Toute conscience est conscience de quelque chose. Parler de "conscience sans objet" est-ce alors parler pour ne rien dire ?
mardi 31 octobre 2017
Le colibri et le sanglier : Faire sa part ou faire le nécessaire ?
La légende du Colibri
Variation sur le même thème (humour) : Puntish
Pierre Rabhi, Un moment en compagnie de (Juillet, 2017)
Le colibri et le sanglier : Faire sa part ou faire le nécessaire ?
Deep Green Resistance, octobre 2017 - Le Partage
La légende Quechua qui illustre les valeurs du Mouvement Colibri[1], et est à l’origine de son nom se déroule ainsi :
« Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : ‘Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu !’
Et le colibri lui répondit : ‘Je le sais, mais je fais ma part.’ »
L’histoire ainsi racontée est pourtant incomplète, et sa fin mérite d’être enfin dévoilée :
« Le tatou poursuivit : ‘Colibri ! Sais-tu que plusieurs centaines d’hommes armés de lance-flammes sont en train d’allumer des feux partout à travers ce qu’il reste de forêt ? Ils ont aussi empoisonné l’eau que tu tiens dans ton bec.’
Mais le colibri, qui volait vers les flammes, était déjà loin et n’entendait plus.
Soudain, un sanglier entreprit de charger les hommes. De ses défenses, il perçait les réservoirs d’essence et les jambes des pyromanes. Le tatou découvrant la scène, effrayé, interpella le sanglier :
‘Tu es fou ! Tu discrédites les efforts du colibri. À mettre les humains en colère, tu risques ta vie, et celle de tous les animaux de la forêt !’
Ce à quoi le sanglier répondit : ‘Réveille-toi tatou, je fais ce qui est nécessaire.’ »
Première remarque sur cette petite histoire : lorsqu’on lui dit que ses efforts sont dérisoires, le colibri répond spontanément « je le sais ».
Cyril Dion, cofondateur et ancien directeur du mouvement Colibris ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque les résultats concrets de leur vision de l’écologie :
« Pour le moment, il est clair que nous n’y sommes pas. »[2]
En effet.
Depuis plus de quarante ans, les quelques victoires des mouvements écologistes semblent sans exceptions temporaires ou de l’ordre du symbolique.
Tandis que la destruction de la planète s’accélère, le temporaire et le symbolique devraient être perçus pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire plus que dérisoires : positifs surtout pour les consciences de ceux qui s’en félicitent, ce sont en réalité des défaites.
Il y a quarante-cinq ans, en 1972 avait lieu la première Conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm, organisée par René Dubos, un des pères de l’écologie française. Le mot d’ordre (emprunté à Jacques Ellul) qu’il proposa à l’époque, devant guider l’action des écologistes, fût le suivant :
« Penser globalement, agir localement. »
Un slogan qui constitue encore aujourd’hui une des devises de l’écologie palliative (qui se distingue de l’écologie « radicale »[3]), avec le succès dérisoire que l’on doit bien lui reconnaître.
Le penser et l’agir ont malheureusement été maintenu à l’écart. Il n’y a jamais eu l’ombre d’une adéquation entre le « devenir le changement que tu veux voir dans le monde » et les multiples diagnostics qui détaillent depuis longtemps les destructions du monde naturel.
Ainsi, le mot d’ordre « penser global, agir local » a été joyeusement adopté par tous les apôtres de la mondialisation triomphante. Ces quatre mots sont devenus un mantra du catéchisme enseigné a HEC ou l’ESSEC, et ce sont au final des enseignes telles que Coca-Cola ou IBM qui, en les appliquant religieusement, leur ont donné leurs lettres de noblesses.
Avons-nous aujourd’hui encore quarante-cinq ans de Coca et d’IBM devant nous ?
