jeudi 10 octobre 2019

Détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise



La grande table par Olivia Gesbert
Thomas Piketty, le nouveau Capital (13 sept. 2019)



L'invité(e) des matins par Guillaume Erner
Le capitalisme peut-il être juste ? avec Thomas Piketty (7 oct. 2019)



Thomas Piketty face à la rédaction (Mediapart, 18 sept. 2019) pour son livre Capitalisme et idéologie, Ed. du Seuil, 2019

Toutes les sociétés humaines ont besoin de justifier leurs inégalités : il faut leur trouver des raisons, faute de quoi c’est l’ensemble de l’édifice politique et social qui menace de s’effondrer. Les idéologies du passé, si on les étudie de près, ne sont à cet égard pas toujours plus folles que celles du présent. C’est en montrant la multiplicité des trajectoires et des bifurcations possibles que l’on peut interroger les fondements de nos propres institutions et envisager les conditions de leur transformation.
À partir de données comparatives d’une ampleur et d’une profondeur inédites, ce livre retrace dans une perspective tout à la fois économique, sociale, intellectuelle et politique l’histoire et le devenir des régimes inégalitaires, depuis les sociétés trifonctionnelles et esclavagistes anciennes jusqu’aux sociétés postcoloniales et hypercapitalistes modernes, en passant par les sociétés propriétaristes, coloniales, communistes et sociales-démocrates. À l’encontre du récit hyperinégalitaire qui s’est imposé depuis les années 1980-1990, il montre que c’est le combat pour l’égalité et l’éducation, et non pas la sacralisation de la propriété, qui a permis le développement économique et le progrès humain.
En s’appuyant sur les leçons de l’histoire globale, il est possible de rompre avec le fatalisme qui nourrit les dérives identitaires actuelles et d’imaginer un socialisme participatif pour le XXIe siècle : un nouvel horizon égalitaire à visée universelle, une nouvelle idéologie de l’égalité, de la propriété sociale, de l’éducation et du partage des savoirs et des pouvoirs.
Quatrième de couverture



France Inter s’inquiète pour les milliardaires (La-bas si j'y suis, 9 sept. 2019)
Lire aussi : France Inter s’inquiète pour les milliardaires, 11 sept. 2019, Les Crises

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Détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise (à propos de Lubrizol). 
Par Frédéric Lordon, le 7 oct. 2019 - Le Monde diplomatique 

Albert Goodwin. — « Apocalypse », 1903.

On se croyait en start-up nation. On se retrouve à Tchernobyl. Qu’en un instant tout le glamour de pacotille de la Station F et des écrans tactiles s’écroule pour faire revenir d’un coup des images d’URSS n’aura pas été le moindre des paradoxes de l’explosion Lubrizol. Il faut pourtant s’y rendre : des pompiers envoyés en toute méconnaissance de ce qui les attendait, avec pour tout équipement « spécial » de pauvres masques de bricolage pareils à ceux des manifestants, à piétiner des heures dans la sauce qui troue les bottes et leur promet des pieds comme des choux-fleurs — et tout ceci, parfaite ironie, alors que la série Chernobyl venait de remporter un succès de visionnage bien fait pour consolider la commisération réservée aux régimes soviétiques et le sentiment de supériorité capitaliste (au prix tout de même de devoir oublier que Tchernobyl était en sandwich entre Three Miles Island et Fukushima).

Mais plus encore que les bottes et les masques, il y a le mensonge, le mensonge énorme, le mensonge partout, sans doute le propre des institutions en général, mais la marque de fabrique de ce gouvernement qui, en tous domaines, l’aura porté à des sommets inouïs. Jusqu’au stade de la rodomontade obscène : si elle avait été rouennaise, nous assure Sibeth Ndiaye, « elle serait restée ». On croirait entendre un secrétaire régional du PCUS d’Ukraine juste avant de fourrer d’urgence sa famille dans un autocar — mais les images de CRS en masque à gaz pendant que le préfet assurait de la parfaite normalité de la situation avaient déjà tout dit.

Sibeth Ndiaye n’a pas eu à « rester » puisqu’elle n’était pas là. Mais il n’est pas trop tard pour un acte de bravoure rationnelle, et il est encore temps d’y aller ! On peut même l’aider : un « Pot commun » devrait rassembler sans difficulté de quoi lui offrir une semaine dans un Formule 1 des environs, avec vue sur le sinistre et cadeau de bienvenue, une bouteille de Château Lapompe, directement tirée au robinet, un peu grise sans doute mais assûrement goûteuse, en tout cas certifiée potable par toutes les autorités.

