mardi 9 juin 2015

La définition platonicienne de la vertu



La définition platonicienne de la vertu
Conférence de Marc-Antoine Gavray, Chargé de conférences à l'Ecole pratique des hautes études, (extrait, 2012)

Étymologie « philosophique »

En Cratyle 415a‑d, Platon localise l’ἀρετή dans l’âme et l’associe à un mouvement perpétuel (ἀεὶ ῥέον, ἀειρείτην), non entravé, tandis qu’il associe le vice à un mauvais mouvement (κακία ramené à κακῶς ἰέναι). Même fantaisiste, cette étymologie lie la vertu au mouvement psychique, un mouvement perpétuel et libre, pleinement valorisé parce qu’il s’accorde avec le mobilisme universel. En résonnance avec la définition de l’âme comme principe automoteur de mouvement (Lois, X, 894b‑896a), la vertu désigne dès lors la pleine réalisation de la capacité propre de l’âme. Platon propose ensuite une seconde étymologie : le préférable (αἱρετὴν), selon une perspective finaliste et non plus formelle. La vertu signifie alors simplement un choix à poser. Or ces deux étymologies ne sont pas exclusives, dans la mesure où elles traduisent deux modalités distinctes. En ce sens, l’ἀρετή désigne l’état où l’âme se caractérise par une pleine liberté de mouvement, état qu’elle doit privilégier dans son rapport à elle-même.

Caractérisation de l’âme en tant que mouvement, l’ἀρετή implique la liberté du mouvement psychique, rejoignant l’aspiration à une gnoséologie libérée des contraintes extérieures. Telos auquel l’âme doit tendre, l’ἀρετή ne possède pas de contenu déterminé mais s’identifie à l’activité de l’âme définie par le mouvement – absence de contenu qui ne l’attache pas à un domaine particulier de l’activité humaine, mais la rapproche de l’étymologie scientifique moderne : l’ἀρετή désigne l’excellence, et plus spécifiquement l’excellence de l’âme, en tant qu’elle réalise pleinement sa potentialité de mouvement libre.
Source (conférence intégrale - résumé) : ASR Revue

  
Remarques : 
Les étymologies du Cratyle sont pour la plupart "fantaisistes" au sens linguistique, ce qui ne les disqualifie pas pour autant d'un point de vue philosophique. On pourrait les rapprocher de la "langue des oiseaux", telle qu'on la trouve dans la mystique (notamment le soufisme et l'alchimie), en ce qu'elles s'appuient davantage sur la phonétique ou sur de simples jeux de mots (1).

La vertu platonicienne n'est pas une valeur morale, mais une "excellence" de l'âme. Il y aura donc autant de définition de la vertu que de définition de l'âme.

Considérée comme une et immortelle (notamment Phédon, 105b sq, Lois, X, 894b‑896a), la vertu/excellence (ἀρετή) de l'âme, ou son état naturel, pourrait-on dire, sera une liberté (ἀειρείτην) de mouvement sans entrave. Considérée comme double, avec une partie rationnelle et une irrationnelle, la vertu/excellence sera une soumission ou une intégration de la seconde à la première. Dans un moment de transition il y aura donc un second dédoublement (Phèdre, 246a,b, 253d sq), une partie instinctive mesurée par la raison (le cheval blanc du mythe) et une autre qui ne l'est pas encore (le cheval noir) (2). Considérée comme une tripartition (République IV, 427e-444a), ayant un principe rationnel (λογόs), un ardent (θύμοσ) et un désirant (έπιθυμία), la vertu/excellence (ἀρετή), sera respectivement sagesse (σοφία), courage (άνδρεία) et tempérance (σωφροσύνη), ainsi que justice (δικαιοσύνη) lorsque ces différentes parties seront coordonnées entre elles.
Ces différences sont des variations de perspective (l'âme ou sa vertu/excellence est une en tant qu'indépendante du corps et diverse en tant qu'elle l'anime). Car la philosophie platonicienne n'est pas dogmatique (défendant un point de vue contre un autre) mais inclusive (de plusieurs points de vue sinon tous) (3).
Tableau des vices et des vertus : 
Entrave / Liberté de l'âme comme unité
Ignorance / Sagesse du principe rationnel
Irascibilité / Courage du principe ardent
Insatiabilité / Tempérance du principe désirant
Dysharmonie / Justice de l'âme comme un tout

