lundi 3 octobre 2016

Appel à la corruption de la jeunesse



Alain Badiou (2016)
A propos de son dernier livre : La vraie vie, Appel à la corruption de la jeunesse, Ed. Fayard, 2016

« La toute première réception officielle de la philosophie, avec Socrate, prend la forme d’une très grave accusation : le philosophe corrompt la jeunesse. Alors, si j’adopte ce point de vue, je dirai assez simplement : je viens corrompre la jeunesse en parlant de ce que la vie peut offrir, des raisons pour lesquelles il faut absolument changer le monde et qui, pour cela même, imposent de prendre des risques.
Aujourd’hui, parce qu’elle en a la liberté, la possibilité, la jeunesse n’est plus ligotée par la tradition. Mais que faire de cette liberté, de cette nouvelle errance ? Filles et garçons doivent découvrir leur propre capacité quant à une vraie vie, une pensée intense qui affirme le monde nouveau qu’ils entendent créer.
Que vivent nos filles et nos fils ! »
Quatrième de couverture
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Alain Badiou : “Depuis les années 1980, la jeunesse a vu se clôturer l'horizon des possibles”
Entretien par Juliette Cerf, le 22/08/2016 - Télérama / Framasphère

A 79 ans, le philosophe sonde la jeunesse : celle déboussolée par le libéralisme, celle tentée par Daech. Et la sienne, marquée par le communisme, auquel il reste fidèle.

« Notre mal vient de l’échec historique du communisme », écrit sans détour Alain Badiou dans son essai publié au lendemain des tueries parisiennes du 13 novembre 2015, Notre mal vient de plus loin. Coûte que coûte fidèle aux idéaux maoïstes de sa jeunesse, applaudi par certains, conspué par d’autres, le philosophe engagé, traduit dans le monde entier, est l’auteur d’une œuvre multiple. Elle va des sommes métaphysiques fondées sur les mathématiques que sont L’Etre et l’Evénement (1988) et Logiques des mondes (2006) — bientôt suivies d’un troisième volume, L’Immanence des vérités — à une série de textes d’intervention politique nommée Circonstances, en passant par des pièces de théâtre, des séminaires sur les penseurs de la tradition, des livres grand public comme Eloge de l’amour (2009) ou la traduction de La République, de Platon (2012). Reflets de ce foisonnement, trois essais paraissent en cette rentrée : La Vraie Vie. Appel à la corruption de la jeunesse (éd. Fayard), Un parcours grec. Circonstances 8 (éd. Lignes) et Que pense le poème ? (éd. Nous). Rencontre avec un critique féroce du capitalisme, fidèlement radical, radicalement fidèle.

Pourquoi avez-vous voulu vous adresser à la jeunesse avec ce nouveau livre, La Vraie Vie ?

Différentes raisons ont convergé. Des raisons intimes, d’abord, m’ont confronté à la grande désorientation que vit la jeunesse. Celle-ci, depuis les années 1980, a progressivement vu se clôturer l’horizon des possibles. J’ai observé les difficultés de mes enfants et de leurs amis à traverser le monde comme il est et à y trouver leur place. J’ai vu apparaître la tendance des jeunes à s’autodéprécier. J’ai été aussi entouré d’étudiants, et parce que j’ai longtemps fait de la politique activiste dans les foyers d’immigrés et les usines, j’ai fréquenté une jeunesse ouvrière nomade, ­porteuse d’une riche expérience extraite de situations ­extraordinairement différentes. Et puis, une de mes grandes sources, les dialogues de Platon, sont faits de discussions entre Socrate et des jeunes gens. Pour cette tradition dans laquelle je m’inscris, la jeunesse est tout à la fois la question même de la philosophie et sa destination. Le philosophe essaie de transmettre quelque chose qui puisse encore valoir dans l’avenir ; son public, en ce sens, c’est toujours la jeunesse… Philosopher, c’est rechercher, dans les conditions de son propre temps, la question de la vérité. Or la jeunesse aussi entre dans un monde en train de devenir ; elle est aussi en quête de repères, de points fixes. C’est son processus même. Elle ne le sait pas, mais son problème est exactement le même que celui du philosophe !

