samedi 28 janvier 2017

Effondrement du système : point zéro

Effondrement du système : point zéro 
Par Chris Hedges, le 8 février 2010 - Adbusters / Le Partage


Christopher Lynn Hedges (né le 18 septembre 1956 à Saint-Johnsbury, au Vermont) est un journaliste et auteur américain. Récipiendaire d’un prix Pulitzer, Chris Hedges fut correspondant de guerre pour le New York Times pendant 15 ans. Reconnu pour ses articles d’analyse sociale et politique de la situation américaine, ses écrits paraissent maintenant dans la presse indépendante, dont Harper’s, The New York Review of Books, Mother Jones et The Nation. Il a également enseigné aux universités Columbia et Princeton. Il est éditorialiste du lundi pour le site Truthdig.com.

Nous sommes à l’orée d’un des moments les plus dangereux de l’humanité…


Aleksandr Herzen, s’adressant, il y a un siècle, à un groupe d’anarchistes qui voulaient renverser le Tsar, leur rappela qu’il n’était pas de leur devoir de sauver un système mourant, mais de le remplacer: « Nous pensons être les médecins. Nous sommes la maladie ». Toute résistance doit admettre que le corps politique et le capitalisme mondialisé sont morts. Nous devrions arrêter de perdre notre énergie à tenter de les réformer ou à les supplier de bien vouloir changer. Cela ne signifie pas la fin de la résistance, mais cela implique de toutes autres formes de résistance. Cela implique d’utiliser notre énergie pour construire des communautés soutenables qui pourront affronter la crise qui se profile, étant donné que nous serons incapables de survivre et de résister sans un effort coopératif.

Ces communautés, si elles se retirent de façon purement survivaliste sans tisser de liens entre elles, à travers des cercles concentriques formant une communauté étendue, seront aussi ruinées spirituellement et moralement que les forces corporatistes déployées contre nous. Toutes les infrastructures que nous édifions, tels les monastères du Moyen-âge, devraient chercher à maintenir en vie les traditions artistiques et intellectuelles qui rendent possible la société civile, l’humanisme et la préservation du bien commun. L’accès à des parcelles de terres cultivables deviendra essentiel. Nous devrons comprendre, comme les moines médiévaux, que nous ne pouvons pas altérer la culture plus large, qui nous englobe, au moins à court terme, mais que nous devrions être en mesure de conserver les codes moraux et la culture pour les générations qui viendront après nous. La résistance sera réduite à de petits et souvent imperceptibles actes de désobéissance, comme l’ont découvert ceux qui ont conservé leur intégrité durant les longues nuits du fascisme et du communisme du 20ème siècle.

Nous sommes à la veille d’une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’humanité, à la veille de l’extinction des lumières d’une civilisation, et nous allons entamer une longue descente, qui durera des décennies, sinon des siècles, vers la barbarie. Les élites nous ont effectivement convaincu du fait que nous ne sommes plus aptes à comprendre les vérités révélées qui nous sont présentées, ou à combattre le chaos entrainé par la catastrophe économique et environnementale. Tant que la masse de gens effrayés et désorientés, gavée d’images permettant son hallucination perpétuelle, demeure dans cet état de barbarie, elle peut périodiquement se soulever avec une furie aveugle contre la répression étatique croissante, la pauvreté étendue et les pénuries alimentaires. Mais la capacité et la confiance nécessaires pour remettre en question et défier à petite et grande échelle les structures de contrôle lui feront défaut. Le fantasme des révoltes populaires étendues et des mouvements de masse renversant l’hégémonie de l’État capitaliste n’est que ça : un fantasme.

