Vers une pénurie du temps de cerveau disponible ?
Par Florent Lacaille-Albiges, le 5 juin 2015
Ecrans publicitaires dans la rue, à la télévision, sur le smartphone jusqu’à l’intérieur d’un article. Courriels et alertes en tout genre, suggestions des moteurs de recherches, conceptions des rayonnages de supermarchés… Commerciaux et services marketing se livrent une guerre sans merci avec pour territoire à conquérir l’attention que l’on accorde à telle ou telle information : notre temps de cerveau disponible. Face à ces sollicitations de tous les instants, de grands principes pour une écologie de l’attention émergent. Réflexions.
Si vous n’avez jamais été dans une école de commerce, il y a de fortes chances pour que vous n’ayez jamais eu de cours intitulés « Psychologie du consommateur et stratégies de persuasion ». En revanche, si vous avez été à l’Institut des hautes études économiques et commerciales (Inseec), ce type d’enseignements, dispensés aux marketeurs, commerciaux et publicitaires, vous apprend quelles sont les « variables qui influencent [la] perception [du consommateur] ».
Quelle part d’attention accorde le consommateur à un produit en fonction de sa place sur un rayonnage ? Comment concevoir et utiliser le storytelling afin de « capter l’attention du consommateur et créer une connexion émotionnelle avec la marque » ? Comment mettre en place un e-mail marketing « afin d’être bien perçues et ainsi susciter l’attention des internautes » ? Telles sont les questions existentielles abordées dans les grandes écoles et les universités, de HEC à Paris Dauphine, en passant par l’École supérieure de publicité.
Apprentis publicitaires et marketeurs en herbe apprennent ainsi comment capter notre temps de cerveau disponible. Il faut dire qu’ils ont du travail ! Dans notre environnement saturé de publicités, d’informations, d’alertes et de notifications en tous genres, une minute d’attention est très difficile à obtenir et... commence à coûter très cher. Deux ouvrages relativement récents aident à comprendre comment fonctionne cette « économie de l’attention » : L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme [1] et Pour une écologie de l’attention, un manifeste pour une alternative à la sur-occupation de notre esprit.
Yves Citton, professeur de littérature à l’université de Grenoble, a coordonné le premier et écrit le second. « Un modèle économique comme celui de Google repose essentiellement sur le fait de vendre notre attention à des annonceurs. Et quand Patrick Le Lay disait que le travail de TF1 était de vendre du temps de cerveau disponible, c’était la même chose. Notre attention est une ressource rare. Il y a toute une économie qui s’est constituée pour la vendre. Globalement, comme le dit Georg Franck (économiste et urbaniste), les mass media offrent de l’information pour moissonner de l’attention. Un média comme Google offre une information apparemment gratuite, mais en fait il s’agit pour lui de récolter et packager l’attention afin de la revendre ensuite à des annonceurs », explique-t-il. Basta ! (média de masse s’il en est) pourrait donc intituler son prochain appel aux dons : soit vous payez, soit on vous vend !
Trop d’informations disponibles
Cependant il n’y a pas que TF1 et Google pour s’intéresser à l’économie de l’attention. Des chercheurs travaillent aussi la question. Bien qu’on puisse trouver d’autres précurseurs, on attribue assez souvent la paternité de ce concept au sociologue et économiste Herbert Simon. Dans une conférence de 1969, il affirme : « La richesse d’informations entraîne une pénurie d’autre chose, une rareté de ce que l’information consomme. Or ce que l’information consomme est assez évident : elle consomme l’attention de ceux qui la reçoivent. » Neuf ans plus tard, il reçoit le prix de la banque de Suède – le « prix Nobel » d’économie – pour son travail sur le processus de décision au sein de l’institution économique. Reconnaître les limites de l’attention est aussi une manière de questionner la rationalité des choix économiques.
C’est peut-être pour cette raison que les travaux sur les limites de l’attention n’ont pas fait beaucoup de chemin en économie depuis Herbert Simon. Un économiste cependant se détache du lot : Josef Falkinger, professeur à l’université de Zurich, travaille sur les limites de l’attention et la différence entre économie réelle et économie financière. « Josef Falkinger est obligé de faire la distinction entre sociétés pauvres en informations et sociétés riches en informations, explique Yves Citton. Une société pauvre en information, pour lui, est une société où une information pertinente va circuler. Lorsque quelque chose d’important arrive, on va le savoir. Alors que dans les sociétés riches en informations, il doit reconnaître cette évidence : il y a beaucoup plus d’informations disponibles pour nous que ce que nous pouvons ingurgiter. »
La publicité a plus d’importance que la qualité réelle du produit
Quand nous achetons une voiture ou un ordinateur, nous prenons souvent le temps de comparer les caractéristiques : le prix, les capacités… Mais nous n’avons quasiment jamais l’occasion de regarder le lieu de fabrication, le salaire moyen des ouvriers, les dégradations environnementales liées à la production. Ce n’est pas tant que ces informations sont indisponibles. Nous n’avons tout simplement pas assez de temps à consacrer au choix d’un ordinateur pour compulser l’ensemble des articles qui pourraient influencer notre choix. Il est donc impossible d’avoir le meilleur équilibre entre prix, qualité, respect de l’environnement … Moi qui tape cet article sur un ordinateur Samsung, je n’ai pas pensé aux conditions de production de mon ordinateur [2] pendant que je comparais les prix et les capacités en magasin.
Yves Citton poursuit : « Dans une société riche en informations, les choix ne sont pas du tout optimaux. La publicité notamment a beaucoup plus d’importance que la qualité réelle du produit. C’est pourquoi Falkinger propose une taxe sur la publicité pour redresser la distorsion de concurrence que produit la publicité. » Si la plupart des économistes orthodoxes négligent l’économie de l’attention et préfèrent supposer que les individus disposent de toute l’information pour prendre la meilleure décision, c’est peut-être aussi parce qu’ils ne sont pas prêts à proposer qu’on interdise ou qu’on taxe la publicité.
