lundi 6 février 2017

L’année vue par la philosophie







Les Chemins de la philosophie  par Adèle Van Reeth
L’année vue par la philosophie (30 janvier 2017 - 3 février 2017)
1/5 Le populisme est-il inévitable ?
avec :
Chantal Delsol : philosophe, historienne des idées politiques, et romancière
Raphaël Enthoven : philosophe, homme de radio
Marc Crépon : directeur de recherche à l'Université Paris Sorbonne et directeur du département de philosophie à l'École normale supérieure
2/5 De la famille à la politique : où sont les femmes ?
avec :
Camille Froidevaux-Metterie : Politiste professeure de science politique à l'Université de Reims Champagne Ardenne, membre de l'Institut Universitaire de France.
Karine Berthelot-Guiet : professeure des universités et directrice du CELSA-Paris-Sorbonne
Vincent Lemerre : délégué aux programmes de France Culture
3/5 A quoi servent les frontières ?
avec :
Mireille Delmas-Marty : Juriste, professeur honoraire au Collège de France
Michel Agier : Anthropologue, directeur d'études à l'Ecole des Hautes études en Sciences sociales (EHESS) et chercheur à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD)
Gérard-François Dumont : géographe, professeur à l'Université de Paris IV Sorbonne
4/5 Faut-il manger les animaux ?
avec :
Vinciane Despret : Philosophe
Philippe Descola : Professeur d'anthropologie au Collège de France
Astrid Guillaume : sémioticienne, maître de conférences à l'Université Paris Sorbonne et directrice des éditions La Völva
(5/5) : L'universel, à l'épreuve du mal
avec Julia Kristeva, théoricienne de la littérature, linguiste, psychanalyste et romancière

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Pourquoi le populisme ?  
Interview de Jacques Sapir, le 7 février 2017 - Millénaire3

Qu’est-ce qui vous a amené à réfléchir à la question du populisme ?

C’est d’abord un constat. J’observe la déconnexion de plus en plus manifeste entre les représentations dont sont porteuses les élites et les représentations de la population. J’ai même écrit un livre sur ce sujet, « Les économistes contre la démocratie », que j’ai publié chez Albin Michel en 2002. Actuellement, nous sommes en présence d’élites qui vivent séparées du reste de la population, qui ont leurs propres modes de vie, et qui finissent par ignorer la vie réelle de la majorité des concitoyens. Cela signifie que nous avons, grosso-modo 1% de la population qui est complètement « mondialisé », autrement dit qui peut aujourd’hui à Paris, demain à New-York, après-demain à Beijing. Il y a encore 5% de la population que l’on peut appeler « semi-mondialisées », qui se déplace fréquemment, mais pas systématiquement, à l’étranger. Les 94% du reste de la population sont en réalité bien plus statiques, et leur vécu est aux antipodes de celui de cette élite. Cette réalité, j’y fus confronté au début des années 1990 quand sévissait à l’époque ce que l’on appelait la « Brigade du Mariott », soit ces équipes de consultants internationaux qui ne connaissaient des pays où ils sévissaient que les chambres et les halls des grands hôtels internationaux.

Ces élites ont, par ailleurs, la capacité à se faire entendre ; ce sont – ou cela prétend être – des « prescripteurs d’opinions ». Ils prétendent donner leur style de vie, et leur profonde vacuité intérieure, en modèle au reste de la population. Cette capacité est d’autant plus forte qu’il existe une symbiose entre le monde politique et le monde journalistique. La fracture entre l’élite et la majorité de la population est un fait politique majeur. La victoire du « non » en France et aux Pays-Bas lors du référendum de 2005 sur le Traité Constitutionnel Européen avait été un événement fondateur de la représentation d’une élite qui fait fi du peuple. Il est aujourd’hui évident que l’Union Européenne concentre une large part du ressentiment contre les élites. Mais elle n’est pas seule sur ce point. Ceci peut aussi se dire des gouvernements des différents pays de l’Union européenne. Le sentiment que des élites ont des intérêts séparés et contradictoires avec ceux de la population n’est donc pas propre à la France et à l’Europe : on retrouve une telle représentation aux Etats-Unis notamment où le populisme fait parti de la culture politique. On ne peut pas comprendre la victoire de Donald Trump si l’on ne comprend pas le sentiment de colère qui existe dans une large partie de la population américaine. Et cette colère découle quant à elle de l’écart entre une petite élite de la population et la majorité de cette dernière[1].



