mardi 13 septembre 2016

L'échec de l'euro menace la démocratie

MAJ de la page : Joseph Stiglitz



La Grande table (2ème partie) par Olivia Gesbert
avec Joseph Stiglitz, économiste, professeur à l'université Columbia : "Je crains que l'échec de l'euro comme monnaie unique menace la démocratie en Europe".
A propos de son dernier livre : L'Euro : comment la monnaie unique menace l'avenir de l'Europe, Ed. Les liens qui libèrent, 2016
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L’euro est condamné à disparaître
Par Pierre Kunz, président de l’Institut national genevois et ancien député PLR au Grand Conseil, le 12 septembre 2016 - Le Temps

Pierre Kunz, président de l’Institut national genevois et ancien député PLR, plaide pour une refonte complète du projet européen et l’abandon de la monnaie unique, dont les conditions de survie, selon lui, n’ont jamais été remplies

L’Europe est en crise, profonde même. Elle menace d’imploser sous l’effet des conséquences sociales, économiques et politiques qu’elle ne parvient pas à surmonter parce que son modèle, dont elle semble ne pas vouloir changer, n’est plus en adéquation avec le monde nouveau.

Ce monde nouveau est celui des nouvelles technologies et de l’information instantanée et universelle, certes. C’est aussi celui de la «fin de la mondialisation» selon le raccourci de François Lenglet, celui du retour des peuples, de l’intérêt national, du protectionnisme régional, celui de la concurrence «administrée» entre les grands blocs économiques.

Orientations inconsidérées et irrationnelles
  
Les candidats à l’élection présidentielle française, s’ils en étaient capables, prendraient la hauteur voulue, s’écarteraient des impératifs électoraux immédiats et admettraient honnêtement ce constat et cette conclusion. Et, comme Emmanuel Macron semble s’y apprêter, ils axeraient leur campagne sur les indispensables et profondes réformes que devront «nolens volens» engager l’Union européenne et chacun de ses membres.

Le défi est colossal puisqu’il s’agit de corriger dans un grand élan réformateur les décennies d’orientations inconsidérées, irrationnelles, précipitées ou encore utopiques qui lui ont été données par ses élites politiques. Il s’agit de débâtir ce qui a été mal construit, de repenser ce qui doit l’être et de reconstruire autrement.

Prioritairement, il est indispensable que ses dirigeants remettent en cause les fondements de ce qui fut la «politique» européenne de ce dernier demi-siècle, de ce qui a été désigné par «le progrès social», autrement dit de l’Etat-providence, et qu’ils repensent le modèle économique auquel ils se sont conformés, à savoir celui de la croissance par la consommation.



Un projet économiquement fondé sur le producteur et plus sur le consommateur

C’est le premier volet, le plus essentiel. Dans le viseur des réformateurs il doit avoir priorité. Il ne s’agit pas de se préparer à la décroissance, source d’inégalités de revenus et de troubles sociaux bien plus considérables que ceux qui sont attribués par les écologistes au capitalisme et à la croissance. Pour que l’Europe soit de nouveau en mesure de rivaliser avec les puissances émergentes il est indispensable que soit mis en œuvre un nouveau projet de société.

Restant certes organisée autour la solidarité sociale il sera fondé économiquement sur le producteur et non plus le consommateur. Autrement dit, doit renaître une société construite sur l’intérêt général, le labeur, l’épargne, l’investissement, la responsabilité individuelle et non plus sur les droits individuels, le consumérisme, les loisirs et l’Etat-providence.



Ignorance des peuples, de leurs espoirs et de leurs problèmes

S’agissant de l’Union européenne, la raison commande que ses dirigeants renoncent à l’Europe des procédures, des directives et des règlements, celle des technocrates «hors sol», vivant à Bruxelles dans l’ignorance des peuples, de leurs espoirs et de leurs problèmes. Elle exige moins d’utopie, moins d’activisme idéaliste et d’avantage de réalisme, notamment s’agissant de l’intégration politique de ses membres.