Comme Platon, vous appelez à « corrompre » la jeunesse. Mais en quoi le fait de vouloir aider les jeunes à s’orienter, à trouver la vérité, constitue-t-il une corruption ?

Qu’ont reproché à Socrate ses juges en l’accusant de corrompre la jeunesse et en le condamnant à mort pour cela ? De mettre en doute certains aspects de la tradition, d’afficher une impiété par rapport aux dieux de la cité, de détourner la jeunesse de son devoir familial et civique. Si la philosophie « corrompt », c’est que sa fonction est plus critique que conservatrice. Cependant, la situation actuelle, à cet égard, est plus complexe que du temps de Platon. Aujourd’hui, les grands repères de la tradition sont détruits, mais sans que la société en propose de nouveaux à la place. De nouvelles jouissances, oui, mais pas de nouvelles valeurs. Tout s’est dissous dans la fascination pour la marchandise, dans ce que Marx appelait les « eaux glacées du calcul égoïste ». Les jeunes sont coincés entre d’un côté la possibilité mortifère de revenir à la tradition — cela revient toujours à ressusciter un cadavre et à faire naître des spectres — et, de l’autre, celle de s’installer dans la concurrence générale et d’y lutter pour sa survie, à seule fin de ne pas être un loser. Ce que j’appelle, avec Rimbaud, la « vraie vie », c’est une troisième voie : ni le retour aux traditions défuntes, ni l’adoption des règles d’apparence civilisée, mais en réalité brutales, sauvages, qui sont celles du capitalisme mondialisé. Rimbaud a eu extrêmement jeune une conscience aiguë de la désorientation qui venait. Il a très bien vu que le vieux Christ avait abandonné la terre. Il a erré dans le monde, où il a fait un peu de tout, y compris de la poésie, l’une de ses « folies ». Il a brûlé sa vie, avant de conclure que le monde moderne, c’était plutôt l’argent et la réussite. Il est alors devenu trafiquant colonial…

Qu’est-ce que la vraie vie, alors ?

Une vie qui ne se réduit pas soit à l’obéissance soit à la satisfaction des pulsions immédiates. Une vie lors de laquelle le sujet se construit en tant que sujet. Il y a selon moi quatre domaines où la vérité se manifeste, ce que j’appelle les quatre procédures de construction de la vérité : l’art, l’amour, la politique et la science. Je souhaite aux jeunes de traverser ces quatre conditions : de rencontrer l’art sous toutes ses formes, d’être amoureux dans la durée et la fidélité, de participer à la reconstruction politique d’un monde de justice contre le monde tel qu’il est. Et de ne pas être aussi ignorants de la science qu’ils le sont, pour ne pas abandonner celle-ci aux mains de la technique ou du capital.

Vous consacrez une section aux garçons et une aux filles : la différence des sexes est-elle si pertinente pour penser la jeunesse d’aujourd’hui ?

Oui. L’ébranlement des traditions n’a pas eu les mêmes effets pour les filles et les garçons. Il a ouvert davantage de portes aux femmes, peu à peu libérées de l’oppression masculine et de la dépendance au mariage qui régnaient dans le vieux monde : des horizons de carrière, des pouvoirs dont elles ne disposaient pas. Les filles sont au final plus à l’aise dans le monde contemporain que les garçons et y réussissent notamment mieux leur scolarité. J’ai assisté à des procès de jeunes garçons complètement désorientés, petits dealers, faux caïds de cités, etc. Leurs sœurs, elles, étaient avocates… Pour les garçons, la disparition du service militaire a symbolisé la disparition générale de toute initiation. Pendant des millénaires, la question de la jeunesse et de l’âge adulte a été traitée par des procédures réglées qui indiquaient des seuils. L’identification des âges de la vie est désormais obscure, d’où le jeunisme, le fait que la norme consiste à rester jeune aussi longtemps que possible — alors même que le pouvoir continue à être détenu par les vieux et que règne aussi une peur des jeunes, des bandes de jeunes… Tout cela crée une confusion générale.

