres termes : comment entretenir un gros mensonge. Le gouvernement britannique a menti à l’Organisation des Nations Unies en prétendant que les habitants des Chagos étaient des travailleurs temporaires. Une fois expulsés, ils ont été volatilisés ; un document du ministère de la Défense a même prétendu n’y avait jamais eu de population sur l’ile.

Ce fut un tableau grotesque de l’impérialisme moderne : un mot d’ailleurs supprimé presque avec succès du dictionnaire. Il y a quelques semaines, les Chagossiens ont vu leur appel à la Cour suprême britannique rejeté. Ils avaient fait appel d’une décision prise par la Chambre des Lords en 2009 qui leur refusait le droit de rentrer à la maison, même si une série d’arrêts de la Haute Cour avait déjà été rendue en leur faveur. Lorsque la justice britannique est appelée à statuer entre les droits de l’homme et les droits d’une grande puissance, ses décisions purement politiques sont presque mises à nu.

Daniel Broudy : – En entendant, au cours des deux dernières décennies, les gens parler de la grande beauté de Diego Garcia, de ses activités marines offertes à tous ceux assez chanceux pour être stationnés ou temporairement affectés là bas, je suis toujours frappé par l’ignorance déterminée de ceux qui y vont et viennent allègrement, sans être perturbés par l’histoire de l’île. Peut-être que les médias, que beaucoup de gens consomment, contribuent à un tel détachement de la prise de conscience individuelle. La ligne claire qui, avant, séparait traditionnellement la publicité commerciale civile des relations publiques militaires semble avoir effectivement disparu dans ces communications de masse. De nos jours, des publications civiles portent des titres comme : le classement des meilleurs bases militaires outre mer. L’auteur d’un récent article souligne que le personnel de ces bases admet son rêve de voir le monde comme raison centrale motivant leur service militaire outre mer. Je me demande si le système actuel permet, encourage à se voir comme une sorte de voyageur du monde cosmopolite et, ainsi, contribue à développer en soi un sens superficiel du monde. Un sens qui voile aussi des réalités et des histoires horribles, comme à Diego Garcia, situées juste hors de vue. Pensez-vous que peut-être le processus de commercialisation et d’idéalisation de ces activités militaires a joué un certain rôle dans le maintien du réseau mondial de bases militaires ?

John Pilger: – Convaincre les jeunes hommes et les femmes à se joindre à une armée de volontaires est possible en leur offrant le genre de sécurité qu’ils ne recevraient pas autrement, dans les périodes économiques difficiles, et en faisant en sorte que cela semble être une aventure. Ajoutons à cela la propagande patriotique. Les bases sont des petites Amériques ; vous pouvez être à l’étranger dans des climats exotiques, mais pas vraiment ; c’est proche d’une vie virtuelle. Lorsque vous vous confrontez aux  locaux, vous pouvez supposer que l’aventure dans laquelle vous êtes parti comprend l’autorisation d’en abuser ; ils ne font pas partie de cette petite Amérique, de sorte qu’ils peuvent être abusés. Les habitants d’Okinawa ne le savent que trop bien.

Je regardais quelques films d’archives intéressants sur l’une des bases d’Okinawa. La femme d’un des soldats basés là dit : « Oh, nous essayons de sortir une fois par mois pour avoir un repas local et avoir une idée de l’endroit où nous sommes. » Avant de quitter les îles Marshall, l’an dernier, mon équipage et moi avons dû passer par le centre d’expérimentation Ronald Reagan sur l’atoll de Kwajelein. Ce fut une expérience kafkaïenne. On a pris nos empreintes digitales et nos iris ont été enregistrés, notre taille mesurée, des photos de nous prises sous tous les angles. C’était comme si nous étions en état d’arrestation. C’était la porte d’entrée d’une petite Amérique avec son terrain de golf, ses pistes de jogging et ses pistes cyclables avec chiens et enfants. Les jardiniers pour les terrains de golf et de contrôle du chlore dans les piscines viennent d’une île située de l’autre coté de la baie, Ebeye, d’où ils sont transportés par les militaires. Ebeye fait environ deux kilomètres de long, où sont entassées 12 000 personnes. Ce sont des réfugiés en provenance des îles Marshall qui ont subi les essais nucléaires. L’approvisionnement en eau et l’assainissement y fonctionnent à peine. C’est un apartheid en plein Pacifique. Les Américains de la base n’ont aucune idée de la façon dont les insulaires vivent. Ils [les membres de la communauté militaire] se font des barbecues au coucher du soleil. Quelque chose de semblable est arrivée à Diego Garcia. Une fois que les gens ont été expulsés, les barbecues et le ski nautique pouvaient commencer.