L’Europe fédéraliste qui naîtra de cet aggiornamento aura redistribué à ses membres une bonne partie des pouvoirs et de la fiscalité ponctionnés par Bruxelles aux nations membres et mettra un terme à la libre circulation des personnes telle qu’elle est comprise aujourd’hui et qui a suffi pour conduire au Brexit.

Par contre elle aura réorganisé son marché intérieur, sera revenue à une saine gestion du libre-échangisme avec les autres parties du monde et aura réintroduit une dose de protectionnisme à ses frontières extérieures.



Un libre-échange non plus planétaire mais régional

En agissant ainsi, l’Union européenne n’aura fait que se conformer aux injonctions de l’économiste américain Lester Thurow qui, voici déjà près de trente ans, effaré par les ambitions des apprentis sorciers de ce qui était encore le GATT, en appelait à la raison et à la construction de ce qu’il désignait par «un commerce administré», autrement dit un libre-échangisme non plus planétaire mais cultivé à l’intérieur des grandes zones économiques relativement homogènes existantes ou à venir (union européenne, North American Free Trade Agreement, Association of Southeast Asian Nations, etc.).

Le deuxième volet concerne la monnaie unique condamnée à disparaître parce que les conditions de sa survie, à savoir la rigueur budgétaire des membres de l’Union, n’ont jamais été remplies.

Dans la foulée disparaîtra aussi la BCE. A moins qu’on lui trouve un rôle moins ambitieux. Le déversement, au titre «d’assouplissement quantitatif», de centaines de milliards d’euros dans les économies européennes et l’abaissement des taux d’intérêt à zéro n’ont pas permis d’approcher les objectifs annoncés.



Inégalités de revenus accentuées

A quelques exceptions près, parce que l’argent ainsi distribué n’est que rarement descendu jusqu’à ses destinataires, à savoir les entreprises, la croissance est restée infime, les programmes d’austérité n’ont pu être détendus et le chômage n’a pas baissé. De surcroît, au lieu de contribuer à réduire les inégalités de revenus au sein des populations, ces programmes ont eu pour conséquence de les accentuer en élargissant les opportunités d’un enrichissement supplémentaire dans les classes les plus fortunées. Le renoncement à la monnaie unique permettra aux banques centrales nationales d’assumer plus efficacement, en se coordonnant bien sûr, leurs interventions dans l‘économie.

Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, note dans un ouvrage publié récemment que la monnaie unique européenne n’a jamais répondu aux attentes et qu’il est très improbable qu’elle apporte les bénéfices promis. Pourquoi? Simplement, dit-il pour expliquer son pessimisme, parce que «personne n’imagine les Allemands s’engager institutionnellement à éponger année après année les déficits budgétaires des pays du Sud de l’Europe».

Le seul moyen de sauver l’euro, serait de «faire plus d’Europe politique», ce qui est hautement improbable. Stiglitz console ceux qui pourraient être attristés par la fin programmée de la monnaie unique européenne en rappelant que «ce ne sera pas la fin du monde, les monnaies aussi naissent et meurent».

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Siglitz, l’Euro: un débat important
Par Jacques Sapir, le 7 septembre 2016

Le livre que Joseph Stiglitz publie ces jours-ci en français, chez l’éditeur Les Liens qui Libèrent, L’Euro – Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe (livre en vente le 14 septembre). Ce livre est une importante contribution au débat sur l’avenir de la zone Euro. Il s’agit en fait de la traduction de son ouvrage paru en anglais au moi de mai dernier, dont on a déjà rendu compte sur ce carnet. On connait Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, chercheur reconnu, et qui avait pris des positions assez radicales contre le Fond Monétaire International au moment de la crise russe de 1998. Il défend depuis des positions critiques par rapport à l’ordre économique international, positions qui par exemple le conduisent à prôner dans un certain nombre de situation le recours au contrôle des capitaux, mais sans récuser la logique de cet ordre international. C’est ce qui fait à la fois l’intérêt et les limites de ses analyses.