Ce sont ensuite des lectures qui m’ont amené à une réflexion sur le populisme. J’ai été frappé par l’analyse de Carl Schmitt sur la possible dérive qu’il peut y avoir, dans un Etat de démocratie parlementaire, vers une forme de totalitarisme, dès lors que prédomine la légalité sur la légitimité[2]. Bien sur, Carl Schmitt est un auteur très contesté, et très contestable[3]. Mais, sur ce point, sur la critique qu’il articule contre le légalisme de la démocratie parlementaire, il a très certainement raison. A partir de là, j’ai lu les travaux de philosophie politique de Chantal Mouffe et de son compagnon Ernesto Laclau[4], qui montrent l’importance du populisme pour revivifier la démocratie.

Pour commencer, peut-on parler d’une montée des populismes en Europe et dans le monde ?

Je ne parlerais pas de montée des populismes, mais d’un sentiment croissant de frustration et de colère dans plusieurs pays, avec des effets différents selon les pays. Autant il existe un populisme instrumental en Angleterre, où les électeurs se sont servis d’un parti populiste, l’UKIP, pour avancer une protestation (référendum de juin 2016 sur le maintien du Royaume Uni au sein de l’Union Européenne) sans pour autant lui faire confiance lors des autres élections, autant en Italie et en France des partis populistes s’enracinent dans le système politique. Le Movimente 5 Stelle de Beppe Grillo, soit disant un épiphénomène, non seulement n’a pas disparu mais a continué à se renforcer. On voit un parti populiste être en tête des sondages aux Pays-Bas. En France, la montée du Front National traduit très largement le même phénomène, mais aussi la transformation de ce parti d’un mouvement d’extrême-droite, ce qu’il était incontestablement à sa naissance, en un mouvement populiste, qui désormais cale son discours sur sa prétention à défendre la majorité de la population, abandonnée par ses élites.

Les partis populistes gagnent-ils des électeurs parce que les partis traditionnels n’arrivent pas à entendre leurs revendications ?

Autant le défaut d’offre politique pouvait expliquer il y a une dizaine d’années la montée du Movimento 5 Stelle et du Front National, autant je pense que ce n’est plus le cas. Une mutation est en cours, avec une véritable adhésion aux thèses populistes. Ce n’est pas parce qu’un parti reprendrait leurs positions qu’ils seraient vidés de leurs électeurs. La classe politique continue à penser que ces partis sont des partis par défaut, et qu’il suffirait de tenir un certain type de discours pour voir leurs électeurs revenir vers les partis traditionnels. C’est une erreur.

Qu’est-ce qui a changé en l’espace de 10 ans ?

La stratégie des partis traditionnels pour récupérer des électeurs est devenue tellement transparente qu’elle ne fonctionne plus. D’où la nécessité de chercher à inventer des formules qui permettent de recycler les anciennes idées mais dans un contenant nouveau : c’est le cas d’Emmanuel Macron. Mais le phénomène Macron relève lui aussi du populisme, et on le voit avec son discours qui reprend des éléments dits « anti-système » alors qu’il est lui-même un pur produit du dit système. C’est aussi et surtout que les partis populistes, pour enraciner le vote de leur électorat, ont été obligés de se structurer idéologiquement (Movemento 5 Stelle), ou de changer de structuration idéologique et politique (la ligne Philippot au Front National). Il est extrêmement intéressant de regarder la progression du Front National sur des électorats où il n’était pas présent il y a 15 ans, comme les fonctionnaires en contact avec la crise sociale, les personnels de santé, les personnels enseignants, les forces de l’ordre. Ce sont les électorats sur lesquels il réalise dernièrement les gains les plus importants.

L’attitude de déni de la part des gouvernants et des grands partis traditionnels face à ces questions a eu un effet dévastateur. Face à des professionnels qui disent souffrir de ne plus pouvoir exercer leurs professions normalement, en raison de comportements religieux d’une partie de leurs publics, que ce soit dans l’enseignement ou dans la santé, on leur oppose le discours : il n’y a pas de problèmes religieux à l’hôpital, il n’y a pas de problèmes religieux à l’école, et ainsi de suite. Et bien si, il y en a, et tout le monde le sait. Il ne sert à rien de le nier ! Ce n’est pas en niant ces problèmes qu’on les fera disparaître. Et quand bien même les gouvernants reconnaissent l’existence de ces problèmes, ils n’apportent pas de solution. Or aujourd’hui les gens exigent d’une part que l’on reconnaisse leurs problèmes, et d’autre part que les pouvoirs publics agissent.