À Washington, le secrétaire d’État adjoint que j’ai interviewé a dit que les États-Unis étaient en fait anti-impérialistes. Il était impassible et probablement sincère, a peine conscient. Ce n’est pas rare. Vous pouvez dire à des gens de niveau académique aux États-Unis : « Les États-Unis ont le plus grand empire que le monde ait connu, et voici pourquoi, voici les preuves. » Il est fort probable que cette conclusion soit reçue avec une expression d’incrédulité.

Daniel Broudy : – Certaines des choses dont vous parlez me rappellent ce que j’appris par d’anciens amis au Département d’État. Il y a toujours un risque que les employés du Département d’État ou des personnes servant dans l’armée à l’étranger «tournent locaux», c’est à dire commencent à sympathiser avec les gens de la population locale.

John Pilger : – Je suis d’accord. Quand ils compatissent, ils se rendent compte que la raison pour laquelle ils sont là est un non-sens. Certains des lanceurs d’alerte les plus efficaces sont des ex-militaires.

Daniel Broudy : – Peut-être que les barrières sont plus destinées à rappeler aux militaires des bases qu’il existe une limite à ne pas franchir vis à vis des locaux plutôt que d’empêcher les étrangers [les locaux] de pénétrer la zone [à l’intérieur].

John Pilger : – Oui, c’est « eux et nous ». Si vous allez à l’extérieur de la clôture, il y a toujours le risque que vous acquériez la compréhension d’une autre société. Cela peut vous conduire à vous poser la question de savoir pourquoi la base est là. Cela ne se produit pas souvent, car une autre ligne de clôture traverse la conscience militaire.

Maki Sunagawa : – Lorsque vous regardez en arrière sur vos lieux de repérage à Okinawa ou lorsque vous avez entrepris certaines prises de vue pour ce projet, quels sont les souvenirs les plus inoubliables et / ou les plus choquants que vous en avez ? Y-a-t-il des scènes ou des conversations que vous n’oublierez pas ?

John Pilger : – Eh bien, il y en a un certain nombre. Je me suis senti privilégié de rencontrer Fumiko [Shimabukuro], qui est une source d’inspiration. Ceux qui avaient réussi à élire le gouverneur Onaga et à sécuriser Henoko et la question de toutes les bases dans l’agenda politique japonais sont parmi les gens de principe les plus dynamiques que j’ai rencontré : plein d’imagination et si gracieux.

L’écoute de la mère de l’un des jeunes qui a fini par mourir de ses terribles blessures lorsqu’un chasseur américain s’est écrasé sur l’école [à Ishikawa] en 1959 a été un rappel brutal de la peur dans laquelle les gens vivent. Une enseignante m’a dit qu’elle n’a, depuis, jamais cessé de regarder avec anxiété quand elle entend le bruit d’un aéronef au-dessus de sa classe. Lorsque nous tournions à l’extérieur du Camp Schwab, nous étions (ainsi que tous les manifestants) délibérément harcelés par d’énormes hélicoptères Sea Stallion, qui volaient en cercles au dessus de nous. C’était un avant-goût de ce que les gens d’Okinawa doivent vivre, jour après jour. Il y a souvent une rengaine chez les personnes libérales, dans les sociétés confortables, confrontées à des vérités désagréables : « Alors, qu’est-ce que je peux faire pour changer cela ? » Je dirais qu’il faut faire comme les habitants d’Okinawa ont fait : vous ne lâchez pas prise et vous continuez.