Mais tous les mensonges n’y pourront rien : l’événement synthétise toute une politique et en dresse l’incrimination. Car voilà ce qu’il en coûte aussi — entendre : au-delà des destructions sociales et humaines — de faire le choix de tout accorder à « l’entreprise ». Un article d’Actu Environnement, accablant à proportion de sa froide sobriété, détaille les silencieux démantèlements réglementaires qui ont conduit à l’accident, et dont on voit comme en transparence la philosophie à la graisse de phoque qui les a animés : agilité, libération des énergies, attractivité du territoire, simplification administrative, accueil des investisseurs, accueil de Warren (1), accueil des bidons, rangez ça là comme vous voulez. Quand, sous le présupposé que tout ce que fait « l’entreprise » est bon pour tous, on laisse « l’entreprise » faire ce qu’elle veut, alors, en effet, « l’entreprise »… fait ce qu’elle veut. Mais avec un mot gentil tout de même, pour le Vivre Ensemble, puisque la directrice de Lubrizol s’est dite « réellement embarrassée » — on ne fait pas plus concerné.

Nous apprenons donc l’existence de décrets, publiés en juin 2018, avec pour effet d’assouplir les critères de soumission à l’évaluation environnementale, et d’une loi Essoc d’août 2018 qui retire ces évaluations à l’autorité environnementale indépendante pour la remettre au préfet. Nous apprenons aussi qu’« Essoc » veut dire « État au service d’une société de confiance ». Sans doute faut-il habiter suffisamment loin de Rouen pour regagner la possibilité d’en rire.

Comme à la balançoire, l’abaissement des normes d’un côté est fait pour remonter de l’autre dans les classements internationaux « d’attractivité » du type Doing business (Banque mondiale). Alors tout devient permis : on décide qu’une partie de ce qui était classé « Seveso » redevient « Belle des champs », et que l’autre ne mérite pas qu’on en fasse une marmite. Ces tolérances-là tombent rarement dans l’oreille d’un sourd. Lubrizol connaissait la musique. Le détail des augmentations de capacité obtenues en douce (avec la bénédiction du préfet) pour entasser de nouvelles saletés est vertigineux. Et comme rien ne doit être fait pour froisser « l’entreprise », qui s’y entend pour menacer tous les quatre matins de partir sous d’autres cieux si on la contrarie, on regarde d’un œil bienveillant les manquements répétés, et le cas échéant on donne une gentille tape sur les doigts — 4000 euros d’amende pour le dernier, on imagine le tonnerre de rire à Omaha, siège de Berkshire Hathaway.

La prise d’otages dans la société présente n’est pas celle qu’on croit — celle dont les médias jouissent si fort de se faire une obsession : la grève (des cheminots, des éboueurs, de qui on veut, tous des preneurs d’otages de toute façon). La vraie prise d’otages, c’est celle du capital, celle qui dit « ce sera l’emploi avec les bidons, ou rien du tout » — et qui, pour finir, empile les bidons mais détruit les emplois !

Quand le macronisme accorde tout à « l’entreprise » au motif qu’« elle crée l’emploi », il ajoute au contresens économique une licence sans frais : un droit élargi à « ce qu’on veut », piétiner les salariés (France Télécom, Free, Lidl, La Poste), piétiner l’environnement, piétiner la morale, piétiner la société. Et voilà peut-être le sens général du macronisme, tel qu’il se trouve fatalement incriminé par l’événement Lubrizol : l’autorisation générale — pour le capital. Doublé, très logiquement, par la répression générale — pour tous ceux qui ne l’entendent pas ainsi.

De la même manière que les grotesques incantations du « Vivre ensemble » sont le plus sûr indicateur d’une société où l’oligarchie fait sécession, le mâchonnage de la « responsabilité de l’entreprise » est celui d’un capital à qui tous les degrés de l’irresponsabilité ont été ouverts. Il n’y a que les amateurs de bondieuseries sécularisées pour croire que la vertu sauvera le monde, c’est-à-dire auto-régulera les salaires patronaux, auto-disciplinera la finance, et auto-nettoiera les petites salissures de l’industrie. Sauf imbécillité complète caparaçonnée d’idéologie, nul ne peut croire que ceux à qui on donne toutes les autorisations n’iront pas au bout de toutes les autorisations. D’ailleurs ils y vont.