Mon analyse se rapproche de celles de nombreux anarchistes. Mais il y a une différence cruciale. Les anarchistes ne comprennent pas la nature de la violence [Pas d’accord du tout avec ce passage et ces déclarations sur « la violence » et « les anarchistes », la violence (définit comme l’utilisation de la force, ou la lutte armée) est une tactique de lutte, elle peut être complémentaire de la non-violence, les deux ne s’excluent pas mutuellement, Chris Hedges se contredit d’ailleurs puisque dans plusieurs articles très récents il incite à l’insurrection et à des « formes de résistance physique », NdT]. Ils comprennent l’étendue de la putréfaction de nos institutions culturelles et politiques, ils comprennent la nécessité de sectionner les tentacules du consumérisme, mais pensent naïvement que cela peut être accompli par des formes de résistance physique et des actes de violence. Il y a des débats au sein du mouvement anarchiste — comme celui sur la destruction de la propriété — mais lorsque vous commencez à utiliser des explosifs, des innocents commencent à mourir. Et lorsque la violence anarchique commence à perturber les mécanismes de gouvernance, l’élite au pouvoir utilisera ces actes, aussi anodins soient-ils, comme une excuse pour déployer une quantité disproportionnée et impitoyable de force contre des agitateurs suspectés et avérés, ce qui ne fera qu’alimenter la rage des dépossédés.


Je ne suis pas un pacifiste. Je sais qu’il y a des périodes, et j’admets qu’il est possible que celle-ci en soit une, où les êtres humains sont obligés de riposter contre la répression croissante par la violence. J’étais à Sarajevo durant la guerre de Bosnie. Nous savions exactement ce que les forces serbes entourant la ville nous feraient si elles parvenaient à percer les défenses et systèmes de tranchées de la ville assiégée. Nous connaissions l’exemple de la vallée de Drina ou de la ville de Vukovar, ou un tiers des habitants musulmans avaient été tués, et le reste regroupé dans des camps de réfugiés ou de déplacés. Il y a des moments où le seul choix qui reste, c’est de prendre les armes pour défendre votre famille, votre quartier, votre ville. Mais ceux qui se sont avérés les plus aptes à défendre Sarajevo provenaient invariablement des milieux criminels. Lorsqu’ils ne tiraient pas sur les soldats serbes, ils pillaient les appartements des Serbes ethniques de Sarajevo, les exécutaient parfois, et terrorisaient leurs camarades musulmans. Lorsque vous ingérez le poison de la violence, même au nom d’une juste cause, cela vous déforme, vous corrompt, vous pervertit. La violence est une drogue, c’est peut-être même le plus puissant narcotique qui soit pour l’espèce humaine. Les plus accros à la violence sont ceux qui ont accès à des armes et un penchant pour la force. Et ces tueurs émergent à la surface de tout mouvement armé et le contaminent à l’aide du pouvoir toxique et séduisant qui accompagne la capacité de détruire. J’ai observé cela, guerre après guerre. Lorsque vous empruntez ce chemin, vous finissez par confronter vos monstres aux leurs. Et le sensible, l’humain et le gentil, ceux qui ont une propension à protéger et prendre soin de la vie, sont marginalisés et souvent tués. La vision romantique de la guerre et de la violence est prévalente chez les anarchistes et la gauche profonde, comme dans la culture dominante. Ceux qui résistent par la force ne renverseront pas l’État capitaliste, et ne soutiendront pas les valeurs culturelles qui doivent être défendues, si nous voulons un futur qui vaille le coup d’être vécu.

De mes nombreuses années en tant que correspondant de guerre au Salvador, au Guatemala, à Gaza et en Bosnie, j’ai appris que les mouvements de résistance armés sont toujours des produits mutants de la violence qui les a engendrés. Je ne suis pas naïf au point de penser qu’il aurait été possible pour moi d’éviter ces mouvements armés si j’avais été un paysan sans terre du Salvador ou du Guatemala, un Palestinien de Gaza ou un Musulman de Sarajevo, mais cette réponse violente à la répression est et sera toujours tragique. Elle doit être évitée, mais pas au prix de notre propre survie.

La démocratie, un système idéalement conçu pour défier le statu quo, a été corrompue et domptée, afin de servir servilement le statu quo. Nous avons connu, comme l’écrit John Ralston Saul, un coup d’État au ralenti, et ce coup est terminé. Ils ont gagné. Nous avons perdu. L’échec lamentable des activistes ayant tenté de pousser les États capitalistes industrialisés à entreprendre des réformes environnementales sérieuses, à entraver l’aventurisme impérialiste, ou à construire une politique humaine vis-à-vis des masses pauvres du monde, témoigne d’une incapacité à saisir les nouvelles réalités du pouvoir. Le paradigme du pouvoir a été irrévocablement modifié, c’est pourquoi le paradigme de la résistance doit l’être aussi.

