“Échanges entre militaires” : les révélations de Seymour Hersh sur la Syrie
Décembre 2015 - London Review of Book / Les Crises (trad.)
Le journaliste d’investigation Seymour Hersh livre ainsi un long article sur le partage du Renseignement américain sur la guerre en Syrie.
Il est spécialisé dans les affaires militaires américaines et les services secrets. Il a écrit notamment pour The New Yorker et le New York Times. Il est à l’origine de nombreuses révélations comme le scandale de torture de Abu Ghraib ou encore le Massacre de Mỹ Lai au Viêt Nam pour lequel il obtient un Prix Pulitzer. Il est considéré par le monde universitaire comme un des meilleurs journalistes des États-Unis.
L’insistance de Barack Obama à réclamer le départ d’Assad – et à affirmer qu’il y a des groupes de rebelles modérés en Syrie capables de le renverser – a provoqué ces dernières années des dissensions feutrée, est même une opposition ouverte parmi les plus hauts fonctionnaires de l’État Major conjoint du Pentagone. Leurs critiques se sont concentrées sur ce qu’ils considèrent comme une obsession de l’administration sur le principal allié d’Assad, Vladimir Poutine. Selon eux, Obama est prisonnier d’une vision de la Russie et de la Chine digne de la guerre froide, et n’a pas ajusté son discours sur la Syrie, qui tiendrait compte du fait que tous deux partagent l’inquiétude de Washington, de voir le terrorisme se propager dans et au-delà de la Syrie. ; comme Washington, ils pensent que l’islamisme doit être stoppé.
La résistance de l’armée remonte à l’été 2013, lorsqu’un bulletin d’évaluation classé secret défense, rassemblé par l’Agence de Renseignement du Ministère de la Défense ( DIA) et les chefs d’États major interarmes, alors dirigés par le Général Martin Dempsey, prévoyait que la chute d’Assad allait mener au chaos et sans doute à la conquête de la Syrie par des extrémistes djihadistes, à l’image de ce qui était en train de se passer en Libye. Un exconseiller de l’État-Major interarmes me raconta que le document était une synthèse de sources diverses, élaborant un scenario à partir de signaux, de renseignements satellitaires et humains, et il voyait d’un mauvais œil l’entêtement de l’administration Obama à continuer de financer et d’armer les soi-disant groupes de rebelles modérés. À cette époque, la CIA complotait depuis plus d’un an avec ses alliés du Royaume Uni, d’Arabie Saoudite et du Qatar pour expédier des armes et des marchandises – dans le but de renverser Assad – à partir de la Libye, via la Turquie, jusqu’en Syrie.
Le nouveau Rapport estimatif pointait la Turquie comme obstacle majeur à la politique d’Obama en Syrie. Le document montrait, selon ce conseiller, « que ce qui avait débuté comme une opération secrète pour armer et soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad, avait été approuvé par la Turquie, et s’était transformé en un programme technique, militaire et logistique à cheval sur la frontière pour toutes les forces d’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État Islamique. Les soi-disant rebelles modérés s’étaient évaporés, et l’Armée syrienne libre n’était qu’un mirage stationné sur une base aérienne en Turquie. Le constat était peu réjouissant: il n’y avait aucune opposition modérée viable face à Assad, et les USA armaient des extrémistes.
Le Lieutenant General Michael Flynn, directeur de la DIA entre 2012 et 2014, confirma que son agence avait envoyé un flux constant de mises en garde secrètes à l’Exécutif, quant aux conséquences catastrophiques d’un renversement d’Assad. Les jihadistes, précisait-il, contrôlaient toute l’opposition. La Turquie n’en faisait pas assez pour stopper l’infiltration de combattants étrangers et d’armes le long de sa frontière. Lynn m’avait confié « Si le public américain avait accès au flux de renseignements que nous avons transmis quotidiennement, au niveau le plus sensible, il exploserait de rage. » « Nous avons compris la stratégie à long terme de l’État Islamique (EI), et ses plans de campagne, et nous avons aussi discuté le fait que la Turquie regardait ailleurs lorsqu’il s’agissait d’aborder l’expansion de l’EI en Syrie. » Le rapport de la DIA fut repoussé avec force par l’administration Obama. « J’ai eu l’impression qu’ils ne voulaient tout simplement pas entendre la vérité. »
L’ex-conseiller ajouta « Notre politique visant à armer l’opposition à Assad était un échec, et avait même un impact négatif. » Les commandants interarmes étaient convaincus qu’Assad ne devait pas être remplacé par des fondamentalistes. La politique de l’Administration était contradictoire. Ils voulaient le départ d’Assad mais l’opposition était dominée par des extrémistes. Alors qui allait bien pouvoir le remplacer ? Dire qu’Assad doit partir c’est bien beau, mais si vous suivez l’idée jusqu’au bout, eh bien vous ne trouvez personne de meilleur. C’est la question du « personne n’est meilleur qu’Assad » que l’État-Major Interarmes (JCS) soulevait face à la politique d’Obama. Les Commandants du JCS sentaient qu’affronter directement la politique d’Obama n’aurait « aucune chance de succès ». C’est ainsi qu’à l’automne 2013 ils décidèrent de prendre des mesures contre les extrémistes sans passer par les canaux politiques, en fournissant des renseignements militaires aux autres nations, dans l’espoir bien compris qu’ils seraient transmis à l’armée syrienne et exploités contre l’ennemi commun, Jabhat al-Nosra et l’EI.
L’Allemagne, Israël et la Russie étaient en contact avec l’armée syrienne, et capables d’exercer une certaine influence sur les décisions d’Assad – C’est par leur intermédiaire que les renseignements américains seraient partagés. Chacun avait ses raisons de coopérer avec Assad : l’Allemagne redoutait ce qui pourrait se passer au sein de sa population de 6 millions de musulmans si l’EI s’étendait ; Israël se sentait concerné par la sécurité de ses frontières ; la Russie était alliée de longue date avec la Syrie, et s’inquiétait de la menace qui pesait sur son unique base en Méditerranée, à Tartous. « Nous n’avions pas la ferme intention de dévier de la ligne politique officielle d’Obama, mais partager nos évaluations de la situation au travers de relations d’armée à armée pouvait s’avérer plus productif. Il était clair qu’Assad avait besoin de renseignements tactiques plus précis et de conseils opérationnels. Les commandants en avaient déduit que si ces besoins étaient satisfaits, le combat contre le terrorisme en serait in fine renforcé. Obama n’était pas au courant, mais Obama ne sait pas toujours ce que fait l’État-Major dans chaque circonstance, et il en va ainsi de tous les Présidents. »
Lorsque le flux de renseignements débuta, l’Allemagne, Israël et la Russie commencèrent à transmettre les informations sur les déplacements et intentions des groupes de djihadistes radicaux à l’armée syrienne ; en échange, la Syrie a fourni des renseignements sur ses propres moyens et intentions. Il n’y avait pas de contact direct entre les USA et les forces armées syriennes ; en lieu et place, selon ce conseiller, « nous leur avons fourni du renseignement, y compris des analyses à plus long terme sur l’avenir de la Syrie, rassemblées par des contractants ou l’une de nos écoles militaires – et ces pays pouvaient en faire ce qu’ils voulaient, y compris les partager avec Assad. Nous disions aux Allemands et aux autres : « tenez, voilà des informations particulièrement intéressantes, et nos intérêts se rejoignent. » Fin de la conversation. L’État-Major pouvait conclure que quelque chose de bénéfique en sortirait – mais c’était une action d’armée à armée, et non un quelconque complot sinistre des Commandants pour contourner Obama et soutenir Assad. C’était beaucoup plus subtil. Si Assad se maintient au pouvoir, ce ne sera pas parce que nous l’y avons maintenu, mais parce qu’il aura été suffisamment malin pour exploiter les renseignements et les conseils tactiques avisés que nous avons fournis aux autres. »
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L’histoire publique des relations entre les USA et la Syrie au cours des dernières décennies est celle d’une inimitié. Assad condamna les attaques du 11/9, mais s’opposa à la guerre d’Irak. George Bush a, de façon répétée, lié la Syrie aux 3 membres de « l’axe du mal » – Irak, Iran et Corée du Nord – tout au long de sa présidence. Les messages du département d’État rendus publics par Wikileaks montrent que l’administration Bush tenta de déstabiliser la Syrie et que ces efforts se sont poursuivis au cours des années Obama. En décembre 2006, William Roebuck, alors en poste à l’ambassade américaine à Damas, rendit un rapport qui analysait les failles du gouvernement Assad, et proposait une liste des méthodes « susceptibles d’augmenter la probabilité » d’opportunités de déstabilisation. Il recommandait que Washington travaille avec l’Arabie Saoudite et l’Egypte pour développer les tensions sectaires et se concentre sur la médiatisation « des efforts syriens contre les groupes extrémistes – les dissidents kurdes et les factions radicales sunnites – de façon à suggérer une situation de faiblesse, des signes d’instabilité, et un effet boomerang hors de contrôle » ; ainsi il apparaitrait nécessaire d’encourager l’isolement de la Syrie, au travers du soutien américain au « Front de Salut National en Syrie », dirigé par Abdul Halim Khaddam, un ex vice-président syrien dont le gouvernement, en exil à Riyad, était soutenu par les Saoudiens et les Frères Musulmans.
