mercredi 5 juillet 2017

Comment Vladimir Poutine voit le monde

MAJ de la page : Conversation avec Monsieur Poutine

Comment Vladimir Poutine voit le monde
Par Robert Parry, le 13 juin 2017 - Consortium News / Les Crises (trad.)

Les médias mainstream américains ont assumé le rôle de protéger les Américains de points de vue alternatifs, ce qui explique pourquoi les longues interviews d’Oliver Stone avec Vladimir Poutine inquiètent tant.

Il y a eu un temps où je pensais qu’il était de la responsabilité d’un journaliste américain d’entendre toutes les parties d’une dispute et ensuite d’expliquer le problème aussi justement que possible aux Américains, ainsi ils seraient armés d’assez de faits pour établir leurs propres jugements et agir comme véritables souverains dans une démocratie.

Oliver Stone interviewant le Président russe Vladimir Poutine dans l’émission de Showtime « The Putin Interviews ».

Je réalise à quel point cela semble naïf aujourd’hui, alors que le journalisme américain a glissé vers un nouveau paradigme dans lequel les principaux médias croient devoir soutenir la version de l’establishment, quelle que soit, et écarter ou discréditer tous faits gênants ou analyses alternatives.

Aujourd’hui le New York Times, le Washington Post et le reste des médias mainstream n’autorisent qu’au compte-gouttes l’expression de quelques vues alternatives, et se contentent sinon d’accumuler les dernières trouvailles de la pensée unique.

C’est pourquoi la série de quatre interviews du metteur en scène Oliver Stone avec le Président russe Vladimir Poutine sur « Showtime » ne manquera pas de provoquer l’indignation et la moquerie de la quasi-totalité des grands médias américains. Comment peut-on oser laisser Poutine expliquer sa vision des défis auxquels le monde fait face ? Pourquoi diable un américain sain d’esprit traiterait le leader russe avec politesse et – mon Dieu ! – respect ?

En ce qui concerne Poutine, le nouveau paradigme des médias américains requiert soit le tombereau d’injures frontales soit le caviardage systématique de ses explications, en particulier si elles s’appuient sur des informations qui présentent le gouvernement américain sous un mauvais jour. C’est qu’il faut protéger les Américains de « la propagande et la désinformation russes ».

En d’autres termes, puisque les « gardiens de la vérité » mainstream enjoignent les Américains de ne pas regarder « The Putin Interviews » de Stone, la série touchera probablement une audience relativement réduite et la diabolisation de Poutine et de la Russie continuera tambour battant.

Le public américain peut ainsi être préservé de quelques révélations historiques dérangeantes et du déconcertant vertige qui vient des informations qui perturbent « ce que tout le monde sait être vrai ».

Dans la version « director cut » ou longue de la série de quatre parties que j’ai regardée, Stone laisse Poutine expliquer de façon détaillée ses opinions sur les crises actuelles, mais il lui soutire des aveux qui pourraient surprendre venant d’un dirigeant russe. Il met aussi Poutine mal à l’aise à certaines occasions.

– Concernant le développement de la bombe nucléaire par l’Union soviétique à la fin des années 40, Poutine dit que des scientifiques russes et allemands travaillaient sur le projet mais avaient eu l’aide de certains participants au programme nucléaire américain :

« Nos renseignements ont aussi reçu beaucoup d’informations des États-Unis. Il suffit de se souvenir des époux Rosenberg qui furent électrocutés. Ils n’ont pas obtenu cette information, ils nous l’ont juste transmise. Mais qui l’a obtenu ? Les scientifiques eux-mêmes – ceux qui ont développé la bombe atomique.

Le champignon atomique de la bombe lâchée sur Hiroshima, Japon, le 6 août 1945

« Pourquoi ont-ils fait ça ? Car ils connaissaient les dangers. Ils ont laissé le génie sortir de sa bouteille. Et maintenant le génie ne peut plus y être remis. Et cette équipe internationale de scientifiques, je pense qu’ils étaient plus intelligents que les politiciens. Ils ont donné cette information à l’Union soviétique de leur propre chef pour rétablir l’équilibre nucléaire dans le monde. Et que faisons-nous aujourd’hui [avec le retrait américain des traités sur les missiles anti-balistiques] ? Nous essayons de détruire cet équilibre. Et c’est une énorme erreur ».