Trop de mouvements de résistance continuent à croire en toute la mascarade de la politique électorale, des parlements, des constitutions, des déclarations de droits, du lobbying et de l’avènement d’une économie rationnelle. Les leviers de pouvoir sont tellement contaminés que les besoins et les voix des citoyens n’ont plus aucun poids. L’élection de Barack Obama était un nouveau triomphe de la propagande sur la réalité, et une manipulation habile doublée d’une trahison du public par les mass-médias. Nous avons confondu le style et l’ethnicité — une tactique publicitaire initiée par The United Colors of Benetton et Calvin Klein — avec la politique progressiste et le changement véritable. Nous avons confondu nos émotions avec la connaissance. Mais le but, comme pour toutes les marques, était de faire confondre par des consommateurs passifs une marque avec une expérience. Obama, aujourd’hui célébrité mondiale, est une marque. Il n’avait quasiment aucune expérience, à part deux petites années au Sénat, n’avait aucun code moral et a été vendu, comme n’importe quel objet que l’on souhaite vendre aux gens. La campagne Obama a été qualifiée de campagne marketing de l’année 2008 par Advertising Age, devançant Apple et Zappos.com. Croyez les professionnels. La marque Obama est le rêve ultime des gens du marketing. Le président Obama fait une chose, et la marque Obama vous fait croire l’inverse. Voilà l’essence d’une publicité à succès. Vous achetez ou faites ce que souhaite le publicitaire en raison de comment ils vous font vous sentir.

La marque appelée « Obama »

Nous vivons dans une culture caractérisée par ce que Benjamin DeMott appelait la « politique poubelle ». La politique poubelle n’exige ni justice ni réparation des droits. Elle personnalise les problèmes plus qu’elle ne les clarifie. Elle exclut le vrai débat au profit des scandales fabriqués, des potins mondains et du spectacle. Elle fait la promotion d’un optimisme éternel, vantant sans cesse notre force morale et notre caractère, et communique dans le langage mielleux du « je-ressens-ta-douleur ». Le résultat de la politique poubelle, c’est que rien ne change jamais, « ce qui signifie zéro interruption dans les processus et les pratiques qui renforcent les systèmes de verrouillage existants d’avantages socioéconomiques ».

La croyance culturelle selon laquelle nous pouvons faire advenir les choses en y pensant, en les visualisant, en les souhaitant, en faisant appel à notre force intérieure, ou en comprenant que nous sommes des êtres exceptionnels, n’est que pensée magique. Nous pourrions faire toujours plus d’argent, augmenter nos quotas, consommer plus de produits et faire progresser notre carrière en ayant assez de foi. Cette pensée magique, que l’on nous inculque à travers le spectre politique, via Oprah, les sportifs célèbres, Hollywood, les gourous du développement personnel et les démagogues chrétiens, est largement responsable de notre effondrement économique et écologique, puisque toute Cassandre l’ayant vu venir a été écartée en raison de sa « négativité ». Cette croyance, qui permet aux hommes et aux femmes de se comporter et d’agir comme des enfants, discrédite les inquiétudes et anxiétés légitimes. Elle exacerbe le désespoir et la passivité. Elle nourrit un état d’auto-aveuglement. Le but, la structure et l’objectif de l’État capitaliste ne sont jamais vraiment remis en question. Questionner, s’engager dans une critique du collectif corporatiste, c’est être obstructionniste et négatif. Cela a également perverti la façon dont nous nous percevons, dont nous percevons notre pays et le monde naturel. Le nouveau paradigme du pouvoir, associé à son idéologie étrange de progrès infini et de bonheur impossible, a transformé des pays entiers, dont les USA, en monstres.