Un autre message transmis en 2006 montrait que l’ambassade avait dépensé 5 millions de dollars en financement de dissidents qui présentaient des candidats indépendants pour l’Assemblée Populaire ; les virements furent maintenus même lorsqu’il fut évident que les services secrets syriens étaient désormais au courant de ce qui se passait. Un message transmis en 2010 mettait en garde sur le financement d’un réseau télévisé aux mains de l’opposition syrienne à Londres, que le Gouvernement syrien interpréterait comme « un acte hostile mené sous couverture contre le régime ».
Mais il y a aussi une histoire parallèle de la coopération secrète entre la Syrie et les États-Unis au cours de la même période. Les deux pays ont collaboré contre Al Qaïda, leur ennemi commun. Un consultant de longue date au sein du Commandement conjoint des Opérations spéciales (Joint Special Operations Command ), déclara qu’ « à la suite du 11/9, Bachar fut extrémement utile pour nous pendant des années, tandis qu’en retour, selon moi, nous fûmes très discourtois, et particulièrement maladroits dans l’usage que nous fîmes de l’or qu’il mettait entre nos mains. Cette coopération silencieuse se poursuivit entre certains éléments, même après que [l’administration Bush] ait décidé de le diaboliser. » En 2002, Assad autorisa les services secrets syriens à divulguer les dossiers internes sur les activités des Frères Musulmans en Syrie et en Allemagne. Plus tard cette année là, les services secrets syriens déjouèrent une attaque d’Al Quaïda contre le quartier général de la Vème Flotte de l’US NAVY à Bahrein, et Assad donna son accord pour fournir à la CIA le nom d’un informateur vital d’Al Qaïda. En violation de cet accord, la CIA contacta directement cet informateur ; il rejeta l’approche, et rompit les relations avec ses interlocuteurs syriens. Toujours secrètement, Assad remis aussi aux mains des américains des membres de la famille de Saddam Hussein qui avaient trouvé refuge en Syrie, et – comme les alliés des USA la Jordanie, l’Egypte, la Thailande et ailleurs – fit torturer des suspects de terrorisme pour le compte de la CIA dans une prison damascène.
C’est cette histoire de coopération qui rendait plausible l’idée que Damas coopérerait en 2013 au nouveau protocole d’échange d’informations indirect avec les USA. Les Commandants interarmes firent savoir qu’en retour les USA souhaitaient 4 approbations : Assad devait retenir le Hesbollah d’attaquer Israël ; il devait reprendre les négociations avec Israël pour signer un accord sur le plateau du Golan ; il devait accepter la venue de conseillers militaires russes et d’autres pays ; et il devait s’engager à organiser de nouvelles élections ouvertes après la guerre qui intègrent un large éventail de sensibilités politiques. Le conseiller du JCS ajouta « Nous avions un feedback positif des Israéliens, qui étaient d’accord pour soutenir le projet, mais ils voulaient savoir quelle serait la réaction de l’Iran et de la Syrie ». « Les Syriens nous ont dit qu’Assad ne prendrait pas sa décision de façon unilatérale – il avait besoin du soutien de sa propre armée et de ses alliés alaouites. Le souci d’Assad était qu’Israël dise oui puis ne tienne pas ses promesses ». Un haut conseiller du Kremlin aux affaires du Moyen Orient m’a raconté que fin 2012, après avoir subit une série de revers sur le champ de bataille et des désertions au sein de l’armée, Assad s’était rapproché d’Israël via un contact à Moscou, et qu’il avait proposé de rouvrir les discussions sur le Plateau du Golan. Les Israéliens avaient rejeté l’offre. Mon interlocuteur me confia « Ils déclarèrent “Assad est un homme fini” » ; « Il est proche de la fin ». Il m’expliqua que les Turcs avaient tenu à Moscou le même discours. Cependant, à la mi-2013, les Syriens purent croire que le pire était derrière eux, et ils voulaient avoir l’assurance que les propositions d’aide des Américains et d’autres étaient sérieuses.
Au début des pourparlers, selon ce conseiller, les commandants interarmes essayèrent de déterminer les besoins d’Assad en signe de bonnes intentions. Sa réponse fut transmise par l’intermédiaire d’un ami d’Assad : « Apportez-lui la tête du Prince Bandar. » les membres de l’État-Major ne donnèrent pas suite. Bandar Ben Sultan avait servi les services secrets et la sécurité intérieure de l’Arabie Saoudite durant des décennies, et il avait passé plus de 20 années en tant qu’ambassadeur à Washington. Ces dernières années, il était connu pour vouloir la destitution d’Assad à tout prix. Alors qu’on le disait en mauvaise santé, il démissionna l’année dernière en tant que directeur du Conseil de sécurité saoudien, mais l’Arabie Saoudite continue d’être le principal pourvoyeur de fonds à l’opposition syrienne, dont le montant est estimé à 700 millions de dollars par le Renseignement américain. En juillet 2013, les chefs d’État-Major interarmes découvrirent un moyen plus direct de démontrer le sérieux de leur proposition d’aide à Assad. A cette époque, le flux secret d’armes en provenance de Libye pour l’opposition syrienne via la Turquie, était en place depuis plus d’un an (il débuta peu de temps après la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011). L’opération était en grande partie organisée depuis une annexe secrète de la CIA à Benghazi, avec l’aval du Département d’Etat. Le 11 septembre 2012, l’ambassadeur US en Libye Christopher Stevens fut tué durant une manifestation anti-américaine qui dégénéra en incendie du Consulat des USA à Benghazi ; des journalistes du Washington Post trouvèrent des copies de l’agenda de l’ambassadeur au milieu des ruines du bâtiment. Elles montraient que le 10 septembre, Stevens avait rencontré le chef des opérations de l’annexe de la CIA. Le jour suivant, peu avant de mourir, il avait rencontré un représentant de la Compagnie d’affrètement « Al-Marfa Shipping and Maritime Services », une société basée à Tripoli qui, selon ce conseiller, était connue de l’État-Major pour s’occuper de l’expédition d’armement.