– Sur les origines du terrorisme islamiste moderne, Poutine dit : « Al Qaïda n’est pas le résultat de nos activités. C’est le résultat des activités de nos amis américains. Tout a commencé durant la guerre soviétique en Afghanistan [dans le années 80] quand les agents du renseignement américain ont apporté leur soutien à différentes formes de fondamentalisme islamique, les aidant à combattre les troupes soviétiques en Afghanistan.

« Ainsi ce sont les Américains eux-mêmes qui ont encouragé al-Qaïda et [Oussama] ben Laden. Avant d’en perdre le contrôle. Et cela arrive toujours. Et nos partenaires aux États-Unis auraient dû le savoir. Donc ce sont eux les fautifs ».

Stone rappelle comment le directeur de la CIA du Président Reagan, William Casey, a cherché à exploiter le fondamentalisme islamique pour déstabiliser les régions musulmanes de l’Union soviétique et provoquer un changement de régime à Moscou.

Poutine ajoute : « Ces idées vivent toujours. Et quand ces problèmes en Tchétchénie et dans le Caucase sont apparus [après la chute de l’Union soviétique en 1991], les Américains, malheureusement, ont soutenu ces processus. Nous [les Russes] considérions que la guerre froide était finie, que nous avions des relations transparentes avec le reste du monde, avec l’Europe et les États-Unis. Et nous comptions assurément sur leur soutien, mais au lieu de cela, nous avons vu que les services de renseignements américains soutenaient les terroristes.

« Je vais dire quelque chose de très important, je crois. A l’époque, nous étions très confiants dans les mots de nos partenaires américains, qui parlaient de soutien à la Russie, du besoin de coopérer, y compris dans la lutte contre le terrorisme, alors qu’en réalité ils utilisaient ces terroristes pour déstabiliser la situation politique intérieure en Russie ».

– Sur l’expansion de l’OTAN en Europe de l’Est, Poutine déclare : « Il y avait un accord pour ne pas étendre l’OTAN vers l’Est. [Mais] cet accord n’était pas inscrit sur papier. C’est une grande erreur de M.Gorbachev [le dernier Président de l’Union soviétique]. En politique, tout doit être entériné sur papier ».

Des jets volant au dessus du quartier général de l’OTAN, où les membres de l’OTAN s’était réunis pour un meeting le 25 mai 2017 à Bruxelles. (photo officielle de la Maison-Blanche prise par Shealah Craighead)

« Mon impression est qu’afin de justifier son existence, l’OTAN a besoin d’une cible externe, il y a la recherche permanente d’un ennemi, ou certains actes de provocation pour désigner quelqu’un comme adversaire ».

– A propos des bases de missiles que l’OTAN a installées en Europe de l’Est, Poutine déclare : « Et que sommes-nous supposés faire ? Dans ce dossier nous sommes obligés de prendre des contre-mesures. Nous sommes obligés de diriger nos missiles vers les installations qui nous menacent. Et la situation continue de se tendre. […]

« Il y a deux menaces pour la Russie. La première menace, l’implantation de ces missiles anti-balistiques près de notre frontière avec les pays de l’Europe de l’Est. La seconde menace, c’est que les rampes de lancement de ces missiles anti-balistiques peuvent être transformées en quelques heures en rampes de lancement de missiles offensifs. Regardez, si ces missiles anti-balistiques sont placés en Europe de l’Est, si ces missiles sont placés sur l’eau, patrouillant dans la Méditerranée, les mers du Nord, et en Alaska, c’est presque tout le territoire russe qui serait encerclé par ces systèmes.

« Comme vous pouvez le voir, il s’agit là encore d’un erreur stratégique majeure de nos partenaires [un mot que Poutine utilise pour se référer aux États-Unis]. Car toutes ces actions donneront lieu à une réponse appropriée de la Russie. Et cela signifie ni plus ni moins qu’un nouveau cycle de course aux armements. […]

« Quand l’Union soviétique s’est effondrée, ils [les dirigeants américains] étaient prisonniers de l’illusion que les États-Unis étaient capables de tout, et qu’ils pouvaient [agir] impunément. C’est toujours un piège, car dans cette situation la personne ou le pays se met à commettre des erreurs. On ne ressent plus le besoin d’analyser les situations, ou de penser aux conséquences. Et le pays devient inefficace. Une erreur suit l’autre. Et je pense que c’est le piège dans lequel se sont enfermés les État-Unis ».