Nous pouvons marcher à Copenhague. Nous pouvons rejoindre Bill McKibben et son jour de protestation mondiale pour le climat. Nous pouvons composter dans nos jardins et étendre notre linge au soleil pour le sécher. Nous pouvons écrire des lettres à nos élus et voter pour Obama, mais l’élite au pouvoir est imperméable à la mascarade de la participation démocratique. Le pouvoir est entre les mains de parasites intellectuels et moraux qui créent impitoyablement un système de néo-féodalisme, et détruisent les écosystèmes qui permettent l’existence de l’espèce humaine. Faire appel à la bonté en eux, ou chercher à influencer les leviers internes du pouvoir n’aura désormais plus aucune utilité.

Nous n’échapperons pas, particulièrement ici, aux USA, à notre Götterdämmerung [Crépuscule des dieux]. Obama, comme le Premier ministre canadien Stephen Harper et les autres dirigeants des pays industrialisées, s’est avéré être un instrument de l’État capitaliste aussi veule que George W. Bush. Notre système démocratique a été transformé en ce que le philosophe politique Sheldon Wolin appelle le « totalitarisme inversé ». Le totalitarisme inversé, contrairement au totalitarisme classique, ne tourne pas autour d’un démagogue ou d’un chef charismatique. Il trouve son expression dans l’anonymat de l’État des patrons. Il prétend chérir la démocratie, le patriotisme, une presse libre, les systèmes parlementaires et les constitutions, alors qu’il manipule et corrompt les leviers internes pour renverser et contrecarrer les institutions démocratiques. Les candidats politiques sont élus dans des votes populaires par les citoyens, mais sont régis par des armées de lobbyistes d’entreprises à Washington, Ottawa ou dans les autres capitales du monde. Les médias commerciaux contrôlent à  peu près tout ce que nous lisons, regardons ou écoutons et ils imposent une uniformité insipide de l’opinion. La culture de masse, détenue et diffusée par les entreprises privées, nous divertit avec des futilités, des spectacles et des potins mondains. Dans les régimes totalitaires classiques, tels que le nazisme ou le communisme soviétique, l’économie était subordonnée à la politique. « Sous le totalitarisme inversé, l’inverse est vraie », écrit Wolin. « L’économie domine la vie politique – et avec cette domination viennent diverses formes de bestialité ».

Le totalitarisme inversé exerce un pouvoir total sans recourir aux grossières formes de contrôle comme les goulags, les camps de concentration ou la terreur des masses. Il exploite la science et la technologie pour atteindre ses sombres buts. Il impose l’uniformité idéologique en utilisant des systèmes de communication de masse pour inculquer la consommation débauchée comme une pulsion intérieure et il nous fait prendre nos illusions sur nous-mêmes pour la réalité. Il ne réprime pas les dissidents avec force, tant que ces dissidents restent inefficaces. Et en même temps qu’il détourne notre attention, il démantèle la base industrielle, dévaste les communautés, déclenche des vagues de misère humaine et délocalise les emplois vers des pays où fascistes et communistes savent faire marcher les travailleurs au pas. Il fait tout cela tout en brandissant le drapeau et chantant des slogans patriotiques. « Les USA sont devenus la vitrine de la manière dont la démocratie peut être gérée sans avoir l’air d’avoir été supprimée », écrit Wolin.

[Et à propos de « dissidence inefficace »]