Résistance n’est pas un mot que vous entendez ou voyez souvent dans les médias occidentaux. Il est considéré comme un mot d’un autre monde, inutilisé par les gens polis, les gens respectables. C’est un mot difficile à retourner et à changer. La résistance que j’ai trouvée à Okinawa est une source d’inspiration.

Maki Sunagawa : – Oui, je suppose que lorsque vous faites partie de la résistance, il n’est pas si facile de voir son efficacité aussi bien. Très souvent, quand je fais des recherches sur le terrain, des entrevues, des prises de notes, et de l’écriture, il faut un certain temps pour prendre un peu de recul et regarder les détails de façon plus objective afin de comprendre l’histoire plus profonde sur laquelle je suis en train de réfléchir. Je me demande, au cours du processus d’édition de ce nouveau film, si vous pouvez nous parler des nouvelles et importantes leçons que vous en avez tirées, pendant que le scénario s’est formé.

John Pilger : – Eh bien, faire un film comme celui-ci est vraiment un voyage de découverte. Vous commencez avec un schéma global et un ensemble d’idées et d’hypothèses, et vous ne savez jamais vraiment où cela va vous mener. Je n’avais jamais été à Okinawa, alors j’en ai acquis de nouvelles idées et expériences : un nouveau sens des peuples, et je voudrais que le film reflète cela.

Les îles Marshall ont été aussi une nouveauté pour moi. Là bas, à partir de 1946, les États-Unis ont testé l’équivalent d’une bombe d’Hiroshima chaque jour pendant douze ans. Les habitants des Marshall sont encore utilisés comme cobayes. Des missiles sont tirés sur les lagons de l’atoll de Kwajelein depuis la Californie. L’eau est empoisonnée, les poissons non comestibles. Les gens survivent en mangeant des conserves. J’ai rencontré un groupe de femmes qui étaient des survivantes des essais nucléaires autour des atolls de Bikini et Rongelap. Elles avaient toutes perdu leurs glandes thyroïdes. C’étaient des femmes dans la soixantaine. Elles avaient survécu, incroyablement. Ce sont des personnalités généreuses ayant un grand sens de l’humour noir. Elles ont chanté pour nous, nous ont offert des cadeaux et ont dit qu’elles étaient heureuses que nous soyons venus les filmer. Elles aussi font partie d’une résistance invisible.

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Bâillonner l’Amérique alors qu’elle se prépare à la guerre
Par John Pilger, le 30 Mai 2016 - Jonn Pilger / Investigaction (trad.)

 
Le journaliste John Pilger revient sur la campagne pour les élections présidentielles aux Etats-Unis et s’étonne de l’absence de débat sur les guerres qui se profilent. Obama, président cool détenteur d’un prix Nobel de la paix, a construit plus d’ogives nucléaires que n’importe qui d’autre. Washington multiplie les provocations à l’égard de la Chine et de la Russie. Mais personne ne semble s’émouvoir du risque que nous font courir les candidats démocrates par leur complaisance envers la machine de guerre. Quant au populiste d’extrême droite Donald Trump, les médias en sont à débattre de sa vie conjugale. Quelqu’un pour hausser le niveau de cette campagne électorale ? (IGA)

De retour aux États-Unis dans une année électorale, je suis frappé par le silence. J’ai couvert quatre campagnes présidentielles, en commençant par celle de 1968. J’étais avec Robert Kennedy quand il a été abattu et j’ai pu voir son assassin, se préparant à le tuer. Ce fut un baptême à la sauce américaine. Tout comme la violence enragée de la police de Chicago lors de la convention démocrate truquée. Le coup d’envoi de la grande contre-révolution était donné.

Martin Luther King était le premier à être assassiné cette année-là. Il avait osé établir un lien entre les souffrances des Afro-Américains et le peuple vietnamien. Lorsque Janis Joplin a chanté « Liberté est juste un autre mot pour rien à perdre », elle a peut-être parlé inconsciemment pour les millions de victimes de l’Amérique aux confins du monde.