Internet, télé, radio, journal : la guerre de l’attention
Cependant une question insidieuse fait son chemin : la publicité et les médias de masse existent depuis longtemps. Alors pourquoi ne s’intéresser qu’aujourd’hui à la question de l’économie de l’attention ? Malgré plusieurs précurseurs, ce n’est qu’à partir de 1995 que les travaux sur l’économie de l’attention se développent véritablement. Probablement parce qu’il a fallu attendre l’avalanche d’Internet pour qu’on se rende compte de la pression qui pesait sur notre attention. En effet, même si le temps disponible pour lire, discuter avec ses amis ou regarder les petits oiseaux a toujours été limité, les sociétés riches en informations ont été profondément restructurées par l’arrivée des nouvelles technologies.
Yves Citton identifie ainsi trois évolutions liées aux nouveautés numériques. La première évolution tient à l’augmentation de l’immediacy (l’impact immédiat). Notre attention est d’autant plus captée que les technologies récentes de communication nous font entrer dans un contact plus sensible et réaliste avec le flux d’information. Facile de constater en effet que SMS et notifications vous détournent de la télé, dont l’image en perpétuel mouvement attire davantage notre attention qu’une radio, qui nous fait oublier à quel paragraphe d’un journal ou d’un livre nous étions. Dans le cadre de l’économie de l’attention, la course au réalisme et le développement des outils de réalité augmentée prennent un sens particulier.
L’attention dictée par les algorithmes
La seconde évolution est certainement celle qui impacte le plus le choix des objets auxquels nous sommes attentifs. Il s’agit de l’utilisation de « condensateurs d’informations », tels que nos moteurs de recherche, qui compulsent à notre place les gigantesques stocks d’informations stockées sur le Web. On pourrait trouver bien des façons de condenser l’information, même dans les médias « classiques », mais il ne fait pas de doute que les moteurs de recherche ont de bien plus grandes capacités que les journaux dans ce domaine.
Les techniques de Google, en situation de quasi-monopole, pour faire le tri dans des montagnes de données influencent donc le choix des sujets auxquels nous accordons de l’importance et notre attention. Les algorithmes de recherche, qui attribuent davantage de visibilité à une page consultée fréquemment, focalisent forcément notre attention sur les mêmes résultats que nos voisins. Jusqu’à ce que, dans le domaine des vidéos, quelques vidéos « virales » concentrent l’essentiel des clics, malgré un choix parmi des milliards de possibles.
Enfin, Yves Citton pointe également le changement profond de notre « environnement attentionnel ». Dans notre univers de machines et de multiples filtres, la façon dont notre attention se construit est très différente de celle qu’ont pu connaître les chasseurs-cueilleurs de la préhistoire ou les paysans du Moyen-Âge. « Il faut donc s’attendre à ce que notre subjectivité évolue en conséquence », conclut-il.
Choisir ses aliénations ou s’émanciper de toute attention ?
Alors faut-il se protéger contre les changements qui bouleversent la gestion de notre temps de cerveau disponible ? Chacun peut apprécier les avantages et inconvénients des impacts sur notre attention causés par les nouvelles technologies. Mais il est important de garder un minimum de contrôle. Pour cela, Yves Citton propose, à la fin de son ouvrage Pour une écologie de l’attention, « douze maximes d’écosophie attentionnelle ». Parmi ces quelques principes, il encourage ses lecteurs à saisir les conséquences du filtrage de l’information et à se soustraire au régime médiatique de l’alerte. Puisque l’attention est destinée à être prêtée, il incite également à choisir ses aliénations plutôt que d’essayer de s’émanciper de toute attention à ce qui se fait autour de nous.
Pour les consommateurs qui souhaitent être plus attentifs à leurs achats, la solution n’est donc pas forcément de se bourrer le crâne de tous les articles disponibles. Il est sûrement préférable de trouver un bon label auquel faire confiance. Mais comme pour tous les « condensateurs d’informations », il ne faut pas oublier de garder un œil sur les critères de sélection de ces labels, ainsi qu’éventuellement sur les individus, associations ou entreprises qui les contrôlent.
« Déclaration des droits attentionnels »
Il semble cependant nécessaire de ne pas se contenter de quelques principes individuels et de se diriger vers une véritable politique de l’attention, afin de ne pas laisser à quelques entreprises le soin de décider de la façon dont nos capacités attentionnelles doivent être gérées. L’entrepreneur américain Tom Hayes, connu dans la Silicon Valley et pour ses chroniques dans le Wall Street Journal, s’est ainsi essayé à une sorte de « déclaration des droits attentionnels ». Les sept articles sont :
« 1.Je suis le seul propriétaire de mon attention. 2.J’ai droit à une compensation pour mon attention, valeur pour valeur. 3.Les exigences portant sur mon attention doivent être transparentes. 4.J’ai le droit de décider de quelles informations je veux et de quelles informations je ne veux pas. 5.Je suis propriétaire de mes séquences de clics (click streams) et de toutes les autres représentations de mon attention. 6.Ma boîte de courriel est une extension de ma personne. Personne n’a de droit intrinsèque à m’envoyer des courriels. 7.Le vol d’attention est un crime. » Ces grands principes doivent permettre à chacun de garder le contrôle de son attention. Et d’en éviter la pénurie à l’heure où les flux d’information risquent davantage d’abrutir que de développer le sens critique.
Florent Lacaille-Albigès
Source : Bastamag
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