Une critique argumentée

Ce gros livre (504 pages) est une analyse fouillée des conséquences de l’Euro sur les économies des pays de la « zone Euro », mais aussi sur les reste du monde car Joseph Stiglitz, à juste raison, souligne que les conséquences de l’Euro se se font sentir bien au-delà de la zone Euro.

Dès la préface, il dresse un tableau très sombre des conséquences de la monnaie unique en faisant un parallèle entre cette dernière et l’étalon-or dont les effets néfastes sont aujourd’hui bien connus. Cela le conduit ainsi à écrire: « Malgré les leçons de l’histoire, l’Europe a décidé d’arrimer ses pays les uns aux autres avec une monnaie unique. Autant dire qu’elle a créé dans l’espace européen le même type de rigidité que l’étalon-or avait infligé au monde. L’étalon-or a échoué… » (p.8). En fait ce que Stiglitz ici dénonce c’est bien le lien institutionnel entre les monnaies de pays aux structures économiques différentes. C’est l’analyse que je faisais dans mon propre ouvrage Faut-il sortir de l’Euro?, qui fut publié au Seuil en 2012.
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La rigidité du système est à la fois la cause des problèmes qu’il engendre mais aussi ce qui a fait pour certains son interêt. On comprend immédiatement que des pays à économies structurellement différentes devrait, en bonne logique, pouvoir constamment ajuster leur taux de change. Si dans une union monétaire il y a un pays avec une industrie très développée (l’Allemagne par exemple) et un autre pays avec une industrie bien plus faible et fragile, le second pays aura besoin de déprécier sa monnaie par rapport à celle du premier pays s’il veut éviter que la compétition entre les deux industries ne soit celle du pot de fer et du pot de terre. La seule condition pour que le taux de change soit fixe serait que le pays le plus développé transfère massivement de la richesse vers le second. C’est ce que l’on appelle un « véritable » fédéralisme, qui correspond à ce que l’on connait dans les frontières d’un même pays où cohabitent des régions qui ont des économies très différentes. Et l’on sait que le budget d’un pays assure des transferts importants des régions très développées vers les régions moins développées. Or, le coût de ce véritable fédéralisme, environ 10% du PIB (de 8% à 12% suivant les estimations), est bien entendu hors d’atteinte pour le pays développé, ici l’Allemagne. Faute de ce « véritable » fédéralisme, la monnaie unique ne peut fonctionner et elle provoque des désastres dans les économies des pays les plus faibles, comme on peut le constater que ce soit dans le cas de la France, dans celui de l’Italie, ou de l’Espagne et de la Grèce. Notons que même sans une monnaie unique, on retrouve les mêmes problèmes dès que l’on est dans une situation ou les taux de change ne peuvent plus s’ajuster. En fait, c’est cette situation de non-ajustement des taux de change (en absence de flux de transferts) qui est la cause des problèmes économiques qui sont bien connus; la « monnaie unique » ne vient ici que couronner ce système.

Les causes d’une erreur fatale

Mais, et cela est moins évoqué dans l’ouvrage de Stiglitz, pourquoi donc les dirigeants des pays européens, avertis par des économistes mais aussi par l’expérience de l’histoire, se sont-ils engagés dans cette voie funeste? Une raison évidente est qu’ils étaient sous le choc des fortes fluctuation des changes que l’Europe avait connues à partir de la fin du système de Bretton Woods, et en particulier dans les années 1980. Le semi échec du SME (système monétaire européen) tenait beaucoup à la volonté de certains d’imposer une circulation libre des capitaux entre les pays. Si des formes de contrôles de capitaux avaient été maintenues, la spéculation aurait eu bien moins de latitude pour déséquilibrer les taux de change, et pour imposer des fluctuation aberrantes et erratiques aux taux d’intérêts. Mais, cette raison n’est que partielle.