À la fin de l’été 2013, le rapport de la DIA avait été largement diffusé, mais bien que de nombreux agents de la communauté du Renseignement aient été au courant de la domination de l’opposition syrienne par les extrémistes, l’armement fourni par la CIA continua d’affluer, ce qui constituait un problème permanent pour l’armée d’Assad. Les stocks et dépôts de Kadhafi étaient la source d’un marché international de l’armement, bien que les prix aient été élevés. Le conseiller de l’État-Major interarmes déclara qu’ «Il n’y avait aucun moyen de stopper les expéditions d’armes qui avaient été approuvées par le Président. La solution passait par mettre la main au portefeuille. La CIA fut approchée par un représentant de l’État-Major qui suggéra que les arsenaux turques renfermaient des armes bien meilleur marché qui pouvaient se retrouver dans les mains des rebelles syriens en quelques jours, sans transfert maritime. » Mais la CIA ne fut pas la seule à en bénéficier. « Nous avons travaillé avec les Turcs en qui nous avions confiance et qui n’étaient pas loyaux avec Erdogan, et nous les avons sollicités pour expédier toutes les armes obsolètes de leurs arsenaux aux djihadistes en Syrie, y compris des carabines M1 qui n’avaient pas servi depuis la guerre de Corée, et des tonnes d’armes soviétiques. C’était un message qu’Assad pouvait interpréter comme “Nous avons la capacité d’endiguer la politique de notre Président en remontant sur ses traces.“ »
Le flux de renseignements en provenance des services US vers l’armée syrienne, et la détérioration de la qualité des armes fournies aux rebelles, marquèrent un tournant. L’armée syrienne avait subit de lourdes pertes au printemps 2013 lors de ses combats contre Jabhat al-Nosra (1) et d’autres groupes extrémistes, alors qu’elle ne parvenait pas à tenir la capitale provinciale Raqqa. Des raids sporadiques de l’armée syrienne et de l’aviation continuèrent pendant des mois sans grand succès, jusqu’à ce qu’elle décide de se retirer de Raqqa et d’autres zones difficiles à défendre ou peu peuplées au nord et à l’ouest, pour se concentrer sur la consolidation de la défense du bastion gouvernemental à Damas, et des zones densément peuplées reliant la capitale à Lattakié au nord-est. Mais alors que l’armée regagnait en force avec le soutien de l’État-Major, l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie augmentèrent leurs financements et armement de Jabhat al-Nosra et de l’EI, qui à la fin de 2013 avaient gagné un territoire énorme de part et d’autre de la frontière irako-syrienne. Les quelques rebelles non fondamentalistes qui restaient se retrouvèrent engagés dans des combats âpres – le plus souvent perdus – qui ciblaient les extrémistes. En janvier 2014, l’EI pris à la suite d’al-Nosra le contrôle de Raqqa et des zones tribales tout autour, et fit de la ville son quartier général. Assad contrôlait encore [un territoire occupé par] 80% de la population syrienne, mais il avait perdu des étendues considérables.
Les efforts de la CIA pour entrainer les forces rebelles modérées échouaient aussi lamentablement. Le conseiller expliqua : « Le camp d’entrainement était en Jordanie et sous le contrôle d’un groupe tribal syrien ». Certains de ceux qui avaient signés étaient suspectés d’appartenir à l’armée syrienne, à l’uniforme près. Cela était déjà arrivé, dans les pires moments de la guerre en Irak, lorsque des centaines de miliciens chiites se présentèrent à l’accueil des camps d’entrainement américains le temps d’enfiler de nouveaux uniformes, d’obtenir de nouvelles armes et de suivre quelques jours d’entrainement avant de disparaitre dans le désert. Un programme d’entrainement séparé, conçu par le Pentagone en Turquie, ne donna pas plus de résultats. Le Pentagone reconnu en septembre que seuls 4 ou 5 de ses recrues combattaient toujours l’EI ; quelques jours plus tard, 70 d’entre eux « firent défection » pour rejoindre Jabhat al-Nosra juste après avoir franchi la frontière syrienne.
En janvier 2014, désespéré par le manque de progrès, John Brennan, directeur de la CIA, convoqua les chefs des services secrets américains et sunnites de l’ensemble du Moyen Orient à une réunion secrète à Washington, dans le but de persuader l’Arabie Saoudite de cesser son soutien aux combattants extrémistes en Syrie. « Les Saoudiens nous déclarèrent qu’ils seraient heureux de nous écouter, et donc tout le monde s’assit autour d’une table à Washington pour écouter Brennan leur expliquer qu’ils devaient désormais prendre le même bateau que les modérés. Le message était que si tout le monde dans la région, cessait de soutenir al-Nosra et l’EI, leurs munitions et leur armement se tariraient, et les modérés l’emporteraient. » Le message de Brennan fut ignoré des Saoudiens, qui retournèrent chez eux pour relancer de plus belle leurs efforts en faveur des extrémistes et nous demander d’accroitre notre soutien technique. Et nous avons finalement accepté, et tout cela s’est terminé par le renforcement des extrémistes. »
Mais les Saoudiens étaient loin d’être le seul problème : le renseignement américain avait accumulé des interceptions et des informations de source humaine qui démontraient que le gouvernement Erdogan soutenait Jabhat al-Nosra depuis des années, et faisait de même à présent avec l’EI. « Nous pouvons gérer les Saoudiens » me disait le conseiller « Nous pouvons gérer les frères Musulmans. Vous pouvez argumenter que l’équilibre global du Moyen-Orient repose sur une forme de destruction certaine mutuellement partagée entre Israël et le reste du Moyen Orient, et que la Turquie peut déstabiliser cet équilibre – ce qui est le rêve d’Erdogan. Nous lui avons dit que nous voulions qu’il ferme le robinet des djihadistes étrangers qui se déversent en Turquie. Mais il rêve de grandeur – celle de restaurer l’Empire Ottoman – et il n’a pas réalisé jusqu’où pourrait le mener la réussite de ce projet. »
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L’une des constantes dans les affaires américaines depuis la chute de l’URSS a été d’entretenir des relations d’armée à armée avec la Russie. Après 1991, les USA ont dépensés des milliards de dollars pour aider la Russie à sécuriser son arsenal nucléaire, y compris lors d’une opération ultra secrète qui consistait à déplacer de l’uranium enrichi à des fins militaires depuis des dépôts non sécurisés au Kazakhstan. Ces programmes conjoints pour superviser la mise en sécurité de matériaux à usage militaire se sont poursuivis au cours des 20 années suivantes. Pendant la guerre menée par les États-Unis en Afghanistan, la Russie autorisa son survol par des transporteurs et des ravitailleurs américains, ainsi que le transit terrestre pour le flux d’armes, de munitions, d’eau et de nourriture dont la machine de guerre américain avait quotidiennement besoin. L’armée russe fournit des renseignements sur les déplacements d’Oussama Ben Laden, et aida les États-Unis à négocier le droit d’utiliser une base aérienne au Kirghizstan L’État-Major Interarmes a toujours été en contact avec ses homologues syriens, et les liens entre les deux armées sont opérationnels jusqu’au plus haut niveau. En août, quelques semaines avant sa retraite de chef de l’État-Major Interarmes, Dempsey fit une visite d’adieu au quartier général des forces de défense irlandaises à Dublin, et raconta à son auditoire qu’ils avaient mis un point d’honneur, lorsqu’il était en fonction, à garder le contact avec le chef de l’État-Major russe, le Général Valery Gerasimov. « En fait, je lui ai suggéré que nous ne terminions pas notre carrière comme nous l’avions commencée » a-t-il dit – celle d’un commandant de char en Allemagne de l’Ouest, et l’autre à l’Est.
Lorsqu’il s’agit de se confronter à l’EI, la Russie et les USA ont bien des choses à partager mutuellement. Beaucoup au sein de l’EI, de son commandement à la troupe, ont combattu pendant plus de 10 ans contre la Russie lors des 2 guerres de Tchétchénie à partir de 1994, et le gouvernement de Poutine est totalement investi dans le combat contre le terrorisme islamique. « La Russie connait les cadres de l’EI » m’a fait remarquer le conseiller, « et elle a accès à ses techniques opérationnelles, avec beaucoup d’informations à partager. » En échange, « Nous avons d’excellent formateurs qui ont des années d’expérience dans la formation de combattants étrangers, une expérience que la Russie n’a pas ». Le conseiller n’a toutefois pas évoqué ce dont les services secrets américains sont également capables : la capacité à obtenir des informations sur des cibles, souvent en les achetant pour de fortes sommes à des sources au sein même des milices rebelles.