Pourquoi ces difficultés des partis traditionnels à dire les problèmes ?

Il y a des raisons idéologiques, en particulier à gauche. Face à un problème qui existe bel et bien, on estimera qu’il « n’est pas bien » de dire, pour rester sur mon exemple, qu’il y a un problème de religion avec les immigrés musulmans dans les hôpitaux : mieux vaut ne pas en parler. Ce comportement est désastreux. On n’en parle pas parfois en raison de l’existence d’un clientéliste au niveau local : on sait que le phénomène existe, mais en parler mettrait en cause les structures clientélistes établies. Cela est vrai à gauche comme à droite. Ainsi, dans des municipalités de la région parisienne, des maires passent des accords avec des associations proches des Frères musulmans, en échange de quoi elles battent le rappel pour les élections. Le clientélisme n’est pas un phénomène nouveau en France. Le clientélisme a existé, mais il n’avait pas la dimension communautariste qu’il tend à prendre aujourd’hui. En fait, ce à quoi on assiste aujourd’hui c’est qu’il se connecte avec des comportements culturels-religieux et identitaires. Car, les comportements identitaires existent, mais pas là où l’on pense. Bien entendu, nous avons quelques centaines de militants que l’on nomme « identitaires ». Les médias ont tendance à ne parler que des identitaires d’extrême droite, qui ne sont donc que quelques centaines, et à oublier les identitaires islamistes qui sont plusieurs milliers ou dizaines de milliers. Pourtant le danger est beaucoup plus de ce côté-là. Si l’on veut éviter le risque de guerre civile dans notre pays, il faut combattre sans relâche et sans faiblesse TOUS les identitaires, et en particulier ceux qui sont le plus dangereux, c’est à dire les identitaires communautaristes.

Des partis populistes mettent en avant la nation et demandent la sortie de leur pays de l’Union Européenne voire le retour à la monnaie nationale, d’autres non, tel Podemos en Espagne, pourquoi ?

La logique populiste de Podemos aurait dû l’entraîner à remettre en cause les institutions européennes et l’euro, or il reste très profondément un parti européen. Pourquoi ? Il faut compter avec l’histoire de chaque pays. Dans l’imaginaire politique français, on voit l’Etat comme un grand protecteur de la population. Ce qui n’est pas du tout le cas en Espagne, qui a connu la guerre civile, le franquisme, ce qui a délégitimé – et pour longtemps – toute position se réclamant de la Nation ou d’un Etat espagnol. C’est aussi le cas en Italie, où il est extrêmement difficile de tenir un discours de souveraineté ferme parce que les Italiens n’ont d’une certaine manière pas confiance dans leur Etat. De ce point de vue, il y a bien une spécificité française et anglaise, puisque l’on est en présence d’une très ancienne construction de l’Etat, réalisée sur plusieurs siècles qui fait aujourd’hui consensus.

Quel lien entretiennent populisme et démocratie ?

Ce ne sont pas les mêmes concepts même si ils sont aujourd’hui intimement liés. Une certaine forme de populisme est nécessaire à la démocratie, et vient même la revivifier. En tout cas c’est ce que je retiens de la lecture des travaux d’Ernesto Laclau, parce que le populisme renvoie toujours, à un moment donné, à la question de l’ordre politique à la question de sa légitimité. Le danger consubstantiel du système démocratique libéral est celui d’une déviation possible, ce qu’avait très bien montré Carl Schmitt, à ne concevoir la base de ce système que dans le principe de la légalité[5]. Non que le respect de la légalité ne soit lui aussi important. Mais, il est des lois injustes, et donc des systèmes de légalité qui ne sont pas démocratiques[6]. L’obsession pour la rule by law (i.e. la légalité formelle) et la fidélité au texte tourne bien souvent à l’avantage des politiques gouvernementales quelles qu’elles soient. À plusieurs reprises, David Dyzenhaus évoque ses propres analyses des perversions du système légal de l’Apartheid[7] en rappelant que cette jurisprudence avilissante tenait moins aux convictions racistes des juges sud-africains qu’à leur « positivisme»[8]. Or, le « positivisme » juridique, qui conduit à la fétichisation du légalisme, est une tentative pour nier le problème décrit par Carl Schmitt.