Dans certains de vos récents textes d’intervention politique, une autre jeunesse apparaît : ces jeunes enrôlés par Daech que vous qualifiez de « jeunes fascistes ».

Je préfère le terme de « fascistes » à celui, très à la mode, de « radicalisés ». J’appelle fascisme une subjectivité populaire générée par le capitalisme, qui se mêle à un discours nationaliste, identitaire. Le fascisme est une subjectivité réactive : ces jeunes ont en effet souvent expérimenté la frustration qu’il y a à n’être qu’un petit trafiquant dans les cités, et la déception de ne pas avoir pu devenir un grand héros du capitalisme. Ils refusent une errance un peu désolée et opportuniste dans les satisfactions immédiates du monde, aussi bien que la dure loi de la concurrence, de la réussite. Ils se situent hors de l’alternative vécue par la majorité de la jeunesse entre le fait de consommer, de brûler sa vie dans la transgression et l’immédiateté, et celui de s’installer dans la société, de devenir banquier ou dirigeant d’une start-up cotée en Bourse. Leur nihilisme est un mélange d’héroïsme sacrificiel et criminel, d’agressivité générale à l’égard du monde occidental. Cette agressivité fasciste s’appuie sur des régressions traditionnelles et identitaires, sur des débris de tradition qui leur sont proposés, en partie par l’islam. C’est la fascisation qui islamise, et non l’islam qui fascise. La religion n’est qu’un formalisme ; elle propose un enveloppement général permettant de satisfaire une subjectivité frustrée qui croit se sauver à travers le passage à l’acte suicidaire et le meurtre de l’autre.

Quel jeune étiez-vous ? Qu’est-ce qui vous animait à l’époque ?

Je suis né en 1937. Ma jeunesse se passe dans un monde complètement différent, qui est celui de l’après-guerre et de la reconstruction du pays, une période à la fois structurée et dynamique. Les différences de classe sont alors très marquées. Les jeunes issus des milieux paysans ou ouvriers terminent leurs études à 12 ans, les bacheliers ne représentent que 10 % d’une classe d’âge. Le Parti communiste est puissant, doté d’une forte aura liée à l’Union soviétique victorieuse. Deux orientations se dessinent : celle de la reconstruction capitaliste du pays, et l’orientation prolétaire incarnée par le Parti communiste. La révolution ou le conformisme ? Ou alors jouer sur les deux tableaux ?

Avez-vous joué sur les deux tableaux ?

Oui. Je ne suis pas issu de la plèbe, j’appartiens nativement à la moitié haute de la classe moyenne. Mes deux parents sont normaliens, mon père a été le maire socialiste de Toulouse. J’ai incarné la figure ordinaire de l’intellectuel (Ecole normale supérieure, agrégation), tout en choisissant d’être intellectuellement du côté de la révolution. Ce dispositif était ­finalement assez confortable, puisqu’on avait ainsi les avantages des deux voies, dans la lignée de ce qui fit l’audience des « philosophes » du XVIIIe siècle. Ce qui est venu perturber ce double jeu, ce sont les guerres coloniales. Mon éducation politique véritable, c’est la guerre d’Algérie, qui m’a fait prendre des décisions radicales. C’était quand même une époque où l’on torturait dans les commissariats parisiens… Il a alors fallu s’engager à contre-courant, sortir du confort, mettre sa vie au diapason de sa pensée. Les premières manifestations que nous avons organisées ont été très violemment réprimées — des affiches dénonçaient partout les « intellectuels défaitistes ». J’ai participé à la scission du Parti socialiste, qui a fait naître le PSU. Après Mai 68, je suis devenu un militant très actif dans les foyers ouvriers, dans les cités, dans les usines, sous l’étiquette maoïste, qui, avec l’étiquette trotskiste, a été l’une des déterminations principales de l’époque.

De l’époque, dites-vous. Mais vous l’êtes toujours, ce que vos détracteurs vous reprochent.