Un ex-conseiller de la Maison Blanche pour les affaires étrangères m’a raconté qu’ « avant le 11-Septembre, Poutine avait l’habitude de nous dire : “nous vivons le même cauchemar dans des endroits différents“. Il voulait parler de ses problèmes avec le Califat tchétchène, et de nos premiers affrontements avec al-Qaïda. Ces jours derniers, après l’attentat contre l’A320 METROJET au dessus du Sinaï et les massacres de Paris et ailleurs [Beyrouth], il est difficile de ne pas conclure que nous avons bien les mêmes cauchemars provenant des mêmes endroits. »
Pourtant l’Administration Obama continue de condamner la Russie pour son soutien à Assad. Un haut diplomate retraité qui fut en poste à l’Ambassade de Moscou m’a exprimé de la sympathie pour le dilemme devant lequel se trouve Obama, en tant que chef de la coalition occidentale opposée à l’agression russe en Ukraine : « l’Ukraine est une question sérieuse, et Obama l’a abordée de façon ferme avec les sanctions. Mais notre politique vis-à-vis de la Russie est trop souvent erratique. En revanche, en Syrie, il ne s’agit pas de nous, il s’agit d’être sûrs que Bachar ne perde pas. En réalité, Poutine ne veut surtout pas voir le chaos syrien se répandre en Jordanie ou au Liban, comme cela s’est passé en Irak, et il ne veut pas voir la Syrie tomber aux mains de l’EI. L’intervention la plus contreproductive qu’Obama a faite, et cela a causé beaucoup de torts à nos efforts pour en finir avec ce conflit, a été de dire : « Assad doit partir en préalable à toute négociation. » Il a aussi fait écho à un point de vue adopté par certains au Pentagone, lorsqu’il a fait allusion à un facteur sous-jacent dans la décision russe de lancer des frappes aériennes en soutien à l’armée syrienne à partir du 30 septembre : le souhait de Poutine, d’éviter à Assad de subir le même sort que celui de Kadhafi. On lui avait rapporté que Poutine avait visionné 3 fois la vidéo de la mort atroce de Kadhafi, une vidéo qui le montre sodomisé avec une baïonnette. Le Conseiller du JCS m’a lui aussi parlé d’un Rapport des services secrets US qui concluait que Poutine s’était ému du sort de Kadhafi : « Poutine s’en est voulu d’avoir laissé tomber Kadhafi, et de ne pas avoir joué un rôle clé en coulisses » lorsque la Coalition occidentale a fait pression à l’ONU pour être autorisée à entreprendre des frappes aériennes qui allaient détruire le Régime. « Poutine a pensé qu’à moins de s’engager, Bachar allait connaitre le même sort –mutilé- et qu’il allait assister à la destruction de ses alliés en Syrie. »
Dans un discours le 22 novembre, Obama a déclaré que « les cibles principales des frappes russes, ce sont l’opposition modérée ». C’est une ligne dont l’administration – ainsi que la plupart des médias grand public américains – n’a que rarement dévié. Les Russes insistent sur le fait qu’ils ciblent tous les groupes rebelles susceptibles de menacer la stabilité de la Syrie – y compris l’EI. Le Conseiller du Kremlin aux affaires étrangères m’a expliqué lors de notre entretien que la première passe de frappes russes visait à renforcer la sécurité autour d’une base aérienne russe à Lattakié, bastion alaouite. Le but stratégique, m’a-t-il expliqué, était d’établir un couloir libéré des djihadistes entre Damas et Lattakié ainsi que la base navale russe de Tartous, puis d’infléchir graduellement les bombardements vers le Sud et l’Est, en se concentrant davantage sur les territoires tenus par l’EI. Les Russes ont frappé l’EI dans et autour de Raqqa dès début octobre selon plusieurs comptes rendus ; en novembre, il y a eu d’autres frappes sur des positions de l’EI près de la ville historique de Palmyre, et dans la province d’Idlib, un bastion objet de féroces combats à la frontière turque.
Les incursions russes dans l’espace aérien turc ont débuté peu après le déclenchement des bombardements par Poutine, et l’armée de l’air russe a déployé des systèmes de brouillage électroniques qui interférent avec la couverture radar turque. Le message envoyé à l’armée de l’air turque, selon le conseiller du JCS, était « Nous allons faire voler nos avions là où nous voulons, quand nous le voulons, et brouiller vos radars. Alors pas d’embrouilles. Poutine faisait savoir aux Turcs à quoi ils devaient s’attendre. » L’agression russe fit place à des plaintes turques et des démentis russes, en même temps que l’armée de l’air turque intensifiait ses patrouilles à la frontière. Il n’y a eu aucun incident significatif jusqu’au 24 novembre, lorsque 2 F16 turcs, agissant apparemment selon des règles d’engagement plus musclées, descendirent un chasseur bombardier Su24M russe qui avait franchi la frontière pendant à peine 17 secondes. Dans les jours qui suivirent le crash du chasseur, Obama exprima son soutien à Erdogan, et après s’être entretenus en privé le 1er décembre, il déclara à la presse que son administration restait « particulièrement soucieuse de la sécurité et de la souveraineté de la Turquie. » Il déclara aussi que tant que la Russie demeurerait alliée avec Assad, « beaucoup de ressources russes allaient encore être dirigées contre des groupes d’opposition… que nous soutenons… donc je ne pense pas que nous devions nous bercer d’illusions, et que d’une façon ou d’une autre la Russie allait soudain concentrer ses frappes contre l’EI. Ce n’est pas ce qui se passe. Cela ne s’est jamais passé. Cela ne se passera pas de sitôt. »
Le conseiller au Kremlin pour les affaires du Moyen-Orient, tout comme le conseiller du JCS et de la DIA, évacue d’un revers de main la question des « modérés » qui ont le soutien d’Obama ; il ne voit en eux que des groupes d’extrémistes islamistes qui combattent aux côtés de Jabhat al-Nosra et de l’EI (« Pas la peine de jouer sur les mots et séparer les terroristes entre modérés et non modérés », a rappelé Poutine dans son discours du 22 octobre) (2). Les généraux américains les considèrent comme des miliciens épuisés qui ont été forcés de s’entendre avec Jabhat al-Nosra ou l’EI afin de survivre. À la fin 2014, Jürgen Todenhöfer, un journaliste allemand qui fut autorisé à passer 10 jours dans les territoires tenus par l’EI en Irak et en Syrie, a raconté sur CNN qu’à la direction de l’EI : « Ils rigolent tous un bon coup à propos de l’Armée Syrienne Libre (ASL). Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils disent : “Les meilleurs vendeurs d’armes que nous ayons sont l’ASL. S’ils touchent une arme de bonne qualité, ils nous la revendent illico.” Non, ils ne les prenaient pas au sérieux. C’est Assad qu’ils prennent au sérieux. Ils prennent au sérieux les bombes, bien sûr. Mais ils n’ont peur de rien, et l’ASL ne joue aucun rôle. »
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La campagne de bombardement de Poutine a déclenché une série d’articles anti-russes dans la presse américaine. Le 25 octobre, le New York Times a rapporté, citant l’administration Obama, que des sous-marins et des navires espions russes opéraient de manière agressive à proximité des câbles sous-marins qui assurent le transfert de la majorité du trafic internet mondial – bien que, selon l’article qu’il fallait lire jusqu’au bout, le journaliste reconnaissait qu’il n’y avait « aucune preuve à cette heure » d’une tentative russe d’interférer avec ce trafic. Dix jours plus tôt, le Times publiait un résumé des intrusions de la Russie dans ses anciennes républiques soviétiques satellites, et décrivait le bombardement de la Syrie comme l’incarnation, « dans une certaine mesure, d’un retour aux ambitions militaires de la période soviétique ». Le reportage ne mentionnait pas que c’est à l’invitation de l’administration d’Assad que la Russie intervenait, ni que les États-Unis bombardaient eux-mêmes en territoire syrien depuis septembre de l’année précédente, sans l’accord de la Syrie. Un éditorial du mois d’octobre, dans le même journal, signé de Michael Mac Faul, ambassadeur américain en Russie de 2012 à 2014, déclarait que la campagne aérienne russe visait « tout le monde à l’exception de l’EI ». Les histoires anti-russes ne se calmèrent pas après le désastre de l’A320 METROJET abattu, revendiqué par l’EI. Très peu au sein du Gouvernement américain et des médias, se demandèrent pourquoi l’EI viserait un avion de ligne russe transportant 224 passagers et son équipage, si l’armée de l’air russe n’attaquait que les rebelles syriens « modérés ».