Nous savons donc maintenant de connaissance certaine que le capitalisme, assisté de tous ses fondés de pouvoir gouvernementaux, détruira jusqu’au dernier mètre carré de forêt, assèchera jusqu’à la dernière goutte de pétrole, polluera jusqu’au dernier étang, et suicidera jusqu’au dernier salarié suicidable (il faudra bien en garder quelques-uns) pour extraire le profit jusqu’au dernier euro. Il s’agirait maintenant de faire quelque chose de ce savoir.

Oui ou non
Il y a plus de trente ans, un philosophe allemand, Günther Anders, avait pris ses résolutions. Premier mari d’Hannah Arendt, il s’était intéressé simultanément, comme elle au procès Eichmann, et pour son propre compte à l’événement Hiroshima, c’est-à-dire à l’entrée de l’humanité dans l’âge nucléaire. La conjonction n’avait rien de fortuit puisqu’il y allait à ses yeux dans l’un et l’autre cas de l’intégrité de l’humanité.

Du procès de Nuremberg à celui de Jérusalem, on sait assez qu’il a été question de crime contre l’humanité. Avec Hiroshima, c’est de la possibilité que l’humanité entière soit anéantie qu’il s’agit. Par un conflit nucléaire bien sûr, mais pas seulement. Sous le rapport de cet anéantissement, Anders ne fait aucune différence entre le nucléaire militaire et le nucléaire civil. C’est peu dire que Tchernobyl et Fukushima donnent raison à ses anticipations. Un accident nucléaire qui passerait « le cran d’après » chiffrerait ses conséquences en pans entiers d’humanité.

On dira que, sauf grossière exagération, Lubrizol ne joue pas dans la même catégorie. Lubrizol non, mais tous les Lubrizols mis ensemble oui. Et par « les Lubrizols », en fait, il ne faut pas entendre seulement les malfaiteurs qui entassent n’importe comment des bidons toxiques en sachant qu’ils n’auront qu’à payer de leur sentiment « d’embarras », mais l’ensemble des entreprises qui concourent hardiment, mais quotidiennement, et surtout légalement !, au massacre de la planète et des hommes — soit : le capitalisme.

Voilà ce que nous apprennent les temps présents, spécialement, mais pas seulement, leurs accidents les plus spectaculaires : que le capitalisme tout entier entre de droit dans l’angoisse rationnelle d’Anders, qu’en réalité « le nucléaire » n’en est que la métonymie, qu’une puissance a surgi, qui porte le potentiel, non : la certitude, de détruire l’humanité entière, et que cette puissance, c’est le capitalisme.

Pendant ce temps les bardes médiatiquement consacrés de « l’alerte climatique » continuent à freiner des quatre fers pour ne pas avoir à nommer le danger. Surtout ne pas dire « capitalisme » puisque un simple enchaînement logique nécessiterait alors de dire « anti-capitaliste ». Dire… n’importe quoi d’autre : « les hommes », ou tiens « l’homme », voilà c’est « l’homme », c’est la faute de « l’homme », l’« anthropocène », merveilleux l’anthropocène, on peut continuer à faire des tribunes dans Le Monde et des pétitions de célébrités — qu’on pourrait se brosser pour enrôler dans des horreurs « anti-capitalistes ».

L’inconséquence est partout. Deux fois de suite, Le Monde sort ce qu’il a de plus gros comme titraille (même le 11-Septembre est enfoncé) sur « le changement climatique bientôt il sera trop tard » pour replâtrer sa statue de grande conscience, pendant qu’il continue par ailleurs de soutenir de toutes ses fibres le monde même qui engendre ce qu’il dénonce en corps 80.

Anders, lui, vomit l’inconséquence. Alors ce philosophe reconnu, couvert de prix, jette son capital symbolique à la rivière, ou plutôt dans la bataille, et enchaîne logiquement ses idées. Il écrit un livre dont le titre est frappant : La violence, oui ou non. Ce qui retient l’attention dans ce titre, c’est l’absence de point d’interrogation. Il ne s’agit pas comme le ferait n’importe quel ventre mou installé de s’offrir un petit frisson mais bien dans les formes de la dissertation Sciences-Po : partie 1, la violence, parfois on peut comprendre ; partie 2, mais il y quand même du contre ; conclusion, vraiment beaucoup de contre, à éviter pour rester des démocrates.