Interprétation (suite) :
Il ne faut pas entendre "partie" comme étant matérielle. Chaque partie de l'âme (ainsi que leur totalité) ne sont que des participations à l'âme une et indivisible. L'âme est une (et libre par nature) par rapport à elle-même et multiple (et possiblement entravée) par rapport au corps. La partie rationnel s'exercera pleinement (contemplation et dialectique) en étant libérée des entraves provenant d'un attachement à la partie irrationnelle.
La vertu de sagesse pourra donc se lire comme une liberté (du mouvement de la pensée), non entravée par le dysfonctionnement de la partie ardente (apathie, peur ou colère), ou/et désirante (tristesse ou addiction). La vertu de courage, comme une liberté (du mouvement de l'ardeur), non entravée par le dysfonctionnement de la partie rationnelle (ignorance ou confusion) ou/et désirante (4). La vertu de tempérance, comme une liberté (du mouvement désirant), non entravé par le dysfonctionnement de la partie rationnelle ou/et ardente. Idem pour la justice qui sera dès lors une liberté de l'âme dans sa totalité, où chaque partie jouera son rôle de manière harmonieuse (la vertu de courage, par exemple, s'alliant à la sagesse pour lutter contre un dysfonctionnement possible du désir).
Tableau complété des vertus :
Liberté (par nature) de l'âme en tant qu'une
Sagesse : liberté du mouvement rationnel
Courage : liberté du mouvement ardent
Tempérance : liberté du mouvement désirant
Justice : liberté de l'âme entière

(1) L'expression 'Etymologie "philosophique"' (en opposition à une linguistique) utilisée par l'auteur de l'article est donc (en l’occurrence) particulièrement bien choisie.
(2) Il ne faut donc pas identifier la tripartition du Phèdre (cocher, cheval blanc, cheval noir) à celle de la République (raison, ardeur, désir) parce que les parties ardente et désirante peuvent aussi bien dysfonctionner (être vicieuses) qu'être mesurées par la raison (être vertueuses).
(3) Le discours platonicien est toujours relatif, "pour" (x, y ou z) et "par rapport à" (x, y ou z), il s'inscrit dans un cadre précis en traçant une perspective (tout comme en géométrie une ligne - perspective - est tracée par deux points - "pour" et "relativement à" - identifiés en abscisse et en ordonnée. A noter que dans la dialectique une perspective pourra elle-même devenir un point ouvrant ainsi un espace d'une dimension supplémentaire).
(4)  Le dysfonctionnement peut aussi se lire comme une absence de mesure et donc produire un excès (confusion, colère, addiction) ou un défaut (ignorance, apathie, tristesse). Car l'âme indépendante du corps appartient pleinement au domaine des Idées, l'essence de l'âme est intelligence (et donc mesure pour ce qui doit être mesuré) et non seulement liberté. (Etant entendu que la liberté ne consiste pas à donner libre cours à ce qui l'entrave mais au contraire à s'en affranchir).
On pourrait donc parler d'une "nature de l'âme" chez Platon qui correspond à la "nature de l'esprit" dans le dzogchen - et, avec encore un peu plus d'audace, établir un parallèle entre les "caractéristiques" de cet état naturel. A la vacuité bouddhiste (vide d'attachement) correspondrait alors la liberté (absence d'entrave) platonicienne, à la clarté, l'intelligence et à la compassion, le bien ou le préférable (αἱρετὴν) relativement à autrui.

Voir aussi la page : Attelages ailés (sur un passage du Phèdre)
 

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