Et pendant ce temps, les sanctions économiques sont toujours en vigueur, pour ce qu’un grand nombre d’Américains considère être les crimes de guerre de Poutine en Ukraine, tout comme le sont les sanctions du Trésor américain contre la Syrie et contre ces américains qui font des affaires avec la Syrie. Le New York Times, dans un reportage de fin novembre sur les sanctions, a remis au goût du jour une insinuation ancienne et sans fondements, qui affirme que les actions du Trésor « mettent en relief un argument que l’Administration n’a cessé d’avancer à propos de M. Assad alors que le Trésor cherche à faire pression sur la Russie pour qu’elle cesse son soutien : que bien qu’il professe être en guerre contre les terroristes islamistes, il entretient une relation symbiotique avec l’EI qui lui a permis de prospérer alors qu’il se cramponne au pouvoir. »
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Les quatre piliers fondamentaux de la politique d’Obama en Syrie restent intacts à cette heure : l’insistance sur le fait qu’Assad doit partir ; qu’aucune coalition avec la Russie n’est possible contre l’EI; que la Turquie est un allié fiable dans la guerre contre le terrorisme ; et qu’il y a vraiment des forces d’opposition modérées significatives que les États-Unis doivent soutenir. Les attaques de Paris le 13 novembre ont fait 130 morts mais n’ont pas changé la ligne de conduite officielle de la Maison Blanche, bien que de nombreux leaders européens, y compris François Hollande, aient soutenu l’idée d’une plus grande coopération avec la Russie, et se soient mis d’accord pour mieux coordonner leurs actions avec son armée de l’air ; il y a eu aussi des discussions sur les modalités du retrait d’Assad : elles pourraient être plus flexibles. Le 24 novembre, Hollande s’est envolé pour Washington afin d’y discuter de la façon dont la France et les USA pouvaient collaborer plus étroitement dans leur combat contre l’EI. Lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche, Obama a déclaré qu’Hollande et lui-même s’étaient mis d’accord sur le fait que les frappes russes contre l’opposition modérée ne faisaient que renforcer le régime d’Assad, dont la brutalité était à l’origine de la montée de l’EI. Hollande n’est pas allé aussi loin, mais il a déclaré que le processus diplomatique issu à Vienne conduirait « au départ d’Assad… un gouvernement d’unité est nécessaire. » La conférence de presse négligea l’impasse entre les deux hommes concernant Erdogan. Obama défendit le droit de la Turquie à défendre ses frontières, tandis qu’Hollande déclara que c’était « une question d’urgence » pour la Turquie de prendre des mesures contre les terroristes. Le conseiller du JCS m’a dit que l’un des principaux but de Hollande lors de son voyage à Washington était de persuader Obama de rejoindre l’UE dans une déclaration de guerre commune contre l’EI. Obama a répondu non. Les Européens ne se sont pas regroupés au sein de l’OTAN, dont la Turquie fait partie, pour une telle déclaration. « C’est la Turquie le problème », m’a confié le conseiller du JCS.
Assad, naturellement, n’accepte pas qu’un groupe de dirigeants étrangers veulent décider de son avenir. Imad Moustapha, actuel ambassadeur de Syrie en Chine, était le doyen de la faculté des sciences de l’Université de Damas, et un proche collaborateur d’Assad, lorsqu’il fut nommé en 2004 ambassadeur de Syrie à Washington, poste qu’il occupa pendant 7 ans. Mustapha est connu pour être resté proche d’Assad, et il est digne de confiance pour refléter ses pensées. Il m’a raconté que pour Assad, renoncer au pouvoir signifierait capituler au profit des « groupes terroristes armés », et que des Ministres dans un gouvernement d’Unité nationale – tel que celui proposé par les Européens- seraient considérés [par le peuple syrien], comme les otages des puissances étrangères qui les auraient nommés. Ces forces pourraient rappeler au nouveau Président « qu’il est facilement remplaçable, comme son prédécesseur… Assad a une dette envers son peuple : il ne peut quitter son poste parce que les ennemis historiques de la Syrie exigent son départ. »
Moustapha a aussi impliqué la Chine, un allié d’Assad, qui a promis plus de 30 milliards de dollars pour la reconstruction de la Syrie après la guerre. La Chine aussi s’inquiète de l’EI. Il m’a expliqué que « La Chine apprécie la situation selon trois points de vue » : le droit international et la légitimité, le positionnement global de sa stratégie, et les activités des djihadistes Ouighours de la province extrême orientale du Xinjiang. Le Xinjiang est frontalier avec 8 nations – la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kyrgyzstan, le Tajikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde – et, selon le point de vue chinois, ils servent de porte d’entrée au terrorisme en provenance du monde entier et au sein même du pays. De nombreux combattants Ouighours actuellement en Syrie sont connus pour être des membres du Mouvement Islamique de l’Est du Turkestan – une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à établir un État islamique Ouighour dans le Xinjiang. « Le fait qu’ils aient été aidés par les services secrets turcs pour se rendre en Syrie depuis la Chine en passant par la Turquie a été à la source de tensions énormes entre services secrets chinois et turcs » selon Moustapha. « La Chine est inquiète du soutien de la Turquie envers les combattants Ouighours en Syrie, qui pourrait très bien s’étendre au Xinjkiang. Nous fournissons déjà des informations concernant ces terroristes et les routes qu’ils empruntent pour rejoindre la Syrie aux services secrets chinois. »
Les inquiétudes de Moustapha ont été répercutées par un analyste des questions de politique étrangère à Washington, qui a suivi de près le transit des djihadistes à travers la Turquie vers la Syrie. L’analyste, dont les points de vue sont recherchés de nombreux hauts fonctionnaires du Gouvernement, m’a confié qu’ « Erdogan a transporté des Ouighours vers la Syrie par des moyens de transport spéciaux tandis que son gouvernement s’agitait en faveur de leur combat en Chine. Les terroristes musulmans ouighours et birmans qui s’échappent par la Thailande se procurent d’une manière ou d’une autre des passeports turcs puis sont acheminés vers la Turquie d’où ils transitent vers la Syrie. » Il a ajouté qu’il existait ce qui ressemble à une autre « ratline» [NdT : route secrète] qui acheminait des Ouighours – les estimations vont de quelques centaines à quelques milliers – depuis la Chine via le Kazakhstan pour un éventuel transit par la Turquie vers le territoire de l’EI en Syrie. Il m’a confié que « Le renseignement américain n’est pas bien informé sur ces activités parce que les infiltrés qui ne sont pas satisfaits de la politique [américaine] , ne communiquent pas là-dessus avec eux. » Il a ajouté qu’ « il n’était pas certain que les officiels responsables de la politique syrienne au Département d’État et à la Maison Blanche obtenaient ces informations. » Le journal IHS-Jane’s Defence Weekly a estimé en octobre qu’au moins 5000 futurs combattants Ouighours étaient arrivés en Turquie depuis 2013, dont peut-être 2000 avaient fait mouvement vers la Syrie. Moustapha a déclaré qu’il détenait des informations selon lesquelles « au moins 860 combattants Ouighours se trouveraient en Syrie. »