Le fonds du problème est que tout système politique est obligé à un moment donné de se spécialiser, d’établir des normes. Dès lors, il aura tendance à penser que ces normes sont à la fois l’aboutissement et l’origine du principe démocratique, alors que ce n’est pas, ce n’est jamais le cas : toute norme doit être susceptible d’être remise en cause. Mais qui a le droit de la remettre en cause ? Cela pose à la fois le problème de la légitimité, et celui de la souveraineté. La souveraineté est un concept absolument indispensable pour penser la démocratie.

Pourquoi ?

Vous pourrez trouver des Etats souverains qui ne sont pas démocratiques, mais il n’existe aucun Etat démocratique qui ne soit souverain. La souveraineté est une condition nécessaire à l’état de démocratie. Certes, cette condition n’est pas suffisante, nous le savons bien. Mais sans cette condition nécessaire, cela n’a simplement pas de sens de vouloir se battre pour la démocratie. Pour que puisse exister un mécanisme démocratique, et cela en est la première condition, il convient de définir précisément quel est le corps politique concerné. Avec une indétermination du corps politique, la démocratie dysfonctionne. C’est la raison pour laquelle la frontière est une question essentielle pour l’existence de la démocratie. A un moment donné se pose la question de savoir, est-ce que nous Français, ou Américains, ou Italiens, qui que nous soyons, pouvons-nous décider pour nous, ou est-ce que certaines décisions qui ont des conséquences importantes pour nos vies seront prises par d’autres ? C’est une interrogation fondamentale. Face à cela j’entends cet argument : vous voulez la souveraineté, mais regardez, des problèmes ne peuvent se résoudre que par la coopération ! Mais la coopération n’est absolument pas contradictoire avec la souveraineté, puisque des Etats souverains peuvent coopérer ! Simone Goyard-Fabre l’a très clairement établi[9]. La souveraineté est aussi une condition de l’état de démocratie parce que de la souveraineté, découle la légitimité. Aujourd’hui le problème est que le pouvoir, démocratique à l’origine puisqu’arrivé par des formes légales, tend à faire un usage injuste de ses prérogatives. Depuis Saint Augustin, il existe la distinction entre le tyran arrivé par des manières injustes au pouvoir, un coup d’Etat par exemple, et le tyran qui l’est devenu au cours de l’exercice de son pouvoir. Nous sommes dans ce deuxième cas de figure. Dans ce cas, ce pouvoir perd sa légitimité.

Vous avez pu écrire que la seule manière de sortir de la situation actuelle pour les dirigeants politiques serait de refaire de la politique sur le fond, mais que seules trois personnes portent un discours profondément politique : Marine le Pen, Nicolas Dupont-Aignan et Jean-Luc Mélenchon. Pourquoi seulement certains élus seuls pourraient-ils aborder des sujets de fond ?

L’Etat libéral démocratique a tendance à ramener vers le technique ce qui est de l’ordre du politique parce qu’il considère que la démocratie, ce sont les normes qu’il a édictées, et qu’à partir du moment où une norme est légale, elle est légitime. Nous vivons aujourd’hui en Europe, ou plus précisément dans l’Union européenne, dans des systèmes politiques légalistes — selon la typologie établie par Carl Schmitt —. On met la loi en avant, comme si les lois régnaient, comme si elles s’imposaient comme des normes générales, de manière technique, aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse. Or, la tendance à dépolitiser le politique est ressentie comme une agression par une majorité des gens car elle vise à leur retirer cette capacité de décider, c’est à dire sa souveraineté[10]. De plus, cette dépolitisation se fait sous couvert d’un discours moralisateur. Nous avons aujourd’hui un discours absolument insupportable qui est tenu par des politiciens, et par les journalistes à leurs soldes, et qui prétend représenter le « camp du bien ». Il faut d’ailleurs dire que la tendance que l’on observe depuis la fin des années 1980 à poser les problèmes comme des oppositions entre « bien » et « mal », cette tendance qui donna en son temps naissance à ce que l’on a appelé la « génération morale », aboutit à la fin du politique. C’est l’essence même de la dépolitisation du politique. Dès lors, le sentiment d’avoir été dépossédé du pouvoir démocratique se combine de plus avec un réel sentiment de rage qui provient du fait que ceux qui ont capturé à leur profit la politique, ceux qui ont tiré profit de cette dépossession du plus grand nombre, l’on fait sous couvert de la morale. Il est difficile d’imaginer une situation pire que celle ou un petit groupe commet des actes contraires à la morale mais au nom de cette dernière. J’avais identifié cette évolution qui a amené les élites à défendre leurs intérêts, en le dissimulent derrière un discours à dominante économique qui se prétend fondé en technique, dans mon livre de 2002, Les économistes contre la démocratie (Albin Michel).