– Sur l’éventualité d’une guerre nucléaire, Poutine déclare : « Je ne pense pas que quiconque survivrait à un tel conflit ». Concernant les plans des États-Unis pour la création d’un bouclier antimissile, il déclare : « Il y a une menace provenant de l’illusion d’être protégé, et de cela peut découler un comportement plus agressif. C’est pourquoi il est si important d’empêcher les actions unilatérales. C’est pourquoi nous proposons de travailler conjointement sur le système de missile anti-balistique ».

– Sur les néoconservateurs américains qui dominent actuellement le milieu de la politique étrangère et des principaux médias des États-Unis, Stone décrit « les éléments néoconservateurs comme tellement déterminés à défendre leurs opinions, à faire gagner leur cause que cela en devient dangereux ». Poutine répond : « Je les crains aussi ».

– Dans une interview le 16 février 2016, Stone l’interroge à propos de la campagne présidentielle américaine, ce à quoi Poutine répond : « Nous sommes prêts à travailler avec quiconque sera élu par le peuple américain. Je l’ai dit à plusieurs reprises et c’est la vérité. Je crois que peu importe le résultat, rien ne changera. […] La puissance de la bureaucratie américaine est très importante. Et il y a beaucoup de choses qui ne sont pas visibles aux candidats avant qu’ils ne deviennent Président. C’est à l’instant où le vrai travail commence qu’il ou elle sent cette charge.

Donald Trump parlant à ses supporters lors d’un meeting au Phoenix Convention Center à Phoenix, Arizona. 29 octobre 2016. (Flickr Gage Skidmore)

« Mon collègue, Barack Obama, a promis de fermer Guantanamo. Il n’y est pas parvenu. Pourtant je suis convaincu qu’il voulait sincèrement le faire. […] A l’inverse de beaucoup de nos partenaires, nous n’avons jamais interféré dans les affaires domestiques d’autres pays. C’est un des principes auxquels nous sommes attachés dans notre travail ».

– Dans une interview en février 2017, qui a été ajoutée au milieu de l’escalade des accusations d’interférence de la Russie dans les élections américaines Stone relève que Donald Trump est « votre quatrième Président » et demande : « Qu’est ce que cela change ? »

« Pratiquement rien », dit Poutine avec un sourire ironique. « La vie fait quelques changements pour vous. Mais globalement, partout, spécialement aux États-Unis, la bureaucratie est très forte. Et c’est la bureaucratie qui dirige le monde ».

Questionné à propos des prétendues interférences russes pour aider Trump, Poutine répond : « Vous savez, c’est une affirmation vraiment idiote. Certes, nous aimions bien le président Trump et nous l’aimons toujours car il a publiquement annoncé qu’il était prêt à restaurer les relations américano-russes. […] Certainement, nous devons attendre et voir comment, en réalité, en pratique, les relations entre nos deux pays vont se développer. […] »

Stone : « Alors pourquoi prendre la peine de pirater les élections ? »

Poutine : « Nous n’avons pas du tout piraté les élections. Il serait difficile d’imaginer que n’importe quel autre pays – ou même un pays tel que la Russie, serait capable d’influencer sérieusement la campagne électorale ou les résultats d’une élection. […] Toute discussion concernant l’influence que nous aurions eue sur le résultat de l’élection américaine est un mensonge. Ils le font pour un certain nombre de raisons.

« Premièrement, il essayent de détruire la légitimité du président Trump, de créer les conditions qui doivent nous empêcher de normaliser nos relations, et ils veulent créer des instruments supplémentaires pour mener une guerre politique interne. Et les relations Russie-États-Unis, dans ce contexte, ne sont qu’un instrument du combat politique interne aux États-Unis. […] Nous connaissons tous leurs tours ».

– Sur la cyberguerre et la possibilité que le renseignement américain ait implanté un malware et des back-doors dans des logiciels vendus à la Russie, Poutine déclare : « Eh bien, vous ne me croirez pas, mais je vais dire quelque chose d’étrange. Depuis le début des années 90, nous avons acté que la guerre froide est terminée. Nous pensions qu’il n’y avait aucune nécessité de prendre des mesures de protection supplémentaires, car nous nous voyions comme partie intégrante de la communauté mondiale.