Les inquiétudes croissantes de la Chine sur la question des Ouighours et ses liens avec la Syrie et l’EI sont un sujet d’étude constant de Christina Lin, une universitaire qui s’est intéressée aux questions chinoises il y a 10 ans alors qu’elle était en poste au Pentagone sous la direction de Donald Rumsfeld. « J’ai grandi à Taïwan, et je suis venue au Pentagone comme experte de la Chine. J’avais l’habitude de démoniser les Chinois en les traitant d’idéologues, et ils sont loin d’être parfaits. Mais au fil des années, alors que je les vois s’ouvrir et évoluer, j’ai commencé à changer de perspective. Je vois désormais la Chine comme un partenaire potentiel pour différents enjeux globaux, particulièrement au Moyen-Orient. Il y a beaucoup d’endroit – la Syrie en est un – où les États-Unis et la Chine doivent coopérer en matière de sécurité régionale et de contre-terrorisme. Il y a quelques semaines, la Chine et l’Inde, deux ennemis issus de la guerre froide qui se haïssent plus que la Chine et les États-Unis eux-mêmes, ont mené une série d’exercices conjoints de contre-terrorisme. Et aujourd’hui la Chine et la Russie souhaitent tous les deux coopérer en matière de terrorisme avec les États-Unis. » La Chine voit les choses de la façon suivante selon Lin : les militants Ouighours qui se sont rendus en Syrie sont entrainés par l’EI aux techniques de survie qui leur permettront de retourner en Chine lors de voyages secrets, afin de perpétrer des actes terroristes là-bàs. Lin a écrit dans un article paru en septembre « Si Assad échoue, les combattants djihadistes de la Tchétchènie russe, du Xinjiang chinois, et du Cachemire indien tourneront leurs yeux vers leurs fronts respectifs pour continuer le djihad, soutenus par une nouvelle base opérationnelle en Syrie, bien financée et au cœur du Moyen Orient. »
Le général Dempsey et ses collègues du JCS ont gardé leur désapprobation en dehors des circuits bureaucratiques, et ont survécu à leur poste. Ce ne fut pas le cas du Général Michael Flynn. Patrick Lang, un colonel de l’US ARMY à la retraite qui a servi presque 10 ans en tant qu’officier en chef du Renseignement civil au Moyen Orient pour le compte de la DIA « Flynn a subit les foudres de la Maison Blanche en insistant sur la nécessité de dire la vérité sur la Syrie. Il a pensé que la vérité était la meilleure chose et ils l’ont débarqué. Il ne voulait pas se taire. Flynn m’a dit que ses problèmes allaient bien au-delà de la Syrie. ‘Je secouait le cocotier à la DIA – et pas seulement en déplaçant les transats sur le pont du Titanic. Je prônais une réforme radicale. Je sentais que le commandement civil ne voulait pas en entendre parler. J’en ai souffert, mais je m’en suis accommodé. » Dans un entretien récent accordé au Spiegel, Flynn a été direct à propos de l’arrivée de la Russie dans le conflit syrien : « Nous devons travailler de façon constructive avec la Russie. Que nous le voulions ou non, la Russie a pris la décision d’être présente et d’intervenir militairement. Ils sont bien là, et cela a complètement changé la donne. Et vous ne pouvez pas dire que la Russie est mal intentionnée ; qu’ils doivent retourner chez eux ; cela ne se passera pas comme ça. Atterrissez ! »
Très peu au Congrès US partagent cette opinion. L’une des personalités qui fait exception se nomme Tulsi Gabbard, une démocrate de Hawaï, membre du « House Armed Services Comittee » ( Commission parlementaire des services armés) qui a effectué deux campagnes au Moyen-Orient en tant que major de la Garde Nationale. Dans un entretien sur CNN en octobre, elle a dit : « Les USA et la CIA devraient stopper cette guerre illégale et contre-productive qui vise à renverser le gouvernement syrien, et ils devraient rester concentrés sur le combat contre […] les groupes rebelles extrémistes. »
« Mais est-ce que cela ne vous préoccupe pas que le régime d’Assad ait été brutal, tuant au moins 200 000 et peut-être 300 000 membres de son propre peuple ? » lui demanda le journaliste.
Elle a répondu « Les choses qu’on raconte sur Assad en ce moment sont les mêmes que ce qui a été dit de Kadhafi, les mêmes que ce qu’on a dit de Saddam Hussein, et viennent des mêmes personnes qui défendaient l’idée de […] renverser ces régimes […] si cela arrive en Syrie […] nous finirons dans une situation de souffrances bien plus grandes, de persécutions des minorités religieuses et chrétiennes bien plus atroces en Syrie, et notre ennemi en sortira largement renforcé. »
« Donc ce que vous dites, c’est que l’implication militaire dans les airs de l’armée russe et au sol de l’armée iranienne – qu’en fait ils nous font une faveur ? »
« Ils travaillent à défaire notre ennemi commun », a-t-elle répondu.
Plus tard, Gabbard m’a confié que beaucoup de ses collègues au Congrès, tant Républicains que Démocrates, l’ont remerciée en privé de s’être exprimée publiquement. « Beaucoup de gens dans la population, et même au Congrès, ont besoin d’avoir des explications claires. Mais c’est difficile lorsqu’il y a autant de mensonges sur ce qui se passe. La vérité n’a pas éclaté. » C’est très inhabituel pour un politicien de mettre ainsi en cause la politique étrangère de son propre parti, enregistrée en direct. Pour quelqu’un « de l’intérieur », qui a accès aux renseignements les plus secrets, parler ouvertement et de façon critique peut interrompre brutalement votre carrière. Toute information dissidente peut se transmettre au travers d’une relation de confiance entre un journaliste et ceux qui le vivent de l’intérieur, mais cela se fait presqu’obligatoirement « sans signature ». Cependant, oui, la dissidence existe. Le Commandant du JSOC n’a pas pu cacher sa satisfaction lorsque je lui ai demandé son point de vue sur notre politique en Syrie. « La solution en Syrie est devant notre nez. Notre menace principale est l’EI, et nous tous – les États-Unis, la Russie et la Chine – devons travailler ensemble. Bachar restera dans ses fonctions et, une fois le pays stabilisé, il y aura des élections. Il n’y a pas d’autre option. »
Le fonctionnement du système indirect de communication avec Assad s’est interrompu avec la retraite de Dempsey en septembre dernier. Son remplaçant à la tête de l’Etat Major interarmes, le Général Joseph Dunford, a prêté serment devant la Commission sénatoriale des forces armées en juillet dernier, deux mois avant de prendre ses fonctions. « Si vous voulez parler d’une nation qui pourrait constituer une menace existentielle pour les États-Unis, je désignerais la Russie. Si vous observez son comportement, il est rien moins qu’alarmant. » En octobre, en tant que chef du JCS, Dunford a condamné les efforts russes pour bombarder [les djihadistes]. Il a déclaré à cette même commission que la Russie « ne combat pas l’EI », que l’Amérique doit « travailler avec ses partenaires turcs pour sécuriser la frontière nord de la Syrie » et que « nous devons faire tout ce que nous pouvons pour aider les forces d’opposition syriennes viables. – c’est-à-dire les « modérés » – à combattre les extrémistes. »
Obama dispose maintenant un Pentagone beaucoup plus conciliant. Il n’y aura plus de contestation indirecte de la part du commandement militaire, contre sa politique de dédain d’Assad et de soutien à Erdogan. Dempsey et ses associés sont déconcertés par l’entêtement d’Obama à défendre Erdogan, compte tenu du lourd dossier que la communauté américaine du Renseignement a accumulé contre lui – et des preuves qu’Obama, en privé, en accepte les conclusions. « Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie », a déclaré le Président au chef du Renseignement d’Erdogan lors d’une réunion tendue à la Maison Blanche (comme je l’ai rapporté dans le LRB le 17 avril 2014).
Le JCS et la DIA ont constamment alerté Washington de la menace que constituent les djihadistes en Syrie, et de leur soutien par la Turquie. Le message n’a jamais été entendu. Pourquoi ?
Seymour Hersh
Notes du traducteur
(1) Rappelons, comme l’ont indiqué les Américains, que al-Nosra est un pseudonyme pour Al-Qaïda en Syrie.
(2) Rappelons que Robert Baer, ancien chef de région de la CIA pour le Moyen-Orient a déclaré en 2014 : “Les États-Unis ont été incapables d’identifier le moindre groupe syrien dit « modéré » lorsque la guerre civile a débuté. ”
Sur cet article : L’état-major US dénonce l’influence des faucons libéraux sur la Maison-Blanchepar Thierry Meyssan, le 28 décembre 2015, Réseau Voltaire
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« La plupart des rebelles syriens sont des sympathisants de Daech, selon un thinktank »
Le 20 décembre 2015 - The Guardian / Maxime Chaix (trad.)