Comment savoir si l’on peut en rester sur le plan technique ou si l’on doit se situer sur le plan politique pour apporter une solution à un problème donnée ?

Il convient de poser la question des critères, ce que j’ai fait dans mon ouvrage, Souveraineté, démocratie, laïcité (Michalon, 2016) : dès lors qu’un argument unique est capable de trancher une question, on est dans le champ du technique. Un exemple : vous êtes malade, votre médecin prescrit une opération. Même si on sait que tout médecin peut se tromper, à la fin des fins, le médecin répond à la question « faut-il opérer ce patient ? » sur la base d’une confrontation d’arguments techniques. En revanche pour répondre à la question « faut-il rester ou sortir de l’euro ? », on est dans le champ du politique parce qu’il y a un réel débat et qu’il n’y a pas un argument essentiel qui permettrait de le trancher.

Finalement, il faut comprendre l’émergence du populisme non point comme une pathologie mais au contraire comme un antidote aux dérives de l’Etat législateur et de sa tendance permanente à dépolitiser le politique. Il permet de revivifier le politique en tant qu’espace des antagonismes qui impose, sur le plan politique, d’opposer amis et ennemis.

En quel sens faut-il comprendre cette opposition amis/ennemis, particulièrement forte dans sa formulation ?

Chantal Mouffe, qui est indirectement une source d’inspiration pour Podemos, a posé à partir des travaux de Carl Schmitt cette distinction essentielle entre le politique et la politique[11], entre les espaces où dominent des relations antagonistes et les espaces marqués par des relations agonistes[12]. Le politique est lié à la dimension d’antagonisme qui existe dans les rapports humains, un antagonisme qui se manifeste sous une forme politique dans la construction du rapport ami/ennemi. Entre amis, on est dans la politique, et être en désaccord n’empêche pas de trouver des consensus. La politique vise à établir un ordre afin de pouvoir organiser la coexistence humaine en se coordonnant, même si les conditions sont toujours conflictuelles car traversées par le politique. L’agonisme qualifie dès lors un rapport entre des adversaires mais dans un cadre qui est admis par tous. C’est quelque chose d’universel.

Tout ceci permet de comprendre pourquoi l’affrontement agonistique, loin de représenter un danger pour la démocratie, est en réalité sa condition même d’existence. L’existence d’une démocratie réelle implique le conflit. Désigner l’ennemi c’est aussi permettre de reconnaître qui sont ses amis. Désigner l’ennemi, préciser quel sera l’espace des relations antagonistes, est donc nécessaire à la définition de l’espace des relations agonistes. C’est là que Podemos n’est pas allé jusqu’au bout, ce mouvement n’a pas une vision claire de ce qui doit relever pour lui de l’antagonisme.

Les populismes construisent leur opposition aux élites sur ce mode ?

Oui, il est dans la logique du populisme de chercher à unifier le peuple contre ceux que l’on veut renverser, mais cela n’implique pas que ce peuple soit homogène. Ou, plus précisément, cette unité du peuple est le résultat d’une mobilisation politique qui transcende les facteurs objectifs d’hétérogénéité. C’est une construction politique et non un état naturel des choses. Au sein même d’un mouvement populiste comme Podemos, le principe de rassemblement (ou d’inclusion) va de pair avec un principe de séparation : il faut à un moment séparer les gens, par exemple séparer le peuple de l’élites, pour permettre à une partie de ces gens séparés de pouvoir s’entendre ensemble.

Pathologie, menace, déraison, démagogie, les mots associés au populisme par les médias sont généralement très dépréciatifs, cette vision est-elle malgré tout fondée pour partie ?