Anders n’est pas un barde, il n’est pas faux-cul au Monde, il ne sort pas de Sciences-Po. Il est logique. Si des hommes ont monté une machine qui à coup sûr détruira l’humanité, il faut détruire la machine et, si nécessaire, ses hommes, avant qu’ils ne nous détruisent. C’est ce qu’il dit. Carrément. Oui ou non, en lieu et place de Oui ou non ?, signifie non qu’« il y a du pour et du contre » mais qu’il y a deux camps, et qu’il va falloir choisir. Il y a ceux qui laisseront faire la destruction de l’humanité par inconséquence, c’est-à-dire refus des moyens, et il y aura les autres. On a beau se croire pas feignant en matière d’anticapitalisme, on en reste un peu la chique coupée.

Anders n’est pas près d’être repris par les bardes. Quel sentiment d’effroi ne leur inspirerait pas la manière, pourtant implacable, dont Nuremberg et Hiroshima se sont accrochés dans son esprit — et dont serait venu s’accrocher en toute logique l’idée de l’écocide capitaliste. L’idée de l’écocide c’est-à-dire de l’anthropocide. Car dans tous les cas il s’agit de penser l’idée de crime contre l’humanité, ni plus ni moins, quoique en ajoutant une forme étendue, et inattendue, à la notion que l’après-guerre nous a fait acquérir.

Par crime contre l’humanité, nous avons d’abord désigné l’extermination d’un peuple à raison de ce qu’il est. D’un peuple, c’est-à-dire d’une fraction de l’humanité, mais en y voyant une réalisation de l’humanité générique. Mais, suggère Anders, comment la possibilité qu’une machine de création humaine détruise l’humanité elle-même, non pas générique et partielle, mais numérique et entière, comment cette possibilité ne tomberait-elle pas a fortiori sous la notion de crime contre l’humanité ? On ne voit pas trop ce qui pourrait venir se mettre en travers de l’argument, d’une évidence difficilement résistible. Cependant, allez faire dire à un barde que le capitalisme est criminel contre l’humanité. Alors que c’est bien ça, maintenant, qu’il faut dire. Et qu’il faut en tirer les conséquences. Oui ou non.

Post-scriptum. Tchernobyl, capitalisme?
Le macronien, s’il s’en trouve un seul pour lire ce texte, n’a pas eu à aller au bout pour croire tenir son triomphe – dont il pense même avoir trouvé les armes dès la première ligne. Et Tchernobyl précisément? C’est le capitalisme?

La réponse à cette dernière question est moins simplement négative que ne l’imagine ce lecteur. Il y a longtemps, tout un courant du marxisme critique avait soutenu la thèse que l’URSS était moins l’antonyme du capitalisme qu’elle n’en était une variante spéciale, inattendue sans doute, mais une variante quand même. Son argument tenait que la planification centrale et un régime de propriété intégralement étatique des moyens de production n’avaient pas altéré les rapports sociaux fondamentaux par lesquels se définit le capitalisme : le rapport monétaire-marchand, le rapport salarial, la visée de l’accumulation, même si elle est ici séparée du mobile du profit.

Avec l’accumulation, en fait, on tient le point commun pertinent : «socialisme» et capitalisme sont l’un et l’autre des productivismes. Et c’est comme productivismes que ni l’un ni l’autre ne possèdent quelque point d’arrêt interne, quelque force de rappel. Les productivismes sont voués à l’accumulation, et l’accumulation est par construction un processus indéfini, sans terme assignable, qui ne sait que croître sans limite. L’objection d’un épuisement de la planète n’entre pas dans sa logique interne. C’est pourquoi en matière de désastre écologique, les «socialismes», également, se seront posés un peu là. Deux productivismes donc, mais chacun modulés par leurs tares respectives : pour le dire rapidement, l’incurie des organisations hiérarchiques quasi-militaires dans un cas, l’aveuglement de la quête sans frein du profit dans l’autre.

Et dans les deux cas, un accrochage avec les logiques d’État. Accrochage intime dans le cas soviétique, puisque l’État a absorbé toutes les entités productives, plus subtil dans le second, mais non moins réel, puisque l’État est comme le bras institutionnel des entités privées du capital à qui il aménage les conditions d’opération (réglementaires, légales) les plus décontractées. De là que le mensonge d’État, de l’État comme gardien général de l’ordre social, socialiste ou capitaliste, soit également présent à Tchernobyl comme à Lubrizol.

En réalité il y a deux manières simples de couper court à cette discussion. 1) L’histoire a tranché et, de ces deux productivismes saccageurs, il ne reste qu’un à combattre : le capitalisme. 2) Il n’y a que dans la tête de Laurent Joffrin ou de Nicolas Demorand, on veut dire de tous ceux qui tiennent éditos et micros, que sortir du capitalisme ne peut pas avoir d’autre sens que reconstruire une URSS.


  

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