Jacques Nikonoff sur les raisons de sortir de l'euro et de l'Union Européenne (Montpellier, novembre 2015)
Intervention de Jacques Nikonoff (Forum anti-UE d'Athènes, 26-28 juin 2015)
Jacques Nikonoff, né le 27 janvier 1952 à Suresnes (Hauts-de-Seine), est un haut fonctionnaire et économiste français, administrateur civil à la Caisse des dépôts, professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8, fondateur du mouvement « Un travail pour chacun » (UTC), membre fondateur de la Fondation Marc-Bloch et de l'association ATTAC. Il est également le porte-parole du Mouvement politique d’émancipation populaire (M’PEP).
Source (et suite) du texte : wikipedia
«Le TAFTA, c’est un OTAN économique qui se met en place»
Par Jacques Nikonoff, 28 juil. 2015 - RT
Professeur associé à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8, Jacques Nikonoff évoque les dangers que le TAFTA représente pour l’économie européenne.
C’est lors de la réunion du G8 qui s’est tenue à Lough Erne, en Irlande du Nord, les 17 et 18 juin 2013, que les négociations ont été lancées officiellement pour aboutir à un Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), Transatlantic Trade & Investment Partnership (TTIP) en anglais, ou encore Trans-Atlantic Free Trade Agreement (TAFTA). Quelques jours avant, à Luxembourg, dans une opacité totale, les ministres du Commerce des Vingt-Sept avaient adopté le mandat à confier à la Commission européenne pour conduire les négociations au nom de l’Union européenne. Il n’y aurait rien à redire si ces négociations entre les États-Unis d’Amérique et l’Union européenne avaient pour objectif de rapprocher les peuples des deux côtés de l’océan. Un tel partenariat, s’il avait pour ambition de construire la paix, d’améliorer la prospérité générale, de s’attaquer radicalement aux désastres environnementaux, d’établir des normes de haut niveau en matière de protection sociale, d’éradiquer définitivement le chômage et la précarité, et donc la pauvreté, susciterait un enthousiasme universel. Il serait un exemple pour le reste du monde.
Hélas, non seulement il ne s’agit pas du tout de cela, mais de l’inverse. La décision prise en Irlande les 17 et 18 juin 2013 est monstrueuse à tous égards. Il s’agit ni plus ni moins de mettre en place un empire euro-atlantique pour restaurer le leadership mondial des États-Unis, de privatiser le droit et la justice en les remettant dans les mains des firmes multinationales, anéantissant ainsi la démocratie, de parachever le libre-dumping qui met en concurrence les travailleurs des différents pays et n’est profitable qu’aux très grandes entreprises. Les grands médias occidentaux évoquent un accord de «libre-échange». Bien sûr, la composante libre-échangiste est présente (parlons plutôt de «libre-dumping» pour ne pas salir les jolis mots de «libre» et d’ «échange»), mais elle est loin d’être l’essentiel. Derrière la perspective impérialiste des États-Unis il y a, pour la consolider, la volonté de s’attaquer principalement aux «barrières non-tarifaires» que sont les normes sociales, environnementales, alimentaires, techniques, etc. Car en matière de droits de douane, il n’y a plus grand-chose à gratter.
C’est un tournant de la géopolitique mondiale qui est train de s’amorcer sous nos yeux, c’est un «OTAN économique» qui se met en place. Ce projet ne date pas d’hier et résulte d’une série d’étapes aisément traçables depuis la création de l’OTAN en 1949 et du Marché commun en 1957. Le PTCI (TAFTA) est le résultat direct d’un intense travail mené par les lobbies américains et européens, financés par les grands groupes industriels, de services ou financiers. Les plus actifs ont été les chambres américaines de commerce, le Transatlantic Business Council (TBC) et le Transatlantic Policy Network (TPN). Ce dernier est composé pour moitié de représentants des firmes multinationales surtout américaines comme AT&T, BASF, Bayer, Dow Chemical, Hewlett Packard, Nestlé, Time Warner, Walt Disney Company, etc. L’autre moitié est composée de 60 députés européens et d’élus du congrès des États-Unis. Une partie du monde politique, manifestement, n’a pas été insensible aux «arguments» de ces lobbies. Ainsi 8% des parlementaires européens sont membres du Transatlantic Policy Network…
Il est vrai que les intérêts en jeu sont considérables. Les États-Unis et l’Union européenne comptent pour presque la moitié du PIB mondial et 30% du commerce international. Selon le «mémo» 13/95 du 13 février 2013 de la Commission européenne, «les relations commerciales transatlantiques constituent l’épine dorsale de l’économie mondiale».