La pratique et la psychologie de la publicité, le règne des « forces du marché » dans de nombreux domaines autres que celui du marché, l’escalade technologique continue qui encourage des fantasmes élaborés (jeux virtuels, avatars virtuels, voyage dans l’espace), la saturation de tous les foyers par les mass-médias et leur propagande, et la récupération des universités, font de la plupart d’entre nous des otages. La putréfaction de l’impérialisme, qui a toujours été incompatible avec la démocratie, voit les fabricants d’armes monopoliser 1 billion de dollars par an en dépenses liées à la défense aux USA, bien que le pays soit menacé d’effondrement économique. L’impérialisme militarise toujours les politiques intérieures. Et cette militarisation, souligne Wolin, se mélange aux fantasmes culturels de culte des héros, et aux contes des prouesses individuelles, de la jeunesse éternelle, de la beauté par la chirurgie, de l’action mesurée en nanosecondes et d’une culture obsédée par le rêve du contrôle toujours plus étendu, et de possibilités de couper d’importants segments de la population de la réalité. Ceux qui contrôlent les images nous contrôlent. Et bien que nous ayons été envoûtés par les ombres sur le mur de la caverne de Platon, ces forces corporatistes, glorifiant les bénéfices de la privatisation, ont effectivement démantelé les institutions de la démocratie sociale (sécurité sociale, syndicats, assistance publique, services de santé publique et logements sociaux) et ont font régresser les idéaux sociaux et politiques du New Deal. Les partisans de la mondialisation dérégulée du capitalisme ne perdent pas leur temps à analyser les autres idéologies. Ils ont une idéologie, ou plutôt un plan d’action défendu par une idéologie, et le suivent servilement. Nous, à gauche, avons des douzaines d’analyses et idéologies en concurrence sans aucun plan cohérent qui nous soit propre. C’est pourquoi nous pataugeons tandis que les forces du capital démantèlent impitoyablement la société civile.

Nous vivons un des grands phénomènes sismiques d’inversion de civilisation. L’idéologie de la mondialisation, comme toutes les visions utopiques « inévitables », a été démasquée comme la fraude qu’elle est. L’élite au pouvoir, perplexe et confuse, s’accroche aux principes désastreux de la mondialisation et de son langage dépassé pour masquer le vacuum politique et économique imminent. L’idée absurde selon laquelle le marché seul devrait déterminer les constructions économiques et politiques a poussé les pays industrialisées à sacrifier d’autres domaines importants — conditions de travail, impôts, travail des enfants, faim, santé et pollution etc. — sur l’autel du libre-marché. Cela a plongé les pauvres du monde dans une situation terrible et cela a laissé les USA avec les déficits les plus conséquents — qui ne seront jamais remboursés — de l’histoire de l’humanité. Les renflouements massifs, les plans de relance, les primes et les dettes à court-terme, ainsi que les guerres impériales que nous ne pouvons plus payer, laisseront les USA dans de beaux draps pour financer les quelques 5 billions de dollars de dette de cette année. Il faudra que Washington vende aux enchères 96 milliards de dollars de dette par semaine. Une fois que la Chine et les États pétroliers ne voudront plus acheter notre dette, ce qui finira par se produire un jour ou l’autre, la Federal Reserve deviendra l’acheteur du dernier recours. La Fed a imprimé peut-être près de 2 billions de dollars ces deux dernières années, et pour acheter autant de dette nouvelle, elle va, en conséquence, en imprimer des billions de plus. Alors l’inflation, et plus vraisemblablement l’hyperinflation, transformera le dollar en chiffon. Et c’est à ce moment-là que tout le système s’effondre.


Lors d’une crise économique sévère, toutes les normes et croyances traditionnelles sont brisées. L’ordre moral est mis sens dessus-dessous. Les honnêtes et besogneux sont balayés tandis que les gangsters, les profiteurs et les spéculateurs s’en tirent avec des millions. L’élite se retirera, comme l’a écrit Naomi Klein dans La doctrine du choc, dans des résidences protégées, où elle aura accès aux services, à l’alimentation, aux équipements de confort et à la sécurité dont le reste d’entre nous sera privé. Commencera alors une période où l’humanité ne sera composée que de maîtres et de serfs. Les forces corporatistes, qui chercheront à s’allier avec la droite chrétienne radicale et autres extrémistes, utiliseront la peur, le chaos, la colère contre les élites dirigeantes et le spectre d’une dissidence de gauche et du terrorisme pour imposer des contrôles draconiens visant à anéantir tous les mouvements d’opposition. En parallèle, ils agiteront le drapeau US, les slogans et chants patriotes, en promettant la loi et l’ordre une croix chrétienne serrée dans la main. Le totalitarisme, a souligné George Orwell, n’est pas tant une ère de foi qu’une ère de schizophrénie. « Une société devient totalitaire à partir du moment où ses structures deviennent manifestement artificielles », a écrit Orwell. « Autrement dit quand la classe dominante a perdu sa raison d’être mais réussit à garder le pouvoir par la force ou par la ruse ». Nos élites ont utilisé la fraude. Ne leur reste que la force.