En effet, je maintiens l’hypothèse communiste. Je refuse d’habiter un monde dans lequel l’organisation sociale et économique actuellement hégémonique serait la seule hypothèse. Je ne peux accepter cette monstruosité, cette inégalité, le fait que 10 % de la population planétaire possède 86 % des ressources disponibles, du capital. Loin d’être obsolète ou bonne à jeter, l’idée communiste est selon moi trop jeune. Elle est au tout début — quelques décennies — de son trajet historique, alors que le capitalisme, lui, né il y a six ou sept siècles, ­reproduit les vieilleries et les inégalités de l’Ancien Régime — 10 % c’était déjà à peu près le pourcentage de nobles à l’époque… Je tiens à préciser que je connais parfaitement les vices et les crimes des sociétés communistes. J’ai été maoïste parce que je discernais dans le maoïsme des éléments critiques de dépassement et de modification du stalinisme. La période qui s’est ouverte avec la révolution russe d’octobre 1917 a été ponctuée d’erreurs, de falsifications dramatiques, la principale étant que, alors que le communisme comportait dans son principe même une méfiance à l’égard de l’Etat centralisé, il a finalement construit un Etat plus centralisé et bureaucratique que jamais, Etat qui a cédé à la tentation de régler tous les problèmes par la violence. L’hypothèse communiste a échoué à l’intérieur de ses premiers succès et des maigres soixante ans qui ont suivi. Faut-il pour autant lâcher l’hypothèse ? Je ne crois pas. On ne va pas doubler une défaite circonstancielle d’une défaite idéologique totale.

Comment appréhendez-vous l’année électorale qui s’annonce et le retour éventuel de Nicolas Sarkozy, auquel vous avez en 2007 consacré un violent pamphlet, De quoi Sarkozy est-il le nom ?

Je ne vote pas depuis juin 1968 et ne pense pas à mon âge rentrer dans le rang… Cela ne sert à rien. La consultation électorale n’est qu’une consultation interne à l’ordre établi, un arbitrage au sujet de quelques nuances concernant une même gestion des affaires. La gauche continue exactement la même politique que la droite. Or on ne peut parler de démocratie quand il n’y a pas de choix véritable entre deux voies distinctes. Vous évoquez Sarkozy. On entre là dans mes allergies personnelles ! Il doit y avoir chez moi un vieux fond de patriotisme non tout à fait liquidé, hérité de mon père résistant, qui fait que je n’aime pas qu’un chef d’Etat soit un voyou… Cependant, dans les faits, la politique de Hollande n’a pas été substantiellement différente de celle de Sarkozy. Hollande a même accéléré le démantèlement des conquêtes sociales passées. Il a des théoriciens à ses côtés, comme Macron, pour justifier cela au nom de la modernité. Ce qui est moderne pour lui, c’est le retour au xixe siècle, au libéralisme, idéologie naturelle du capitalisme, qui n’aime ni les réglementations sociales, ni le droit du travail, ni les retraites. Cette idéologie a aujourd’hui les coudées franches, n’ayant aucun ennemi fort en face d’elle. Je propose de maintenir l’hypothèse de cet ennemi, le seul véritable : le communisme. Et de continuer à philosopher, puisque, dans deux millénaires, ce qui est l’échelle temporelle de la philosophie, absolument plus personne ne saura qui était Sarkozy, alors que nous savons parfaitement qui était Platon.

Alain Badiou en six dates
1937 : naissance à Rabat (Maroc).
1956 : entre à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, où il deviendra professeur en 1999.
1988 : L’Etre et l’Evénement.
2007 : De quoi Sarkozy est-il le nom ?
2009 : Eloge de l’amour.
2016 : Notre mal vient de plus loin.

A lire
La Vraie Vie. Appel à la corruption de la jeunesse, éd. Fayard, 128 p., 14 €.
Un parcours grec. Circonstances 8, éd. Lignes, 144 p., 16 €. En librairie le 21 septembre.
Que pense le poème ?, éd. Nous, 192 p., 20 €.

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