Le PTCI aborde trois sujets : d’abord «les règles, les principes et les nouveaux modes de coopération permettant de répondre aux défis partagés et aux opportunités communes du commerce mondial» ; ensuite «les questions de réglementation et les obstacles non tarifaires» ; et enfin «l’accès au marché».
Au total le PTCI vise à redonner le leadership mondial aux États-Unis en faisant de l’Union européenne son arrière-cour. Si par malheur cet accord était conclu, une nouvelle vague de libéralisation destructrice s’abattrait sur la planète. La lutte contre cet accord ne doit pas se limiter à la revendication de l’ «exception culturelle». Elle doit se fixer pour perspective d’empêcher la conclusion de cet accord, dans son intégralité, et de construire un ordre mondial fondé sur la coopération entre les peuples dans le respect de leur souveraineté nationale.
Malheureusement, à l’issue du 10e cycle de négociations qui vient de se terminer, le Parlement européen, sans surprise, a donné son feu vert. Ce qui fait dire à Madame Malmström, commissaire européen au Commerce, que l’accord pourrait être signé à l’été 2016. Cela laisse encore un an pour le faire capoter…
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Michel Rocard : "L'Europe c'est fini, on a raté le coche"
Par Pierre Haski, le 29 novembre 2015
Aux journées de Bruxelles, organisées par "l'Obs" les 18 et 19 novembre, les intervenants ont débattu sans langue de bois sur le thème "Europe dernière chance". Compte-rendu.
Et si l'Europe était un avion inachevé ? Un appareil dont on aurait construit le fuselage, le cockpit, choisi la couleur des sièges, le film à projeter à bord, mais auquel on aurait oublié d'ajouter les ailes, et, surtout, dont on ne connaîtrait pas le pilote... Difficile de prendre son envol. Cette métaphore a été déployée par un Européen convaincu, l'Italien Walter Veltroni, ancien maire de Rome et figure de la gauche transalpine, lors des Journées de Bruxelles organisées les 18 et 19 novembre par "l'Obs" avec les deux grands quotidiens belges, "le Soir" et "De Standaard".
Ces troisièmes Journées de Bruxelles avaient pour thème "Europe : dernière chance". Sans point d'interrogation. Ce titre un peu dramatique avait été choisi avant les sanglantes attaques du 13 novembre à Paris, et reflétait déjà le climat sur le continent, après une année marquée par les tergiversations sur la crise grecque et les images choquantes lors de l'afflux de réfugiés et de migrants aux frontières de l'Europe.
L'irruption du terrorisme au cœur du continent, pour la deuxième fois de l'année après "Charlie Hebdo" et l'Hyper Cacher à Paris en janvier, n'a fait que renforcer la force du titre de ces Journées, tant l'Europe est apparue à côté de la plaque aux yeux de ses citoyens : échec du renseignement, manque de coordination face à une menace commune, tolérance ou laxisme vis-à-vis de foyers de radicalisation islamiste...
Face aux préoccupations des citoyens
En venant devant le public du palais des Beaux-Arts de Bruxelles, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, savait qu'il n'aurait pas la tâche facile. Il a en effet été confronté à des questions directes de citoyens européens préoccupés ou indignés, certains s'inquiétant des failles dans le renseignement qui permettent à des terroristes d'aller et venir en Europe sans être repérés, d'autres des menaces sur les libertés publiques face aux législations d'exception, ou encore de l'absence de réponse au comportement du Premier ministre hongrois Viktor Orban sur le dossier des réfugiés.