Non, bien sûr… 10 années, tout au plus.[4]
Ce que revendique Deep Green Resistance, ce sont ces deux constats :
I. Notre culture ne connaîtra pas de changement salvateur pour la planète par voie démocratique ou par consensus – surtout si ce consensus doit inclure ceux qui déploient le plus grand pouvoir de destruction. Les forces du Capital les plus directement responsables du saccage de la planète échappent depuis bien longtemps à tout contrôle démocratique. Il en découle que leur emprise sur le pouvoir est absolue, et qu’elles n’y renonceront jamais si l’on se contente de leur demander. Les corporations comme les États – dont la reconnaissance des impératifs environnementaux se fait toujours à minima, lorsqu’elle n’est pas niée catégoriquement – pratiquent le lobbying et la propagande. Corporations et États discréditent les éco-activistes, les intimident, puis en dernier recourt (pas encore en France, bien que l’État d’urgence permette déjà de les assigner à domicile), les torturent et les assassinent.[5]
Il faut reconnaître l’urgence et la radicalité du combat écologique, et se rendre compte que nous n’avons plus le temps d’attendre l’avènement d’un vaste mouvement populaire ou le réveil de la majorité. Il faut aussi se rendre à l’évidence que « si les élections forment depuis deux bons siècles l’instrument le plus usité, après l’armée, pour faire taire les insurrections, c’est bien que les insurgés ne sont jamais une majorité. »[6]
II. Il ne faut plus seulement se contenter de « faire sa part », mais bel et bien faire tout ce qui est nécessaire, quitte à n’être qu’une minorité subversive et radicale résolue à abattre la civilisation industrielle – ou tout au moins accélérer son agonie – avant qu’elle ne suffoque définitivement toute vie sur terre.
Faire ce qui est nécessaire consiste désormais, pour reprendre l’auteur et activiste Derrick Jensen, à :
« Démanteler globalement, reconstruire localement. »[7]
Une devise qui, quarante-cinq ans après la naissance de l’écologie palliative, devrait avoir du sens pour celui qui perçoit la magnitude du désastre en cours et l’urgence du combat écologique.
Ce second constat implique de faire des choix rapidement. Ces choix sont clairs, ainsi que le rappelle Derrick Jensen :
« [..] Nous pouvons avoir le pétrole du fond des océans, ou nous pouvons avoir des baleines. Nous pouvons avoir des boîtes en carton ou nous pouvons avoir des forêts vivantes. Nous pouvons avoir des ordinateurs et la myriade de cancers qui accompagne leur fabrication, ou nous pouvons n’avoir aucun des deux. Nous pouvons avoir l’électricité et un monde dévasté par l’exploitation minière, ou nous pouvons n’avoir aucun des deux. Nous pouvons avoir des fruits, des légumes, et du café importé aux États-Unis depuis l’Amérique latine, ou nous pouvons avoir au moins quelques communautés humaines et non-humaines à peu près intactes à travers la région. [..] Nous pouvons avoir la civilisation, ou nous pouvons au moins avoir la possibilité d’un mode de vie qui ne soit pas basé sur le vol violent de ressources. »[8]
La génération d’avant pensait pouvoir sauver à la fois la civilisation industrielle et la planète terre. La mienne commence à comprendre que c’est impossible. Sa tâche est sûrement bien plus grande : elle consiste à empêcher que la planète ne soit tuée.
Alors que le grand incendie du progrès fait rage et dévore à chaque bouffée un peu plus du monde sauvage, la lutte écologique ne peut plus se permettre d’être inoffensive : elle doit être agressive et dangereuse. Ses victoires ne peuvent plus être temporaires et symboliques, mais définitives et stratégiques. Cela s’obtient en frappant droit et fort là où ça fait mal. On parle donc d’un mouvement de résistance potentiellement musclé qui ne promet pas l’autosatisfaction frivole d’avoir « fait sa part », mais expose au sang et aux larmes ceux qui décident qu’il est temps de faire le nécessaire.