« Nous avons perdu 58.000 jeunes soldats au Vietnam, et ils sont morts en défendant votre liberté. Maintenant, n’oubliez pas ça. » Ainsi parle un guide du Service du National Parks, tel que je l’ai filmé la semaine dernière au Memorial Lincoln à Washington. Il s’adressait à un groupe scolaire de jeunes adolescents en tee-shirts orange vif. Et c’était comme s’il récitait son texte par cœur, renversant la vérité sur le Vietnam dans un mensonge incontesté.

Les millions de Vietnamiens qui sont morts, qui ont été mutilés, empoisonnés et dépouillés par l’invasion américaine, ces millions de Vietnamiens n’ont pas de place historique dans les jeunes esprits. Et je ne parle même pas des quelque 60.000 anciens combattants qui ont été sacrifiés. On a souvent demandé à un de mes amis, un marine qui est devenu paraplégique au Vietnam : « De quel côté vous êtes-vous battu ? »

Il y a quelques années, je participais à une exposition populaire appelée « Le prix de la liberté » à la vénérable Smithsonian Institution à Washington. Des hordes de gens ordinaires, pour la plupart des enfants traînant à travers la grotte un père Noël du révisionnisme, se sont vues dispenser une variété de mensonges : le bombardement atomique d’Hiroshima et de Nagasaki a sauvé « un million de vies » ; l’Irak a été « libéré par des frappes aériennes d’une précision sans précédent ». Le thème était infailliblement héroïque : seuls les Américains paient le prix de la liberté.

La campagne électorale de 2016 est remarquable à plus d’un titre. Il y a la montée de Donald Trump et de Bernie Sanders. Mais il y a aussi la résilience d’un silence persistant sur ce droit divin meurtrier que les Etats-Unis se sont autoaccordé. Un tiers des membres des Nations Unies ont senti la botte de Washington que ce soit à travers le renversement de gouvernements, la subversion de la démocratie ou l’imposition de blocus et de boycotts. La plupart des présidents responsables étaient des libéraux : Truman, Kennedy, Johnson, Carter, Clinton, Obama.

Le record de perfidie est à couper le souffle et a tellement évolué dans l’esprit des gens que le regretté Harol Pinter a écrit qu’« il n’a jamais eu lieu… Rien ne s’est jamais passé. Même pendant que cela se déroulait, il ne se passait rien. Ça n’a pas d’importance. Ça n’a aucun intérêt. Ça n’a pas d’importance… » Pinter exprimait une forme d’admiration feinte pour ce qu’il appelait une « manipulation clinique du pouvoir dans le monde entier tout en se faisant passer pour une force oeuvrant au bien universel. C’est un cas brillant, même amusant, d’hypnose réussie. »

Prenez Obama. Alors qu’il se prépare à quitter ses fonctions, l’adulation a commencé une fois de plus. Il est « cool ». L’un des présidents les plus violents, Obama a pourtant donné les pleins pouvoirs à l’appareil faiseur de guerres du Pentagone qui avait été discrédité du temps de son prédécesseur. Il a poursuivi plus que n’importe quel président les lanceurs d’alerte — en réalité des diseurs de vérité. Il prononça Chelsea Manning coupable avant même qu’elle ne soit jugée. Aujourd’hui, Obama dirige une campagne mondiale sans précédent de terrorisme et d’assassinat par drones.

En 2009, Obama a promis d’aider « à débarrasser le monde des armes nucléaires » et il a reçu le prix Nobel de la paix. Mais aucun président américain n’a construit autant d’ogives nucléaires qu’Obama. Il a modernisé l’arsenal du « jugement dernier », de l’Amérique, y compris une nouvelle « mini » arme nucléaire, dont la taille et la technologie « intelligente » ont fait dire à l’un des principaux généraux que son utilisation « n’était plus impensable ».