Des combattants du Front al-Nosra. Le rapport a mis en garde sur le fait de ne pas lutter contre ce groupe. (Photo : Reuters)
Plus de la moitié des combattants rebelles en Syrie qui sont opposés au Président Bachar el-Assad sont favorables aux vues de Daech, selon un important thinktank.
Le Centre on Religion and Geopolitics a affirmé que les tentatives d’éradiquer Daech en Syrie et en Irak ne mettraient pas un terme à la menace globale que constituent les groupes jihadistes, car des vues extrémistes sont partagées par les combattants syriens de tous bords.
Au moins 15 milices – qui comptent en tout 65 000 combattants –, pourraient remplir le vide résultant d’une défaite de Daech en Syrie et en Irak, qui serait infligée par une coalition dirigée par les États-Unis, selon un rapport de ce thinktank.
Environ 60 % des combattants des factions rebelles en Syrie s’identifient à une idéologie religieuse et politique similaire à celle du groupe terroriste [Daech], toujours selon ce rapport.
Ce thinktank, dirigé par la Tony Blair Faith Foundation, a écrit : « L’Occident risque de commettre une erreur stratégique en ne se focalisant que sur Daech. Vaincre militairement [cette organisation] ne mettra pas un terme au jihadisme global. Nous ne pouvons pas bombarder une idéologie, mais notre guerre est idéologique. »
Ce rapport a été publié après que les Nations Unies aient adopté une résolution soutenant le lancement de négociations formelles « urgentes » entre le régime el-Assad et des groupes d’opposition modérés plus tôt ce mois-ci.
Néanmoins, ce centre a alerté sur la possibilité que les groupes radicaux, dont Ahrar al-Sham et le Front al-Nosra, qui est affilié à al-Qaïda, pourraient en tirer profit s’ils ne sont « pas combattus ».
Il ajouta : « Si Daech est vaincu, au moins 65 000 combattants appartenant à d’autres groupes salafistes-jihadistes sont prêts à prendre sa place. »
« Le plus grand danger pour la communauté internationale sont les groupes qui partagent l’idéologie de Daech, mais qui sont ignorés dans la bataille pour vaincre cette organisation. »
« Tandis que les efforts militaires contre Daech sont nécessaires, les décideurs politiques doivent reconnaître que sa défaite ne mettra pas un terme à la menace du jihadisme salafiste, à moins qu’elle soit accompagnée d’une défaite théologique et intellectuelle de l’idéologie pernicieuse qui en est le moteur. »
[Note du traducteur : pour lire ce rapport en version originale, cliquez sur ce lien]
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Par Maxime Chaix, le 16 décembre 2015 - Maxime Chaix
Le 26 novembre dernier, le député et ancien juge antiterroriste Alain Marsaud (LR) répondait aux questions des internautes sur Twitter. À cette occasion, il m’avait indiqué qu’une enquête parlementaire susceptible d’exposer le soutien du Front al-Nosra par l’État français en Syrie avait été refusée par la majorité. D’après lui, ce refus visait à ne pas embarrasser le gouvernement. Je l’ai donc sollicité afin d’obtenir des précisions sur cette question épineuse, qui est occultée par les médias français malgré d’autres accusations compromettantes formulées par des experts et par différents parlementaires de l’opposition. Selon le député Marsaud,
« il n’est pas sérieusement contesté qu’à un moment ou un autre l’État français a facilité les actions d’al-Nosra qui, je vous le rappelle, est une filiale d’al-Qaïda [en Syrie]. J’ai eu l’occasion de montrer à l’Assemblée Nationale des photos de combattants d’al-Nosra en possession de fusils d’assaut français. Il n’y avait bien évidemment aucune volonté du gouvernement français de voir mis en évidence une telle collaboration avec un groupe terroriste. Ainsi fut rejetée toute idée d’enquête parlementaire. »
Je me suis donc intéressé aux propositions d’enquêtes parlementaires sur ce sujet en consultant le site l’Assemblée Nationale. La seule demande que j’ai pu trouver est celle du député Jacques Bompard (LS), qui avait proposé une commission d’enquête sur « le soutien de la France à la rébellion syrienne » à la suite des attentats de Charlie Hebdo, de l’Hyper Cacher et de Montrouge en janvier 2015. L’assistant parlementaire du député Bompard m’a expliqué que cette enquête avait été refusée à deux occasions par la majorité. Déclarant ne pas avoir été surpris par ces refus, il a souligné que cette question dépasse les clivages partisans, et qu’une telle démarche aurait dû être soutenue par les députés de chaque parti politique. Il m’a également rappelé qu’une commission d’enquête parlementaire, si elle est approuvée, dispose de moyens d’investigation supérieurs à ceux de la Justice, dont la levée du secret-défense. Il semble donc que, lorsque les politiques profondes de l’Exécutif français sont mises en cause, la raison d’État l’emporte sur la nécessaire transparence démocratique de nos institutions.
Hélas, en novembre dernier, la France a été à nouveau frappée par des jihadistes, et il s’avère que la majorité d’entre eux avaient combattu en Syrie. De ce fait, j’ai demandé à Alain Marsaud s’il lui semblait cohérent que le gouvernement français soutienne clandestinement al-Qaïda contre Bachar el-Assad tout en affirmant être en guerre contre Daech. D’après le député,
« [n]ous assistons à une recomposition de la ligne de conduite de la diplomatie française, qui comprend aujourd’hui qu’elle s’est fourvoyée dans sa politique syrienne. À la suite des attentats du 13-Novembre, nous recherchons des alliés, ceux-ci se montrent exigeants et ne peuvent accepter aucune compromission avec tel ou tel groupe islamiste. Le plus étonnant est qu’on en arrive à dire que l’on va combattre aux côtés des troupes syriennes de Bachar el-Assad. »
Ce revirement, qui implique un rapprochement franco-russe, est considéré par certains comme un aboutissement de la synthèse « hollandaise », quand d’autres le jugent plus sévèrement. Il n’en demeure pas moins qu’en Syrie, les puissances occidentales, et pas seulement la France, ont été impliquées en profondeur dans le soutien de forces pas aussi « modérées » qu’elles nous ont été décrites jusqu’à présent.
En effet, trois semaines avant les attentats du 13-Novembre, la représentante états-unienne Tulsi Gabbard expliquait sur CNN que la CIA soutient clandestinement al-Qaïda pour renverser Bachar el-Assad. Le 19 novembre, elle a introduit une proposition de loi à la Chambre des Représentants pour stopper cette guerre secrète de la CIA et de ses alliés, qu’elle a décrite comme étant « illégale et contreproductive », et qui perdure malgré les attentats de Paris et de San Bernardino. Depuis l’intervention russe en Syrie, d’autres sources ont confirmé une intensification de l’aide de la France et des États-Unis en faveur d’« islamistes réputés fréquentables », pour reprendre l’expression ironique de l’éditorialiste du Point Michel Colomès.