Une scène hivernale à Moscou, près de la place Rouge. (Photo prise par Robert Parry)

« Nous n’avions aucun équipement à nous. Nos entreprises, nos institutions d’État et départements administratifs, ils achetaient tout – matériels informatiques et logiciels. Et nous avions eu beaucoup d’équipement provenant des États-Unis, de l’Europe, des équipements utilisés par nos services de renseignements et notre ministère de la Défense. Mais récemment nous sommes évidemment devenus conscients de la menace que tout cela représente.

« C’est seulement ces dernières années que nous avons commencé à penser à la manière d’assurer notre indépendance technologique, telle que la sécurité. Nous y avons évidemment consacré beaucoup d’attention, et avons pris les mesures appropriés. […] Nous devons rattraper les autres ».

Lors d’un aparté avec le traducteur à portée de voix de Poutine, Stone observa : « Il a au une réaction amusante à propos de cette histoire, comme si il se sentait un peu coupable ».

– Sur les dangers pour la Russie d’une cyberguerre avec la Russie, Poutine déclara : « Il est presque impossible de semer la peur parmi les citoyens russes. […] Et deuxièmement, les économies qui sont plus sophistiquées, en terme technologiques, sont davantage vulnérables à ce type d’attaque. Mais dans n’importe quel cas, c’est un phénomène très dangereux. Une voie très dangereuse à suivre pour une compétition et nous avons besoin de règles pour l’encadrer ».

Quand Stone évoqua la possibilité d’un traité, Poutine déclara, « Je ne veux pas dire ça, mais vous venez simplement de me le soutirer. Vous me l’avez fait dire. Il y a un an et demi, en automne 2015, nous avons présenté une proposition que nous avons soumise à nos homologues américains. Nous avons suggéré que nous devions travailler sur ces problèmes et arriver à un traité, un accord sur les règles à suivre dans ce domaine. Les américains n’ont pas répondu, ils ont gardé le silence, il ne nous ont donné aucune réponse ».

– Sur les allégations sur la santé de Poutine, Stone demanda, « Y a-t-il une possibilité de clarifier votre état de santé ? »

Poutine répondit indirectement : « Je me souviens que lorsque je suis parti de St. Petersbourg à Moscou [dans les années 1990], j’ai été surpris et choqué par le nombre de malfrats amassé ici à Moscou et leurs comportements étaient très choquants, je n’ai pas pu m’y habituer pendant très longtemps. Ces gens n’avaient absolument aucun scrupule. […] Ma tâche était de faire la différence entre le pouvoir et l’argent ».

Stone : « Alors il n’y a aucun compte en banque à Chypre ? »

Poutine : « Non, il n’y en a jamais eu. Ça n’a simplement aucun sens, et si c’était le cas nous aurions dû y faire face il y a longtemps de cela ».

– Bien que Poutine soit resté discipliné et maître de soi durant les longues séances avec Stone, le président russe est apparu plus gêné quand Stone l’a questionné sur ses futurs plans et sur le risque pour un dirigeant de se voir comme indispensable à une nation.

Le président russe Vladimir Poutine prêtant le serment présidentiel lors de sa troisième cérémonie d’investiture le 7 mai 2012. (Photo du gouvernement russe)

Citant la possibilité que, s’il se présentait de nouveau aux présidentielles et gagnait, Poutine aurait été au pouvoir – comme Premier ministre ou Président – durant 24 ans, Stone demande « Pensez-vous que la Russie ait besoin de vous à ce point là ? »

Poutine : « La question que vous avez posé est si la Russie a besoin de quelqu’un à ce point – la Russie elle-même décidera. Une transformation du pouvoir doit évidemment se faire. […] Pour finir, laissez moi me répéter – les citoyens de la Russie vont prendre la décision finale. Concernant les élections de 2018, j’aimerais dire qu’il y a des affaires, des affaires qui pourraient avoir des manigances et du mystère. Donc je ne vais pas répondre à cette partie de la question ».

Stone : « J’ai dit si… »

Poutine : « Nous ne devrions pas parler au conditionnel ».

Stone suggéra ensuite davantage de transparence lors des prochaines élections.

Un Poutine austère répondit : « Pensez-vous que notre but et de prouver quelque chose à quelqu’un ? Notre but est de renforcer notre pays ».

Stone : « C’est un argument dangereux. Cela marche dans les deux sens. Ceux qui abusent du pouvoir disent toujours que c’est une question de survie ».