La raison véritable est qu’ils étaient persuadés, du moins pour les dirigeants des pays aux économies les plus fragiles, que l’ampleur des problèmes que la mise en place de la monnaie unique provoquerait finirait bien par forcer la main du pays dominant pour lui faire accepter le mise en place de cette « union de transfert » dont il ne voulait pas. L’erreur fatale commise entre 1989 et 1993 (Maastricht)  fut donc de croire qu’une rationalité économique finirait bien par s’imposer. Or, les dirigeants ont sous-estimé à la fois l’importance du mythe politique qu’ils contribuaient à créer (l’Union européenne et la perspective d’une unification politique) et les effets pervers de ce système qui, enrichissant massivement un des pays de la zone Euro, lui permettaient d’acheter progressivement une partie des élites politiques et médiatiques dans les autres pays.

On a ainsi vu tout d’abord les dirigeants des pays de la zone Euro se laisser convaincre par les supposés avantages de cette dernière, et il faut rappeler que certains économistes ont fortement « chargés la barque » avec des prévisions astronomiques de croissance, puis, quand il est devenu évident que ces avantages économiques ne se matérialiseraient pas, ont quitté le débat économique pour se réfugier dans un débat idéologique. Il est ainsi frappant que, depuis 2007, c’est-à-dire depuis maintenant neuf ans, les politiques économiques mises en place en Europe le sont « pour sauver l’Euro » alors que ce dernier était censé, de par sa seule existence, entraîner un surcroît de croissance de 1% par an. Comme Stieglitz le dit de manière très claire, l’euro qui au départ devait être un moyen s’est transformé en une fin. Cette transformation, et cela n’est peut-être pas assez dit, s’est accompagnée d’un raidissement idéologique important. L’Euro est alors devenu une religion dont la seule existence était sa justification, et qui a entraîné bien entendu une perversion du débat, ramené à une succession d’excommunications.

C’est ce qui explique la persévérance dans l’erreur, qui est bien analysée dans le chapitre « l’Europe en crise », des pages 89 à 109. Ici encore, il n’y a rien de très nouveau dans le livre de Stiglitz. On pourrait trouver les mêmes graphiques et les mêmes chiffres dans d’autres ouvrages. Mais, le fait que ce soit Joseph Stiglitz qui l’écrive, autrement dit qu’il donne à ce que disait depuis des années ses collègues, l’adoubement de sa notoriété, et un point important.

Un livre important

On trouvera donc dans ce livre des passages extrêmement intéressants, et cela n’étonnera pas ceux qui suivent la trajectoire tant scientifique que politique de Joseph Stiglitz. Qu’il s’agisse de la seconde partie du livre, justement titrée « Malfaçons au départ » ou qu’il s’agisse de la troisième partie « Politiques inappropriées », on trouvera ici un ensemble d’analyses percutantes et dont il faut bien dire qu’elles ont été rarement présentées ensemble. L’analyse des réformes structurelles en particulier (p. 253 à 278) est très intéressante, car elle montre bien que ces dernières ont eu un effet pervers et qu’elles ont aggravé la crise de la zone Euro.

Quant aux solutions qui sont présentées dans une quatrième partie, elles sont le passage le moins convaincant de l’ouvrage. On sent bien, à les lire, que Stiglitz est ici écartelé entre la puissance et la rigueur de son analyse, et sa volonté de ne pas rompre avec le système et ses représentants.

Mais, cela n’enlève rien à la puissance démonstrative des trois autres parties de ce livre. Nous sommes ici en face d’un ouvrage qui pèsera dans le débat, d’un ouvrage importante tant scientifiquement que politiquement, d’un ouvrage qu’il faut lire si on ne l’a déjà lu en anglais.


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