James Bradley, l’auteur du best-seller « Flags of Our Fathers » et fils de l’un des Marines américains qui ont soulevé le drapeau sur Iwo Jima a dit : « [Un] grand mythe que nous voyons se jouer est celui d’Obama comme une sorte de gars paisible qui essaie de se débarrasser des armes nucléaires. Il est le plus grand guerrier nucléaire qui soit. Il nous engage dans une course ruineuse en dépensant un billion de dollars pour plus d’armes nucléaires. D’une certaine manière, les gens vivent dans ce fantasme : parce qu’Obama donne quelques vagues conférences de presse et des allocutions et parce qu’il se prête à des opérations photo où il a l’air sympa, il donne l’impression d’être attaché à la politique actuelle. Ce n’est pas le cas. »

Sur la montre Obama, une seconde guerre froide est en cours. Le président russe est un méchant pantomime ; les Chinois n’en sont pas encore réduits à leur sinistre caricature à nattes — comme à l’époque où tous les Chinois étaient bannis des Etats-Unis —, mais les guerriers médiatiques y travaillent.

Ni Hillary Clinton, ni Bernie Sanders n’ont mentionné quoi que ce soit à ce sujet. Il n’y a aucun risque ni aucun danger pour les Etats-Unis et pour nous tous. Pour eux, le plus grand déploiement militaire sur les frontières russes depuis la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu. Le 11 mai, la Roumanie a été mise en ligne avec une base de « défense antimissile » de l’Otan qui mettent les missiles américains de première frappe en joue vers le cœur de la Russie, la deuxième puissance nucléaire mondiale.

En Asie, le Pentagone envoie des navires, des avions et des forces spéciales aux Philippines pour menacer la Chine. Les États-Unis encerclent déjà la Chine avec des centaines de bases militaires qui s’étirent dans un arc partant de l’Australie jusqu’à l’Asie en passant par l’Afghanistan. Obama appelle cela un « pivot »

En conséquence directe de cela, la Chine aurait selon certaines sources changé sa politique d’armement nucléaire, passant du statut de non-utilisation en premier à celui de haute alerte. Elle a également mis en mer des sous-marins dotés d’armes nucléaires. L’escalator s’emballe.

C’était Hillary Clinton qui, en tant que Secrétaire d’État en 2010, avait élevé les revendications territoriales concurrentes de quelques rochers et récifs de la mer de Chine méridionale à un statut de question internationale ; l’hystérie de CNN et de la BBC avait suivi ; la Chine construisait des pistes d’atterrissage sur les îles disputées. Dans son exercice de guerre titanesque de 2015, l’opération Talisman Sabre, les Etats-Unis se sont entraînés à « bloquer » le détroit de Malacca à travers lequel passe la majeure partie du pétrole et du commerce de la Chine. Ce n’est pas passé aux infos.

Clinton a déclaré que l’Amérique avait un « intérêt national » dans ces eaux asiatiques. Les Philippines et le Vietnam ont été encouragés et soudoyés pour poursuivre leurs revendications et leurs vieilles inimitiés contre la Chine. En Amérique, les gens sont conditionnés pour voir toute position défensive chinoise comme offensive, si bien que le terrain est préparé pour une rapide escalade. Une stratégie similaire de provocation et de propagande est appliquée à la Russie.

Clinton, la « candidate des femmes », laisse une trace de coups sanglants : au Honduras, en Libye (ajoutons l’assassinat du président libyen) et en Ukraine. Ce dernier pays est maintenant un parc à thème de la CIA grouillant de nazis ainsi que la ligne de front d’une guerre à venir avec la Russie. Ce fut à travers l’Ukraine — littéralement, la « frontière » — que les nazis d’Hitler ont envahi l’Union soviétique, qui a perdu 27 millions de personnes. Cette catastrophe épique demeure dans les esprits russes. La campagne présidentielle de Clinton a reçu de l’argent de tous, mais surtout de l’un des dix plus grands fabricants d’armes du monde. Aucun autre candidat n’a été jusque-là.

Sanders, l’espoir de beaucoup de jeunes Américains, n’est pas très différent de Clinton dans sa vision possessive qu’il a du monde, au-delà des États-Unis. Il a soutenu le bombardement illégal de la Serbie par Bill Clinton. Il soutient le terrorisme par drone d’Obama, la provocation de la Russie et le retour des forces spéciales (escadrons de la mort) en Irak. Il n’a rien à dire sur les menaces lancinantes qui pèsent sur la Chine et le risque de plus en plus accru d’une guerre nucléaire. Il est d’accord sur le fait qu’Edward Snowden devrait passer en jugement et il appelle Hugo Chavez — comme lui, un social-démocrate — « un dictateur communiste mort ». Il promet de soutenir Clinton si elle est nommée.