Cette liste de questions résumait bien les préoccupations des citoyens européens à une Europe qui a raté plusieurs rendez-vous avec l'histoire récente.
Plus de 3.500 personnes ont assisté aux Journées de Bruxelles.
Le président de la Commission a d'emblée pris ses distances avec le mot de "guerre" employé par François Hollande dans son discours au Congrès à Versailles. Commentaire de Jean-Claude Juncker :
Guerre ? Je n'aime pas utiliser des termes dont je ne mesure pas les prolongements. Cela aide qui de parler de 'guerre' ? Oui, il y a eu des actes de guerre sur le territoire européen. Je n'exclurais pas la nécessité militaire, mais il ne faut pas donner des réponses simples à des questions difficiles. C'est une confrontation qui va durer et qui aura des conséquences."
"FBI européen" ?
Jean-Claude Juncker n'emploie pas l'acronyme "Daech" privilégié par les dirigeants français, ni même le nom complet d'"Etat islamique". Il préfère ses simples initiales, "EI" :
L'EI est l'ennemi numéro un de l'Europe. Il faut tout faire pour mettre un terme à sa barbarie galopante. Les grands Etats doivent travailler ensemble contre l'EI, et mettre de côté leurs différences."
Il s'est prononcé en faveur d'une "meilleure coopération" entre les services de renseignement, déplorant au passage "l'absence d'une certaine idée de l'Europe", et qualifiant la Belgique, plusieurs fois mise en cause dans les enquêtes sur les dossiers terroristes, de "maillon faible".
Juste avant lui, l'ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt était allé dans le même sens, en soulignant que la simple coordination entre services de renseignement "ne suffit pas". Il a plaidé pour un "FBI européen", avec un échange "obligatoire" d'informations :
Imaginez qu'aux Etats-Unis, certains Etats refusent de participer au FBI, on les traiterait de fous. Ça se passe comme ça en Europe. Cette fois, j'espère, on surmontera le refus de certains Etats pour franchir ce pas décisif."
"Veiller au maintien des libertés publiques"
Mais le président de la Commission européenne a également insisté sur les réponses non-sécuritaires à ce défi.
C'est dans notre nid que ça se passe. Notre réponse doit aussi passer par la culture, par le sport, par toutes les activités que les Européens aiment faire ensemble."
Le débat "la Culture comme résistance". (Bruno Coutier/Jean-Yves Lacôte pour "l'Obs")
L'ancien Premier ministre luxembourgeois, à la tête de la Commission depuis un peu plus d'un an, a répondu aux craintes issues du public de voir les libertés sacrifiées sur l'autel de la sécurité contre le terrorisme :
Les Etats-Unis avaient exagéré après le 11-Septembre. Il faut opposer au terrorisme la force et la raison. Il faut veiller au maintien des libertés publiques, qui sont notre modèle. Et j'en suis sûr : François Hollande ne tuera pas les libertés publiques."
"Repli identitaire" ou "Etats-Unis d'Europe" ?
Mais l'Europe est-elle encore capable de ce sursaut espéré alors qu'elle s'est montrée si faible, si inconsistante face aux défis de cette année ? C'est lors d'un débat passionné, animé par Matthieu Croissandeau, directeur de "l'Obs", et Maroun Labaki, chef du service Monde du quotidien "le Soir", que Walter Veltroni a émis sa métaphore de l'avion. Son verdict est sans appel :
L'Europe a fait des choses extraordinaires dans les années 1980 et 1990, l'abolition des frontières intérieures, la monnaie unique, etc., et puis on s'est arrêté. Mais nous sommes à mi-parcours, et on ne peut pas en rester là. L'Europe doit choisir : terminer la fabrication de l'avion, ou s'arrêter."
L'ancien maire de Rome a souligné que "la peur est aujourd'hui dominante dans les opinions publiques", avec comme conséquence la montée des demandes identitaires. Pour Walter Veltroni, il faudra donc choisir : "Soit le repli identitaire", soit "les Etats-Unis d'Europe". Ou, pour reprendre sa métaphore, "soit terminer l'avion, soit retourner sur terre". Et il ajoute : "Personnellement, je suis pour terminer la construction de l'avion."