Le discours consistant à dire « vous ne savez pas, nous savons, et avons le droit de décider pour vous » est l’exemple même du discours antidémocratique. Nous l’entendons constamment quand des élus expliquent : « vous avez voté ceci, mais au fond ce n’est pas ce que vous vouliez faire », ou « vous ne savez pas ce sur quoi vous avez voté ». C’est ce que l’on a vu lors du vote du référendum de 2005 sur le projet de traité constitutionnel. Après la victoire du « Non », et ce n’était pas une courte victoire comme lors de celle du « Oui » au traité de Maastricht, tous les partisans du Traité ont commencé à prétendre que les français avaient voté pour telle ou telle raison, mais jamais sur la réalité du traité. Ce qui était, bien entendu un immense mensonge. De même, quand nous avons eu la victoire du « Brexit » en juin 2016, les mêmes ont prétendu que les britanniques, en réalité, ne voulaient pas sortir de l’UE, et ce contre toutes les évidences. A chaque fois, donc, on remet en cause le vote démocratique. En réalité, ceux qui tiennent ce discours défendent leurs intérêts. Mais, ce faisant, ils délégitiment le cadre même qu’ils défendent et ils ne laissent plus comme seule solution que la victoire des forces populistes. Car, en définitif, ce qui explique le succès actuel des forces populistes, c’est le mépris que montrent les élites pour l’opinion de la grande majorité. Ce mépris, venant à la suite de l’accumulation insensé de richesses à laquelle se livre l’élite alors que les revenus médians stagnent depuis des années, non seulement condamne la dite élite, mais il légitime à son égard les mesures qui, à terme, se révéleront les plus extrêmes.

La mondialisation et ses conséquences sont-elles davantage prises en compte dans les partis populistes que dans les autres partis ?

La mondialisation recouvre à la fois un phénomène d’extension des échanges, un modèle de circulation des capitaux, et un projet politique de constitution d’un marché à l’échelle mondiale. C’est ce projet qui est hautement contestable. Le problème est que les partisans de ce projet présentent un récit, qui est de l’ordre du roman, qui voudrait montrer que l’humanité tend à une globalisation de ses échanges qui nous amène vers la paix. En réalité, que constate-t-on en regardant l’histoire ? Comment est-ce que l’économie chinoise fut-elle ouverte au commerce international au XIXème siècle ? Par la force militaire. Comment est-ce que l’économie japonaise fut-elle ouverte au commerce international ? Par la force militaire. Toujours, le navire de commerce fut précédé par le navire de guerre. Le roman que l’on nous présente n’est qu’une immense imposture. Par ailleurs, ces échanges n’ont pas apporté la paix. Le meilleur exemple est qu’en 1914, la France et l’Allemagne étaient mutuellement les principaux partenaires économiques. Prétendre que le commerce serait une forme de pacification du monde est un mensonge. L’argument selon lequel la globalisation marchande nous apportera la paix est donc faux. De fait, la globalisation permet de faire baisser, à l’intérieur des pays développés, les salaires dans les secteurs ouverts à la concurrence internationale. Des études précises ont été faites sur les différents pays concernés et en particulier aux Etats-Unis[13]. Il convient de ré-estimer les inconvénients de cette globalisation que j’ai exposés dans mon livre La démondialisation (Seuil, 2011).

Pourquoi les partis de gouvernement n’ont-ils pas un discours plus équilibré sur la mondialisation et ce qu’elle apporte ?

C’est une question d’intérêts. En fait, dans le mode de vie de l’élite, ce mode de vie que l’on propose comme un idéal à atteindre au reste de la population tout en sachant qu’il ne pourra jamais être atteint, on a des revenus qui sont globalisés, on a une consommation qui est globalisée, un téléphone portable construit en Chine que l’on écoute sur une trottinette électrique fabriquée en Corée. Le modèle, pour cette élite, c’est d’être employé par une entreprise américaine qui vous emploie à Singapour et d’aller passer ses vacances d’hiver en Afrique du Sud. Bref, c’est vivre dans ce que l’on appelle la « culture de l’aéroport », bien sur pas celle du passager normal, mais celle de la classe affaires, voire de la première classe, et en espérant un jour pouvoir se déplacer en avion d’affaires. Quand on gagne plus de 10 000 euros par mois, il est facile de se dire « citoyen du monde »…Et de ne pas voir que la contrepartie de ce salaire c’est le maintien de dizaines de personnes dans la misère. Quand on s’émerveille sur les beautés d’un coucher de soleil sur le golfe du Bengale, il est facile de ne pas voir les forçats qui désossent les navires dans des conditions terribles.