Notre élite médiocre en faillite tente désespérément de sauver un système qui ne peut être sauvé. Plus important encore, ils essaient de se sauver eux-mêmes. Toutes les tentatives de travailler à l’intérieur de ce système pourri et cette classe de détenteurs du pouvoir se révéleront inutiles. La résistance doit répondre à la nouvelle et dure réalité d’un ordre capitaliste global qui s’accroche au pouvoir par des formes de répression brutale et flagrante toujours grandissantes. Une fois que le crédit sèche pour le citoyen moyen, une fois que le chômage massif aura créé une classe marginale permanente et furieuse, que les produits fabriqués bon marchés qui sont devenus les opiacés de base de notre culture disparaîtront, nous allons probablement évoluer vers un système qui ressemble davantage au totalitarisme classique. Des formes plus violentes et grossières de répression devront être employées au fur et à mesure que les mécanismes de contrôle plus souples favorisés par le totalitarisme inversé cesseront de fonctionner.

Il n’est pas accidentel que la crise économique converge avec la crise environnementale. Dans son livre La Grande Transformation (1944), Karl Polanyi expose les conséquences dévastatrices — les dépressions, les guerres et le totalitarisme — du soi-disant libre-marché autorégulé. Il a saisi que « le fascisme, comme le socialisme, est ancré dans une société de marché qui refuse de fonctionner ». Il nous avertit du fait qu’un système financier dérive toujours, sans contrôle gouvernemental conséquent, vers un capitalisme mafieux — et un système politique mafieux — ce qui décrit bien notre structure financière et politique. Un marché autorégulé, écrit Polanyi, transforme les êtres humains et l’environnement en marchandises, une situation qui garantit la destruction de la société civile comme de l’environnement naturel. Le postulat du libre-marché selon lequel la nature et les êtres humains sont des objets dont la valeur est déterminée par le marché permet de les exploiter jusqu’à épuisement ou effondrement. Une société qui ne reconnait plus la dimension sacrée de la nature et de la vie humaine,  leur valeur intrinsèque au-delà de leur valeur monétaire, commet un suicide collectif. De telles sociétés se cannibalisent jusqu’à la mort. C’est ce que nous connaissons actuellement.


Si nous construisons des structures auto-suffisantes, en les intégrant à l’environnement autant que faire se peut, nous pourrons surmonter l’effondrement qui s’en vient. Cette tâche sera accomplie grâce à l’existence de petites enclaves physiques qui auront accès à une agriculture durable et qui seront donc capables de se dissocier autant que possible de la culture commerciale. Ces communautés devront construire des murs contre la propagande et la peur électroniques qui submergeront les ondes. Le Canada sera probablement un lieu plus accueillant pour cela que les USA, compte tenu du fort courant de violence qui y règne. Mais dans tous les pays, ceux qui survivront auront besoin de terres dans des zones isolées, à bonne distance des zones urbaines dont les centres-villes se transformeront en déserts alimentaires, ainsi que de la violence sauvage qu’entraînent des biens aux coûts prohibitifs et une répression étatique croissante.

Le recours de plus en plus ouvert à la force par les élites pour maintenir le contrôle ne doit pas mettre fin aux actes de résistance. Les actes de résistance sont des actes moraux. Ils prennent vie parce que les gens conscients comprennent l’impératif moral de remettre en question les systèmes d’abus et le despotisme. Ils devraient être menés non pas parce qu’ils sont efficaces, mais parce qu’ils sont justes. Ceux qui initient ces actes sont toujours peu nombreux et rejetés par ceux qui cachent leur lâcheté derrière leur cynisme. Mais la résistance, bien que marginale, continue à affirmer la vie dans un monde inondé par la mort. C’est l’acte suprême de la foi, la plus haute forme de spiritualité et qui seul rend l’espoir possible. Ceux qui ont commis des actes de résistance ont très souvent sacrifié leur sécurité et leur confort, ont souvent passé du temps en prison et dans certains cas, ont été tués. Ils ont compris que vivre dans le plein sens du mot, exister en tant qu’êtres humains libres et indépendants, même dans la nuit la plus sombre de la répression d’État, signifie défier l’injustice.