À la suite des attentats du 13-Novembre, j’ai demandé à Alain Marsaud s’il pensait que les États-Unis et leurs alliés, dont le gouvernement français, allaient interrompre leur soutien de factions jihadistes pour renverser le gouvernement syrien. D’après le député,
« [n]os politiques militaristes, européistes et moralisatrices ont entrainé le chaos moyen-oriental de l’Irak à la Syrie, en passant par les autres pays en révolution. La prise de conscience de la part des Américains et de la France est en cours, du moins souhaitons-le. Le réalisme nous amènera sans doute à côtoyer des gens plus fréquentables et à mettre fin à un impérialisme sur la zone moyen-orientale qui ne nous a coûté que des morts. »
On ne peut que partager ce constat du député Marsaud, si l’on garde en tête que le bilan humain des guerres moyen-orientales de l’Occident est désastreux. Saluons également son objectivité, lorsqu’il reconnaît que « [n]os politiques militaristes, européistes et moralisatrices ont entrainé le chaos moyen-oriental de l’Irak à la Syrie, en passant par les autres pays en révolution. » En effet, le député fait implicitement référence à la Libye, et l’ancienne majorité dont il est issu partage une lourde responsabilité dans le chaos qui s’est imposé dans ce pays, et qui s’est étendu en Syrie. D’une part, le mauvais calcul du gouvernement sarkozyste dans le dossier syrien a placé la France dans une impasse diplomatique dont a hérité la majorité actuelle, et qui se résume en une phrase aussi intransigeante qu’irréaliste : « Assad doit partir ». Par ailleurs, dès l’intervention en Libye, l’État français présidé par Nicolas Sarkozy a clandestinement soutenu des forces pas aussi « modérées » qu’elles nous avaient été décrites dans les médias. En effet, en août 2014, le Washington Post a publié un important article intitulé « Les terroristes qui nous combattent aujourd’hui ? Nous venons tout juste de les entraîner ». D’après cette analyse,
« [a]u cours de nombreux entretiens menés ces deux derniers mois [avec des membres de l’État Islamique et du Front al-Nosra], ils ont décrit comment l’effondrement sécuritaire durant le Printemps arabe les a aidés à recruter, à se regrouper et à utiliser en leur faveur la stratégie occidentale – c’est-à-dire le soutien et l’entraînement de milices afin de combattre des dictateurs. “Des Britanniques et des Américains nous avaient [également] entraînés durant le Printemps arabe en Libye”, d’après un homme surnommé Abou Saleh, qui a accepté d’être interrogé si son identité restait secrète. [Ce dernier], qui est originaire d’une ville proche de Benghazi, affirma qu’un groupe de Libyens et lui-même avaient bénéficié dans leur pays d’entraînements et de soutien de la part des forces [spéciales] et des services secrets français, britanniques et états-uniens – avant de rejoindre le Front al-Nosra ou l’État Islamique [en Syrie]. Interrogées pour cet article, des sources militaires arabes et occidentales ont confirmé les affirmations d’Abou Saleh, selon lesquelles des rebelles en Libye avaient bénéficié d’“entraînements” et d’“équipements” durant la guerre contre le régime de Kadhafi. »
Ces politiques profondes ont donc été confirmées par des sources de haut niveau, et il semblerait que l’extrémisme des combattants entraînés par les services spéciaux occidentaux était parfois connu des autorités. En effet, toujours d’après cet article du Washington Post,
« “nous disposions dès le départ de renseignements nous indiquant que les groupes radicaux avaient profité du vide engendré par le Printemps arabe, et que certains des individus que les États-Unis et leurs alliés avaient entraîné à combattre pour la “démocratie” avaient des objectifs jihadistes – au préalable ou pas – [lorsqu’ils] rejoignirent al-Nosra ou l’État Islamique”, d’après un haut responsable des renseignements d’un pays arabe interrogé récemment. »
À l’aune de ces révélations, toute la lumière doit être faite sur les politiques profondes de l’État français et de ses alliés en Libye et en Syrie. En effet, il est inacceptable que des réseaux terroristes soient considérés par les puissances de l’OTAN comme des alliés clandestins pour renverser des gouvernements étrangers, tandis que les crimes des jihadistes en Occident justifient un durcissement sécuritaire permanent et un état de guerre perpétuelle.
Ce phénomène qui s’autoalimente n’a pas encore suscité une indispensable rationalisation des politiques étrangères occidentales à l’égard des pétromonarchies du Golfe et de la Turquie, dont le soutien de milices terroristes est de notoriété publique. Au contraire, ce processus engendre des lois d’exception sans cesse plus démocracides, comme on peut l’observer avec la réforme constitutionnelle sur l’état d’urgence qui est loin de faire l’unanimité au Parlement français. Hélas, ce processus engendre la légalisation et l’extension incontrôlée d’une surveillance de masse extrajudiciaire avant tout favorable à des intérêts privés et étrangers, mais totalement inefficace pour empêcher des attentats – du moins selon la NSA elle-même, ou d’après l’ancien responsable du contre-terrorisme à la DGSE. Dans ce contexte, comment pouvons-nous accepter que nos libertés publiques soient inutilement sacrifiées, alors que des groupes jihadistes pourtant hostiles sont clandestinement soutenus par nos États pour renverser des gouvernements étrangers ?
Comme l’avait déclaré le député Alain Marsaud quelques mois avant l’adoption de la « Loi Renseignement », cette législation « peut permettre une police politique comme nous n’en avons jamais vue. » Cette loi est dorénavant mise en œuvre, et les administrations « non spécialisées » qui seront autorisées à en faire usage vont l’être par décret du Conseil d’État, et non par voie législative. Cette dérive autoritaire de l’Exécutif, qui invoque la lutte antiterroriste pour s’arroger des pouvoirs exorbitants sans contrepoids judiciaires ou parlementaires, est pour le moins préoccupante.
Au plan extérieur, la politique étrangère occidentale en Syrie semble être hors de contrôle, comme s’en était alarmée la représentante Tulsi Gabbard sur CNN en octobre dernier, lorsqu’elle déclara que
« des armements US vont dans les mains de nos ennemis, al-Qaïda et ces autres groupes, des groupes islamistes extrémistes qui sont nos ennemis jurés. Ce sont des groupes qui nous ont attaqués le 11-Septembre, et nous étions censés chercher à les vaincre, mais pourtant nous les soutenons avec ces armes pour renverser le gouvernement syrien. (…) Je ne veux pas que le gouvernement des États-Unis fournisse des armes à al-Qaïda, à des islamistes extrémistes, à nos ennemis. Je pense que c’est un concept très simple : vous ne pouvez vaincre vos ennemis si, en même temps, vous les armez et vous les aidez ! C’est absolument insensé pour moi. »
Comme nous venons de le démontrer, le soutien clandestin de factions islamistes en Syrie n’est pas limité à celui de la CIA, les services spéciaux français, britanniques et leurs alliés moyen-orientaux étant étroitement impliqués dans ces politiques profondes qui menacent la paix mondiale – toujours selon Tulsi Gabbard. Face à cette situation d’instabilité globale, il est urgent que le gouvernement français, et plus généralement les États occidentaux,
1) interrompent les processus de durcissement sécuritaire permanent dans lesquels ils se sont engagés, qu’ils abrogent leurs politiques de surveillance massive et illégale de leurs populations, et qu’ils priorisent le renseignement humain et les actions judiciaires et policières pour combattre efficacement le fléau jihadiste. La « guerre contre le terrorisme » lancée par l’administration Bush à l’automne 2001 continuera d’enrichir une minorité de multinationales et leurs actionnaires, mais ne pourra qu’amplifier le désordre mondial et la haine anti-occidentale. Les trois ouvrages de Peter Dale Scott traduits en français, dont le dernier vient d’être recensé par l’IRIS, le démontrent indiscutablement ;
2) cessent sans délai de soutenir clandestinement des factions extrémistes en Syrie, qui finissent par attaquer les populations occidentales et qui déstabilisent un nombre grandissant de pays ;
3) réévaluent leurs alliances avec les principaux soutiens étatiques du fléau jihadiste, tout en abandonnant leurs sanctions économiques contre des États luttant réellement contre le terrorisme, tels que l’Iran et la Russie. Il faudrait alors se rapprocher de ces pays, notamment au plan commercial. Ce processus a été lancé avec l’Iran, et les perspectives d’une intervention militaire désastreuse contre ce pays s’éloignent durablement. Comme l’avait écrit Montesquieu, « [l]’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » Cette solution, bien qu’imparfaite, est nettement préférable au pillage brutal de nations entières à travers la « stratégie du choc », comme on a pu l’observer en Irak ou en Libye ;
J’encourage donc mes concitoyens à dénoncer auprès de leurs élus les politiques profondes exposées dans cet article, puisqu’elles déstabilisent le monde et menacent nos démocraties. Essentiellement, je vous remercie de diffuser le plus largement possible cette analyse afin de sensibiliser votre entourage sur ces questions trop souvent ignorées ou déformées par les médias.
Maxime Chaix
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