De la même manière, quand on travaille pour l’Union européenne, et de cela je peux en parler ayant travaillé comme expert à Bruxelles, on trouve la construction européenne merveilleuse. Et pour cause, l’UE étant considérée comme une organisation internationale, on ne paye pas d’impôts, mais on continue – si l’on est un haut fonctionnaire français – à toucher une « prime de dépaysement »… Fondamentalement, appartenir à l’élite mondialisée, c’est faire partie d’une classe de compradores. Par ces mots on appelait ces marchands qui commerçaient avec l’étranger, et par dérivation une classe sociale dont les intérêts sont liés à un autre pays que le sien, dans une logique de domination de son propre pays. Donc, faire partie de l’élite mondialisée, c’est aujourd’hui non seulement mener une vie sans commune mesure avec celle du reste de la population, mais être connivent des formes de domination que des puissances étrangères, qu’elles soient nationales ou supranationales, exercent sur cette population.

C’est aussi une question idéologique. En 2008 j’étais invité par le Parti socialiste suite à la crise financière. J’ai présente mes analyses, et Harlem Désir de rétorquer : ne remettons surtout pas en cause le libre échange, qui est la forme moderne de l’internationalisme. Cette vision idéologique, d’une certaine manière, empêche toute discussion. Elle vient aussi ce coupler avec le fait que dans certains pays, des ressortissants haïssent leur propre pays. Ils ne le diront jamais ainsi, ils ne le ressentent probablement pas ainsi, mais cela revient à ça ; ils haïssent leur pays parce qu’ils sont persuadés que leurs gouvernements ont commis des crimes, ce qui est au demeurant vrai. Alors, au lieu de haïr ces gouvernements, ce qui serait la réponse logique à ce problème, ils haïssent le fait même qu’il puisse exister un gouvernement représentant ce pays. Et donc, à leurs yeux, la solution devient de faire disparaître tout gouvernement de ce pays au profit d’un gouvernement mondial.

Je reviens à la question de la politisation. Le populisme remet dans le champ du débat des questions que les gouvernants voudraient voir closes, c’est cela ?

Tout à fait. L’enjeu aujourd’hui est de revivifier les démocraties. Seuls des mouvements populistes et des mouvements souverainistes — à la fois populistes et conscients de l’importance de la souveraineté — sont à même de pouvoir le faire. Nous serons toujours confrontés à la dérive des systèmes de la démocratie libérale vers la dépolitisation, vers le registre technique. C’est la raison pour laquelle je pense que le populisme a autant d’avenir que la démocratie. Les partis populistes ont la tâche historique de mener des réformes importantes dans les pays européens, et dès lors qu’ils les auront accomplies, il est dans la logique des choses qu’ils disparaissent, ou mutent. Le Gaullisme a bien eu plusieurs incarnations différentes. Le populisme sera alors en sommeil et renaitra au moment où nous serons à nouveau confrontés aux problèmes qui lui ont donné naissance. Le populisme ne correspond pas à un état stable mais à une phase critique de la démocratie. Il est à la fois le symptôme des désordres de la démocratie et le remède à ces désordres. Mais, une fois le système politique re-légitimé, le populisme perd se son attrait, et devient, en réalité, un parti comme les autres. C’est ce qui est arrivé au gaullisme, non en tant qu’idéologie mais en tant que parti.

Quels seraient malgré tout les risques liés à l’arrivée au pouvoir de partis populistes ou populistes-souverainistes ?

Je ne vois pas plus de dangers que pour d’autres partis. Le populisme n’est pas la démagogie. La démagogie, elle, est dangereuse. Dans la démagogie, vous avez une autre forme du mensonge qui est aujourd’hui proféré par les élites. Quand on entend un candidat prétendre qu’il est un candidat « antisystème » alors qu’il est en réalité l’expression la plus achevée du « système », c’est à dire de l’élite actuelle, et qu’il a largement profité des mécanismes de ce dit système, comme par exemple en usant de son portefeuilles ministériel pour lever des fonds pour son mouvement, alors oui, on peut dire que l’on est en présence d’un démagogue, comme pouvait l’être Catilina à l’époque de la fin de la République Romaine. La démagogie représente un véritable danger. Un parti populiste qui y céderait deviendrait certainement dangereux.