Lorsque le pasteur luthérien dissident Dietrich Bonhoeffer fut conduit hors de sa cellule de prison nazie à la potence, ses derniers mots furent: « C’est pour moi la fin, mais aussi le commencement ». Bonhoeffer savait que la plupart de ses concitoyens étaient complices, par leur silence, d’une vaste entreprise de mort. Mais aussi désespéré que cela ait pu sembler sur le moment, il a affirmé ce que nous devons tous affirmer. Il n’a pas évité la mort. Il n’a pas survécu, en tant qu’individu. Mais il a compris que sa résistance et même sa mort étaient des actes d’amour. Il s’est battu et est mort pour le sacré de la vie. Il a offert, même à ceux qui ne l’avaient pas rejoint, une autre histoire, et son défi a fini par condamner ses bourreaux.

Nous devons continuer à résister, mais il faut maintenant le faire en ayant en tête l’idée inconfortable que des changements significatifs ne se produiront probablement pas de notre vivant. Cela rend la résistance plus difficile. Cela déplace la résistance du domaine du tangible et de l’immédiat vers l’abstrait et l’indéterminé. Mais renoncer à ces actes de résistance constitue une mort spirituelle et intellectuelle. Cela revient à se soumettre à l’idéologie déshumanisante du capitalisme totalitaire. Les actes de résistance maintiennent en vie un autre récit, renforcent notre intégrité, et peuvent donner à d’autres, que nous ne rencontrerons peut-être jamais, la volonté de se lever et de porter la flambeau que nous leur passons. Aucun acte de résistance n’est futile, que ce soit le refus de payer des impôts, la lutte pour une taxe Tobin, travailler à changer le paradigme économique néoclassique, révoquer une charte d’entreprise, organiser des votes mondiaux sur internet ou utiliser twitter pour catalyser une réaction en chaîne de refus contre l’ordre néolibéral. Mais nous devrons résister, et croire en l’utilité de cette résistance, car nous n’altèrerons pas instantanément la terrible configuration du pouvoir en place. Et dans cette longue, longue guerre, une communauté qui nous soutient émotionnellement et matériellement sera la clé d’une vie de défi.

Le philosophe Theodor Adorno a écrit que la préoccupation exclusive pour les problèmes personnels et l’indifférence à la souffrance des autres au-delà du groupe auquel on s’identifie est ce qui a finalement rendu le fascisme et l’Holocauste possibles. « L’incapacité de s’identifier aux autres fut la condition psychologique la plus importante qui permit qu’Auschwitz existe dans une humanité à peu près civilisée et pas trop nuisible » (« Éduquer après Auschwitz », dans Modèles critiques, p.216. ).

L’indifférence au sort d’autrui et l’élévation suprême du moi est ce que l’État-entreprise cherche à nous inculquer. Il utilise la peur, ainsi que l’hédonisme, pour désarticuler la compassion humaine. Nous devons continuer à combattre les mécanismes de la culture dominante, même si ce n’est que dans le but de préserver notre humanité commune à travers de petits, voire de minuscules actes. Nous devons résister à la tentation du repli sur soi et de l’ignorance de la cruauté ne nous touchant pas directement. L’espoir demeure dans ces actes de défi souvent imperceptibles. Ce défi, cette capacité de dire non, c’est exactement ce que cherchent à éradiquer les psychopathes qui contrôlent nos systèmes de pouvoir. Tant que nous serons prêts à défier ces forces, nous aurons une chance, si ce n’est pour nous-mêmes, du moins, ce sera pour ceux qui viendront après nous. Tant que nous défierons ces forces nous demeurerons en vie. Et pour l’instant, c’est la seule victoire possible.

Chris Hedges


« L’histoire de la vie », 
fresque murale de l’artiste italien Blu, Rome, Casal de’ Pazzi, 2015

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