Un "système d'institutions paralytiques"
Face à lui, l'ancien Premier ministre Michel Rocard affiche un pessimisme total. Suscitant un certain émoi chez les autres intervenants et dans la salle, il a lancé :
L'Europe, c'est fini, on a raté le coche, c'est trop tard."
Sombre, Michel Rocard a constaté que "le monde se refait dans la force, mais que l'Europe a baissé les bras. Les dépenses de défense sont au plus bas depuis cent cinquante ans, les citoyens de l'Union européenne sont joyeux de ne plus s'occuper des problèmes du monde". A ses yeux, l'Europe s'est dotée d'un "système d'institutions paralytiques", des institutions qui "tuent le leadership". Il a plaidé à l'opposé pour un "civisme mondial" autour des grandes questions comme le climat, la laïcité, etc.
En écho à Michel Rocard, dans un autre débat, l'ancien commissaire européen Pascal Lamy a évoqué les loupés européens sur le plan économique :
Il y a des menaces sur la position compétitive de l'Union, nous avons perdu des places, nous ne sommes pas assez compétitifs sur l'économie numérique, mais nous continuons de nous battre sur le plombier polonais."
Danger populiste
Il appartenait à Martin Schulz, le président du Parlement européen, un élu social-démocrate allemand, de redonner de l'espoir en employant le mot "courage". Il a plaidé pour "un leadership européen capable de courage à un moment de découragement, capable d'émettre des opinions claires et de faire front. Il faut le courage de se confronter avec ceux qui disent que la solution est dans le repli sur une communauté de nations souveraines alors que c'est justement la source de la crise actuelle. La réponse au défi global serait le repli ? Des barbelés autour de chaque pays ? Mais les réfugiés ne se laissent pas arrêter par les barbelés." Pour Martin Schulz, nous assistons à une vague de "désolidarisation" dans nos sociétés qui gagne le champ politique intergouvernemental.
La renationalisation met en cause tous les succès de l'après-guerre."
En réponse à une question de la salle, il s'est même inquiété de la présence d'élus ouvertement et "véritablement fascistes" au Parlement européen, bien plus dangereux à ses yeux que les "populistes". L'eurodéputé allemand a déploré le manque de courage de la classe politique actuelle en Europe :
Il faut avoir le courage de dire ce qu'on croit et pas ce qui est opportun pour gagner les prochaines élections. Or je vois le découragement intégral. Les gens ne disent pas ce qu'ils pensent ou ce qu'ils savent. C'est du cynisme de savoir et de ne pas le dire ouvertement, ou seulement à huis clos."
La politique "caricature"
Lors d'une autre table ronde, l'ancien ministre français des Affaires étrangères Philippe Douste-Blazy a fait écho à ces propos en revenant, avec une grande franchise, sur sa carrière politique à laquelle il a mis fin en se consacrant à des missions internationales dans le cadre des Nations unies sur les "financements innovants". Il a admis qu'il avait été une "caricature" d'homme politique, d'abord soucieux de sa carrière et des rivalités internes à sa famille... Une mentalité fort répandue qui, a-t-il dit, privilégie la victoire à l'échéance électorale proche au détriment des enjeux de la société ou du monde.
Visiblement libéré par son changement de cap, il a plaidé pour la prise en compte des grands enjeux planétaires comme la santé, citant le fait qu'il suffit d'un euro pour sauver un enfant de maladies guérissables, mais que des systèmes de financement innovants (et indolores) comme la taxe sur les billets d'avion ou sur les transactions financières se heurtent encore à de fortes réticences.
"Merci et au revoir"
L'indispensable sursaut européen face aux questions qui dépassent le cadre national passe-t-il par un nouveau big bang institutionnel ? Certains voient une opportunité de remise à plat dans la demande du Royaume-Uni de renégocier certains aspects des Traités avant un référendum sur le "Brexit", la sortie du pays de l'Union européenne.