Poutine : « Nous ne parlons pas de survie et nous n’essayons pas de nous justifier. Certes, prendre en compte les tendances négatives dont vous parliez – l’héritage soviétique, l’héritage impérialiste, c’est quelque chose du passé. Mais nous devons aussi penser à l’héritage positif. La Russie a été construite il y des centaines d’années ; elle a ses propres traditions. Nous avons notre conception de ce qui est juste ou injuste, nous avons notre propre définition de ce qu’est un gouvernement efficace.

« La question n’est pas d’aider quelqu’un à s’accrocher au pouvoir ou à le revendiquer. Elle est d’assurer notre développement économique et de le maintenir, d’augmenter nos aptitudes défensives, et pas juste durant les périodes de crises et de difficultés ».

Stone : « M. Poutine, je ne doute pas un instant de votre fierté de servir la Russie ou du fait que vous êtes un enfant de la Russie, et de ce que vous avez fait de très bien pour elle. Nous connaissons tous le prix du pouvoir. Quand nous sommes au pouvoir trop longtemps, quelle qu’en soit la raison, les gens ont besoin de nous mais dans le même temps nous avons changé et nous ne le savons même pas ».

Poutine : « En effet, c’est une situation très dangereuse. Si une personne au pouvoir ressent qu’il a été perdu, ce lien connectant cette personne au pays et aux citoyens de base du pays, alors il est temps pour elle de partir ».

Davantage d’informations à venir concernant l’explication de Poutine sur la crise ukrainienne. Concernant le style et la stratégie de Stone lors de l’interview de Poutine, cliquez ici.

Le journaliste d’investigation Robert Parry a dévoilé une grande partie des scandales Iran-Contra pour l’Associated Press et Newsweek dans les années 80.

* * *

Merci pour cette conversation, M. Poutine
Par Bruno Guigue, le 1 juillet 2017 - Les Crises

C’est un événement. Pendant quatre heures, les Français ont pu regarder sur France 3 les “Conversations avec M. Poutine” du cinéaste Oliver Stone. Comment ce documentaire de qualité, où la parole est longuement donnée au président de la Fédération de Russie, a-t-il pu passer entre les mailles du filet ? Comment a-t-il pu échapper à la vigilance de nos censeurs qui, au nom des droits de l’homme, nous infligent leur propagande en guise d’information ? Mystère, mais ne boudons pas notre plaisir.

Oliver Stone étant citoyen des USA, ces entretiens filmés entre juin 2015 et février 2017 portent pour l’essentiel sur les tensions géopolitiques entre Moscou et Washington. Lorsque le cinéaste lui demande, en février 2017, si l’élection d’un nouveau président américain est susceptible de changer quelque chose, Vladimir Poutine répond : “presque rien”. C’est “la bureaucratie”, explique-t-il, qui exerce le pouvoir à Washington, et cette bureaucratie est inamovible. En effet. A peine élu, Donald Trump est devenu l’otage de “l’Etat profond”.

L’intérêt de ces entretiens est qu’ils mettent en perspective la pesanteur du “deep State”, sa dimension structurelle. Les Russes ont le sens de l’histoire, et c’est pourquoi M. Poutine, pour comprendre le monde actuel, évoque l’usage de l’arme atomique contre Hiroshima et Nagasaki (août 1945). Privé de toute justification militaire, ce crime de masse a plongé l’humanité dans l’ère nucléaire. Pour Moscou, c’est le moment-clé de l’histoire contemporaine, celui où tout bascule. En faisant peser la menace d’une destruction totale, Washington a pris une responsabilité gravissime.

La course aux armements n’est pas une invention moscovite. Dans les années 1980, une URSS fossilisée s’était laissé piéger par cette compétition mortifère, précipitant sa chute. Dans les années 2000, c’est encore Washington qui suspend les discussions sur les armes anti-missiles et s’empresse d’élargir l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie. Que dirait-on à Washington si la Russie nouait une alliance militaire avec le Mexique et le Canada ? Quand Oliver Stone évoque l’affaire – aujourd’hui oubliée – du destroyer US qui s’était dangereusement approché de la Crimée, M. Poutine demande ce que ce navire pouvait bien faire dans les parages. Mais la propagande a l’art d’inverser les rôles, et elle parla de provocation russe.