L’élection de Trump ou de Clinton est l’ancienne illusion d’un choix qui n’a pas le choix : les deux faces d’une même médaille. En désignant les minorités comme bouc émissaire et en promettant de « rendre l’Amérique grande à nouveau », Trump est un populiste national d’extrême droite ; mais le danger d’une Clinton peut être encore plus mortel pour le monde.

« Seul Donald Trump a dit quelque chose de significatif et de critique sur la politique étrangère américaine », écrit Stephen Cohen, professeur émérite d’histoire russe à Princeton et NYU, l’un des rares experts russes aux Etats-Unis qui parlent des risques d’une guerre.

Dans une émission de radio, Cohen fait référence aux questions critiques que seul Trump avait soulevées. Parmi elles : pourquoi les Etats-Unis se projettent-ils « partout sur le globe » ? Quelle est la vraie mission de l’OTAN ? Pourquoi les États-Unis poursuivent-ils toujours un changement de régime en Irak, en Syrie, en Libye, en Ukraine ? Pourquoi Washington traite-t-elle la Russie et Vladimir Poutine en ennemi ?

L’hystérie contre Trump dans les médias libéraux sert l’illusion d’un « débat libre et ouvert » et de « la démocratie à l’oeuvre ». Ses vues sur les immigrés et les musulmans sont grotesques, mais le chef des déportations de personnes vulnérables en Amérique n’est pas Trump, c’est Obama dont la trahison des personnes de couleur est l’héritage : tel est l’entreposage d’une population carcérale principalement noire, aujourd’hui plus nombreuse que le goulag de Staline.

Cette campagne présidentielle ne devrait pas porter sur le populisme, mais sur le libéralisme américain, une idéologie qui se considère comme moderne et donc de qualité supérieure. Elle détiendrait l’unique vérité. Ceux qui sont sur son aile droite ressemblent d’une certaine manière aux impérialistes chrétiens du 19e siècle, investis d’une mission divine de convertir ou de coopter ou de conquérir.

En Grande-Bretagne, c’est le blairisme. Le criminel de guerre chrétien Tony Blair est parti avec ses préparatifs secrets pour l’invasion de l’Irak en grande partie parce que la classe et les médias politiques libéraux ont craqué pour son « cool Britannia ». Dans le Guardian, les applaudissements étaient assourdissants ; on l’a qualifié de « mystique ». Une diversion connue comme la politique identitaire, importée des États-Unis, avait bien évidemment toutes ses bonnes grâces.

La fin de l’Histoire a été annoncée, les classes ont été abolies et la question du genre promue comme féminisme ; beaucoup de femmes sont devenues des députés néotravaillistes. Lors de leur premier jour au Parlement, elles ont suivi les instructions et ont voté la réduction des avantages des parents isolés, la plupart étant des femmes. La majorité d’entre elles a également voté en faveur d’une invasion qui a produit 700.000 veuves irakiennes.

Leur équivalent aux États-Unis, ce sont les bellicistes politiquement correctes du New York Times, du Washington Post et du réseau télévisé qui dominent le débat politique. Je regardais un débat déchaîné sur CNN au sujet des infidélités de Trump. Il était clair, disaient-ils, qu’un tel homme à la Maison Blanche ne pourrait pas être digne de confiance. Aucun enjeu n’a été soulevé. Rien sur les 80 pour cent d’Américains dont le revenu a chuté au niveau de celui des années 70. Rien sur la dérive à la guerre. La sage consigne semble être de se « boucher le nez » et de voter Clinton : tout le monde, mais pas Trump. De cette façon, vous arrêtez le monstre et préservez un système en manque d’une nouvelle guerre.

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Les hurlements nationalistes et guerriers du général Allen, soutien d'Hillary Clinton (2016)

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