De même, la défense de l’aspiration souverainiste est une bonne chose, car le souveraineté du peuple est le fondement de l’existence de la démocratie. Mais, un parti qui se prétendrait souverainiste, et qui ne serait qu’un parti xénophobe, pourrait lui aussi constituer un danger. Une pensée qui construirait l’altérité comme un danger par principe divise le peuple. Mais il faut alors comprendre que cette altérité peut aussi être construite par des minorités, en particulier sous forme de revendication agressive de leur existence minoritaire. Il faut ici toujours rappeler le préambule de notre constitution : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République »[14]. Mais, ce texte doit être compris comme une injonction à ne pas construire des communautés séparées, car ce serait alors la négation de la République. On ne peut vouloir les avantages du régime républicain sans en affronter les obligations. Quand on met en garde contre la dégradation de la personne humaine, on met en garde contre la dégradation des femmes, par leur enfermement dans des clôtures qu’elles soient visibles ou qu’elles soient symboliques. On ne peut choisir à la carte certains des avantages de la République pour soi et se refuser à ce que la République impose. On ne peut vouloir une société de droits si l’on n’accepte pas en même temps les devoirs.

Ces différents risques ne sont pas spécifiques au populisme ni au souverainisme. Je l’ai dit, le repli identitaire peut être le fait du communautarisme, qui n’est en réalité qu’une forme de la revendication identitaire exacerbée. Le fait de dire nous voulons décider pour nous ne veut pas dire que l’on veut décider à la place des autres.

Quel pourrait être le visage de l’Europe dans 15 ans ?

Je pense qu’il sera très différent de ce qu’est l’Union européenne actuellement. D’ailleurs, il faut dire que l’Europe n’existe pas institutionnellement. L’Europe a une existence culturelle, mais elle englobe alors des pays comme la Russie, comme la Norvège. Ce qui existe institutionnellement, et ce qui soit-dit en passant est aujourd’hui bien malade, c’est l’Union européenne. Soit l’Union Européenne aura changé de manière profonde et dans ce cas aura survécu, soit elle aura éclaté et on assistera à de nouvelles formes d’alliances et de regroupements. Mais est-ce que l’Union Européenne sera capable de revenir à une forme moins intégrée et à des modes de coopération entre Etats, ou faudra-t-il que l’UE éclate et que se reconstituent d’autres formes de coopération ? Cette question est aujourd’hui centrale. Compte tenu de l’expérience de ces dernières années, on peut être pessimiste quant à la capacité de l’UE à se réformer et l’on peut légitimement penser qu’il faudra en passer par une phase d’éclatement, phase qui a sans doute été engagée par le « Brexit », pour que l’on puisse assister par la suite à une recomposition.

[1] L AW R E N C E M I S H E L E L I S E G O U L D, etJ O S H B I V E N S, WAGE STAGNATION IN NINE CHARTS, Economic Policy Institute, Washington DC, 6 janvier 2015.

[2] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932.

[3] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, Verso, 2002. Voir aussi Kervégan J-F, Que Faire de Carl Schmitt, Paris, Gallimard, coll. Tel Quel, 2011

[4] Laclau E., La Raison Populiste, FCE, Buenos Aires, 2005

[5] Schmitt C., La notion de politique, trad. M.-L. Steinhauser, Paris, Champs Flammarion, 1994, (1937).

[6] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, Cambridge University Press, Londres-New York, 2006.

[7] Dyzenhaus D, Hard Cases in Wicked Legal Systems. South African Law in the Perspective of Legal Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1991.

[8] Dyzenhaus D., The Constitution of Law. Legality In a Time of Emergency, op.cit., p. 22.

[9] Goyard-Fabre S., « Y-a-t-il une crise de la souveraineté? », in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498.

[10] Bellamy R., (1994). ‘Dethroning Politics’: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F. A. Hayek. British Journal of Political Science, 24, pp 419-441

[11] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17.

[12] Mouffe C., Agonismes. (trad. Denyse Beaulieu) Paris, Beaux-Arts de Paris les éditions, 2014.

[13] Bernstein J., E. McNichol, A. Nicholas, Pulling Apart. A State-by-State Analysis of Income Trends, Washington (D. C.), Center of Budget and Policy Priorities et Economic Policy Institute, avril 2008 ; J. Bivens, « Globalization, American Wages and Inequality », Economic Policy Institute Working Paper, Washington (D. C.), 6 septembre 2007.

[14] http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/la-constitution/la-constitution-du-4-octobre-1958/preambule-de-la-constitution-du-27-octobre-1946.5077.html
 

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