Passionnante mise en perspective, aussi, à propos de la lutte contre le terrorisme. La seconde guerre de Tchétchénie (1999-2009) fut déclenchée par l’agression djihadiste contre le Daghestan russe. Or les USA y ont joué un rôle particulièrement trouble. “Les Américains nous soutiennent en paroles contre le terrorisme, mais en réalité ils l’utilisent pour fragiliser notre situation intérieure”, dit le président russe. En 1980, Brzezinski tenait déjà les combattants du djihad antisoviétique pour des “Freedom Fighters”. Dans le Caucase, en Syrie, en Libye, la CIA a armé, financé et manipulé les desperados de l’islamisme radical. La Russie soviétique, puis post-soviétique, les a toujours combattus.

Chaque fois que son interlocuteur (qui n’est pas dupe) mentionne la rhétorique occidentale sur la menace russe, M. Poutine demeure le plus souvent impassible, esquissant parfois un sourire narquois. A Moscou, on l’a compris depuis longtemps : les Américains font le contraire de ce qu’ils disent et ils vous accusent de faire ce qu’ils font eux-mêmes. L’accusation d’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine (2016) est un véritable cas d’école. Lorsque la présidente du conseil national démocrate démissionna à la suite de la publication d’emails compromettants, Julian Assange a nié que sa source fût russe. Mais l’establishment a quand même pointé un doigt vengeur vers Moscou.

Car il fallait un coupable, et il ne pouvait être que moscovite. “Dans cette affaire, souligne M. Poutine, les Américains prétextent une intervention extérieure pour régler leur problèmes intérieurs”. Pour les USA, la Russie est à la fois un repoussoir et un bouc-émissaire. Un repoussoir, quand on brandit la prétendue “menace russe” pour contraindre les Européens à faire bloc derrière les USA. Un bouc-émissaire, quand on attribue à Moscou la responsabilité de sa propre incurie. Tout se passe comme si l’affrontement idéologique hérité de la “Guerre froide” avait fourni un prêt-à-penser inusable. Le manichéisme américain peint le monde en noir et blanc, et Moscou sera toujours la source du mal.

L’accusation d’ingérence russe dans la démocratie américaine est d’autant plus ahurissante que les dirigeants US, eux, interviennent ouvertement en Russie. Lors de la campagne présidentielle russe de 2012, Victoria Nuland, secrétaire d’Etat adjoint US, a déclaré : “Nous travaillons à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie avec les militants russes qui souhaitent renforcer l’état de droit et la liberté de la presse, avec les LGBT”. Que dirait-on si le gouvernement russe “travaillait” aux USA avec des militants américains qui combattent le gouvernement des Etat-Unis ? Mais cette hypothèse est invraisemblable, car comme le dit M. Poutine, “nous ne nous mêlons pas des affaires intérieures des autres pays”.

Respect de la souveraineté des Etats et refus de l’ingérence étrangère, ces deux principes (qui en réalité n’en font qu’un) définissent l’approche russe des relations internationales. Si Moscou intervient en Syrie, c’est à la demande d’un gouvernement légitime en proie à l’invasion étrangère et au terrorisme de masse. Si la Russie a accueilli la Crimée, c’est parce que le peuple de Crimée l’a voulu expressément, au terme d’un référendum organisé par le Parlement de Crimée. Et cette sécession de la péninsule n’eût peut-être pas vu le jour si un putsch des nationalistes ukrainiens soutenu par la CIA, en février 2014, n’avait renversé le pouvoir légalement issu des urnes à Kiev.

Mais il est vrai que la Russie, elle, ne fomente pas de coup d’Etat avec l’aide de néo-nazis. Elle ne finance pas d’ONG pour déstabiliser les autres pays au nom des droits de l’homme, elle n’envoie pas ses troupes pour y instaurer la “démocratie”, et elle ne bombarde pas les populations pour “punir” les dirigeants qui lui déplaisent. Elle ne provoque pas la guerre civile pour s’approprier les ressources des autres pays, elle ne finance, n’arme ou ne manipule aucune organisation terroriste. Que l’on sache, la Russie n’a jamais utilisé l’arme atomique, ses services secrets n’ont jamais créé de “centres de torture” à l’étranger, et elle n’envoie pas ses drones tueurs dans une douzaine de pays. Elle ne couvre pas les océans de ses porte-avions, elle a 5 bases militaires à l’étranger quand les USA en ont 725, et son budget militaire représente 8% de celui du Pentagone. La Russie telle qu’elle est gagne à être connue.

Merci, M. Poutine, pour cette conversation.


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