Participant aux Journées de Bruxelles, Denis MacShane, l'ancien ministre britannique des Affaires européennes de l'époque de Tony Blair et du New Labour, a ironiquement commencé son intervention par un retentissant "merci et au revoir", pour bien faire comprendre que la sortie de la Grande-Bretagne de l'UE était une réelle possibilité. Il a critiqué une Europe "centrifuge", "très IVe République", et a beaucoup fait rire en racontant comment, avant les élections européennes de 2009, le Parti socialiste européen cherchait des idées pour un programme paneuropéen :
Quand on a parlé d'énergie, les Français ont dit 'nucléaire', mais les Allemands ont dit 'nein' ; quand on a parlé d'agriculture, ce sont les Français qui ont dit 'non', pas touche à la PAC ; quand on a parlé de droits des animaux, les Espagnols ont été embarrassés"...
Il a déploré l'inexistence d'intellectuels ou de journalistes reconnus à travers les frontières de l'Europe.
Vers une Europe à plusieurs vitesses ?
L'ancien Premier ministre belge Guy Verhofstadt, président du groupe libéral (ALDE) au Parlement européen, répond "chiche" aux Britanniques. "Merci David !", s'est-il exclamé dès la première session des Journées de Bruxelles, faisant référence au chef du gouvernement britannique, David Cameron, et à son "Brexit". Il a précisé :
Merci David, car il nous donne la possibilité de revoir le chantier institutionnel de l'Europe."
Pas tout de suite, mais après les élections française et allemande de 2017... "Il faut dire 'oui' à Cameron, pas sur ses propres demandes, mais s'il veut A, B et C, il doit nous donner de D à Z."
En d'autres termes, dire oui à une Europe à plusieurs vitesses, question posée depuis longtemps et jamais tranchée, mais que la demande britannique de "moins d'Europe" peut permettre de régler en laissant ceux qui le désirent aller vers "plus d'Europe".
"Rouvrir le chantier institutionnel"
Guy Verhofstadt est un euro-enthousiaste sans limites, et ne dément pas lorsque Renaud Dély, rédacteur en chef de "l'Obs", lui fait remarquer ironiquement qu'il est "le dernier fédéraliste" du continent... Même s'il reconnaît que ceux qui critiquent l'Union européenne en ce moment, sur les réfugiés ou le terrorisme, "ont raison". "Mais, ajoute-t-il, la solution, c'est l'Europe. Le changement climatique, le crime organisé, le terrorisme ne s'arrêtent pas aux frontières nationales. Le rétablissement des frontières comme le préconise Marine Le Pen créera plus de problèmes qu'il n'en résoudra." A ses yeux, il faut plus de "politique" en Europe :
C'est la politique qui est importante. Les institutions de l'Europe ne sont plus adaptées au monde d'aujourd'hui. Il faut rouvrir le chantier institutionnel."
Le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, lui a indirectement répondu, deux heures plus tard, en estimant que le moment n'était pas venu de discuter des institutions. La blessure de 2005 et du référendum français sur le projet de Traité européen est encore présente...
Que faire en Syrie
Dans ce contexte lourd, peu porteur d'espoir, il existe aussi des éléments plus positifs. Federica Mogherini, cette femme politique italienne de 42 ans, nommée depuis un peu plus d'un an au poste de haute représentante de l'Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de Sécurité, est venue en donner certains. Lors d'un débat important avec deux vétérans de la politique internationale, l'ancien chef de la diplomatie française Hubert Védrine, et l'ancien ministre espagnol des Affaires étrangères, Miguel Angel Moratinos, Federica Mogherini a décrit le changement de paradigme diplomatique autour de la guerre en Syrie, avec le processus de négociations de Vienne. Elle a été plus précise encore dans une interview accordée, en marge des Journées, à "l'Obs", au "Soir" et à "De Standaard" :
Nous avons la possibilité, peut-être pour la première fois concrètement, d'avoir une transition politique en Syrie qui pourrait mettre fin à la guerre."