Leur triomphe ne leur appartiendra pas, et ne sera, in fine, que celui de la vie – de son harmonie, sa beauté et son parfait mouvement – délivrée de notre culture et de ses structures de pouvoir.
Au-delà des parcours individuels, quid du monde d’après et quel destin pour notre espèce ?
Terminons sur ce qui peut encore nous permettre d’envisager demain. Puisque les conséquences du « démanteler globalement » font si peur, quels sont les outils pour « reconstruire localement » ?
Beaucoup semblent aujourd’hui confondre l’agroécologie et l’agriculture bio-intensive avec la permaculture. Le mouvement Colibri et Pierre Rabhi s’illustrent surtout dans la promotion de l’agroécologie. Celle-ci permet à des petites fermes, notamment dans plusieurs pays pauvres, de pouvoir être productives, et de pouvoir générer un capital tout en participant à la lente régénération de leur environnement.
La permaculture participe, elle, dans ses intentions – et malgré son apolitisme de surface – à un mouvement radical dont l’objectif est le démantèlement de la civilisation industrielle.
Elle est un ré-ensauvagement culturel qui permet d’imaginer ce que nous, homo-industrialis, pourrions mettre en place afin que l’aventure humaine se poursuive discrètement et humblement, alors que notre civilisation connaît ses dernières crises.[9]
La permaculture donne notamment la mesure de ce que l’on peut véritablement considérer comme « énergie renouvelable » : le petit bois de chauffage provenant du bosquet ou de la haie voisine gérés en régime de taillis, la prairie fournissant le fourrage aux animaux de traits, l’architecture solaire passive, les chauffe-eau solaires ou à rocket-stove, et les petits moulins à eau ou à vent aux endroits propices.[10]
Elle nous permet enfin de redécouvrir notre place au sein du monde naturel : celle d’une espèce parmi les autres, une espèce clé de voûte[11] intégrée à la trame complexe du vivant et consciente de son devoir d’être au service – et non pas aux commandes – de la nature.
Seb (membre de l’organisation internationale Deep Green Resistance)
Page « Nos Valeurs » : https://www.colibris-lemouvement.org/mouvement/nos-valeurs ↑
https://reporterre.net/Pour-changer-la-societe-nous-devons-etre-des-millions-pas-une-poignee-de – ↑
Frédérique Wolff. – « Ecologie palliative, à l’image des soins du même nom, cette écologie d’accompagnement escortant les agonisants vers la mort, les agonisants et la civilisation qui les achève. » – https://fabrice-nicolino.com/?p=2063 ↑
Entre autres : « Is global collapse iminent ? » Graham M. Turner – 2014, Melbourne Sustainable Society Institute. http://sustainable.unimelb.edu.au/sites/default/files/docs/MSSI-ResearchPaper-4_Turner_2014.pdf ↑
https://reporterre.net/Au-Bresil-chaque-semaine-un-defenseur-de-l-environnement-est-assassine ↑
Comité Invisible, A nos amis, éditions La Fabrique (2014). ↑
Derrick Jensen, Endgame, Seven Stories Press (2006). ↑
Derrick Jensen, Endgame, Seven Stories Press (2006). ↑
Cf. les conférences du célèbre permaculteur Toby Hemenway (en anglais): “How Permaculture Can Save Humanity and the Earth, but Not Civilization.” et “Liberation Permaculture.” ↑
David HOLMGREN : Lire ses multiples écrits sur le thème de l’énergie, disponibles sur son blog : https://holmgren.com.au/tag/energy/?v=3a1ed7090bfa ↑
« Une espèce clé de voûte est une espèce qui a un effet disproportionné sur son environnement au regard de ses effectifs ou de sa biomasse » (Wikipédia). « Le castor est une espèce clé de voûte. Comme nous. Regardez nos mains. Elles sont conçues pour fabriquer et tenir des outils, construire des objets, changer l’environnement. Cela fait partie de notre nature profonde. Nous sommes fondamentalement une espèce clé de voûte » (Carol Deppe). ↑
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