"Ce qui s'est passé à Paris, mais aussi avant cela l'attentat à Beyrouth, l'attentat contre l'avion russe et celui en Turquie n'ont pas été sans effet sur la dynamique syrienne. Cela peut constituer un accélérateur du processus politique autour de la Syrie. Chacun comprend et devrait comprendre que la priorité numéro un doit être non pas de combattre Daech pour qu'Assad puisse rester en place - ce serait irréaliste après quatre ans de guerre civile - la priorité numéro un doit être de combattre parallèlement Daech avec l'effort international le plus large possible, et entamer le processus de transition politique à Damas. Les deux processus peuvent se renforcer l'un l'autre. Ce qui s'est passé à Paris et dans les semaines précédentes est une façon de dire aux acteurs régionaux : maintenant, cela suffit."
"Manque de confiance et de cohérence"
Federica Mogherini ne pratique pas la langue de bois. Devant le public du palais des Beaux-Arts, elle a eu des mots forts. Interrogée sur le malaise européen, elle répond :
Il manque la confiance en nous et la cohérence. Vous n'avez pas idée des dégâts que la gestion des réfugiés a produits sur notre image. Une superpuissance qui panique face à quelques centaines de milliers de réfugiés ? C'est une honte ! Et on veut résoudre le conflit du Moyen-Orient ?"
Mais elle se veut positive :
Chaque jour, je vois beaucoup plus d'intérêts communs que de différences. L'important est de faire émerger cette communauté d'intérêts."
Hubert Védrine l'écoute, et lui demande : "Vous voulez dire que la dynamique est plus forte que la différence ?" "Exactement", répond la haute représentante.
"Corriger les erreurs"
L'ancien ministre français a souligné pour sa part l'importance de ce moment dans la diplomatie mondiale.
Nous avons la possibilité de corriger une bonne partie des erreurs qui ont été commises depuis la fin de la guerre froide."
C'est ce qu'a estimé Hubert Védrine en commentant le changement de cap français sur la Syrie, qu'il approuve, avec la main tendue à Vladimir Poutine et Barack Obama pour faire une seule, grande coalition contre Daech.
Il y a deux mois à Moscou, lors d'un précédent forum de "l'Obs", Hubert Védrine avait listé, à un moment de grand froid entre Moscou et l'Union européenne, les erreurs qui, selon lui, avaient été commises depuis la fin de l'URSS en 1991. A commencer par le fait de vouloir réduire la Russie à un rôle marginal. Aujourd'hui, avec l'émergence d'un adversaire commun, la nouvelle guerre froide cède le pas à un rapprochement potentiellement fécond.
Sursaut européen
Mais, dans notre interview, Federica Mogherini reste prudente : "Si la Russie s'implique de façon plus responsable et constructive dans la communauté internationale, cela ne pourra que contribuer à notre relation bilatérale, qui était bonne avant la crise ukrainienne, et qui n'a pas mal tourné par un changement d'humeur quelconque, mais à cause de violations graves de lois internationales. Je pense que c'est la mise en œuvre complète des accords de Minsk [sur l'Ukraine, NDLR] qui aura un effet déterminant sur le rétablissement complet d'une relation bilatérale de coopération de l'UE avec la Russie. D'un autre côté, je pense qu'il sera bon de considérer qu'il n'y a pas de donnant donnant entre Syrie et Ukraine : nous n'abaisserons pas nos attentes sur l'Ukraine."
On peut regretter qu'il ait fallu la tragédie syrienne et ses conséquences sur l'exode des réfugiés ou le terrorisme, pour rapprocher les points de vue, et, peut-être, permettre un sursaut européen. Mais l'Europe elle-même est née des ruines de la Seconde Guerre mondiale... "Europe, la dernière chance" proclamaient les Journées de Bruxelles : à écouter les intervenants, il y a encore une possibilité que cette "chance" soit saisie. Ou, pour reprendre la métaphore de Walter Veltroni, qu'on se décide enfin à terminer la construction de l'avion européen.
Pierre Haski
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