La dette odieuse selon Alexandre Sack et selon le CADTM
18 novembre par Eric Toussaint, le 18 novembre 2016 - CADTM
Alexandre Nahum Sack (Moscou 1890 – New York 1955), juriste russe ayant enseigné à Saint-Pétersbourg puis à Paris, est considéré comme un des pères de la doctrine de la dette odieuse. Cette doctrine, qui est basée sur une série de jurisprudences, a fait couler beaucoup d’encre. Selon Alexandre Sack, qu’est-ce qu’une dette odieuse ?
Voici la partie la plus citée du livre de Sack : « Si un pouvoir despotique contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’État, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’État entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir. » (p. 157) |1|. « La raison pour laquelle ces dettes ‘odieuses’ ne peuvent être considérées comme grevant le territoire de l’État, est que ces dettes ne répondent pas à l’une des conditions qui déterminent la régularité des dettes d’État, à savoir celle-ci : les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État (supra, § 6). Les dettes ‘odieuses’, contractées et utilisées à des fins qui, au su des créanciers, sont contraires aux intérêts de la nation, n’engagent pas cette dernière — au cas où elle arrive à se débarrasser du gouvernement qui les avait contractées — (…) Les créanciers ont commis un acte hostile à l’égard du peuple ; ils ne peuvent donc pas compter que la nation affranchie d’un pouvoir despotique assume les dettes « odieuses », qui sont des dettes personnelles de ce pouvoir. » (p. 158).
Beaucoup de commentateurs de ce passage en ont déduit que, selon Sack, pour qu’une dette puisse être caractérisée comme odieuse, elle devait avoir été contractée par un régime despotique. Ce n’est pas la position de Sack. En effet, le juriste considère qu’il y a plusieurs situations dans lesquelles une dette peut être caractérisée d’odieuse. La citation précédente concerne un seul cas de figure, mais il y en a d’autres.
Le CADTM et moi-même avons fait l’erreur de penser que Sack considérait que le caractère despotique du régime constituait une condition sine qua non. Nous étions en désaccord avec la doctrine de Sack sur ce point et avons écrit à maintes reprises que la nature despotique du régime ne pouvait pas constituer une condition obligatoire, c’est une condition facultative et aggravante. En réalité, sur ce point, il y avait un malentendu lié à certaines formulations utilisées par Sack et surtout dû à l’interprétation la plus répandue de sa doctrine. De leur côté, des auteurs comme Sarah Ludington, G. Mitu Gulati, Alfred L. Brophy ont mis le doigt sur cette erreur d’interprétation, même si eux-mêmes semblent penser que Sack incluait à tort la nature despotique du régime comme une condition nécessaire |2|. Eux-mêmes sont convaincus qu’il ne faut pas inclure la nature du régime comme une condition nécessaire. Ils affirment de plus, comme nous l’avons mentionné, que dans le jugement de Taft sur l’affaire Tinoco, l’ex-président des États-Unis s’est bien gardé de mettre en avant le caractère despotique de son régime |3|. Dans son article « The Doctrine of Odious Debts in International Law », la juriste Sabine Michalowski résume correctement les critères définis par Sack. Elle n’inclut pas parmi ceux-ci le caractère despotique du régime |4|.
Cinq pages après la citation mise en exergue, Sack définit de manière plus générale les critères qui permettent de déterminer si une dette est odieuse ou non. Dans cette définition générale, il ne retient pas comme condition le caractère despotique du régime : « Par conséquent, pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier (v. supra, §§ 1 et 5) puisse être considérée comme incontestablement odieuse, avec toutes les conséquences sus-indiquées qui en résultent, il conviendrait que fussent établies les conditions suivantes (v. aussi supra, § 6 in fine) :
1. — Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi :
a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient ‘odieux’ et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et
b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse.
2. — Ces deux points établis, c’est aux créanciers que reviendrait la charge de prouver que les fonds produits par lesdits emprunts avaient été en fait utilisés non pour des besoins odieux, nuisibles à la population de tout ou partie de l’État, mais pour des besoins généraux ou spéciaux de cet État, qui n’offrent pas un caractère odieux (v. aussi infra, p. 170). »
Dans cette citation, Sack décrit le cas de figure le plus général et dit très clairement que des dettes odieuses peuvent être attribuées à un gouvernement régulier. Relisons la première phrase de la citation : « pour qu’une dette régulièrement contractée par un gouvernement régulier puisse être considérée comme incontestablement odieuse, il conviendrait que... ».
Sack définit un gouvernement régulier de la manière suivante : « On doit considérer comme gouvernement régulier le pouvoir suprême qui existe effectivement dans les limites d’un territoire déterminé. Que ce pouvoir soit monarchique (absolu ou limité) ou républicain ; qu’il procède de la « grâce de Dieu » ou de la « volonté du peuple » ; qu’il exprime la « volonté du peuple » ou non, du peuple entier ou seulement d’une partie de celui-ci ; qu’il ait été établi légalement ou non, etc., tout cela n’a pas d’importance pour le problème qui nous occupe. » (p. 6).
Donc, il n’y a pas de doute à avoir sur la position de Sack : le fait que le régime soit despotique n’est pas une condition sine qua non pour définir l’existence de dettes odieuses qui sont susceptibles d’être annulées |5|. Selon Sack, tous les gouvernements réguliers, qu’ils soient despotiques ou démocratiques, sous différentes variantes, sont susceptibles d’être accusés d’avoir contracté des dettes odieuses. Qu’est-ce qu’un gouvernement non régulier selon Sack ? Réponse : un gouvernement qui n’exerce par le contrôle sur tout le territoire, par exemple une coalition rebelle qui tente de renverser le gouvernement régulier en place. L’exemple emblématique pour Sack : les États sudistes qui se sont rebellés contre les États-Unis ne constituaient pas un gouvernement régulier. Du coup, les dettes qu’ils ont contractées sont des dettes personnelles des insurgés. Ce ne sont pas des dettes que l’État doit assumer. Si les « sudistes » (connus comme les « confédérés ») avaient vaincu les Nordistes (c’est-à-dire les États-Unis) au cours de la Guerre de Sécession en 1861-1865, ils seraient devenus le nouveau gouvernement régulier. Le gouvernement régulier nordiste aurait disparu |6|.
Quels sont les deux critères qui permettent d’établir qu’une dette est odieuse ?
Reprenons la citation de Sack : « Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi :
a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient « odieux » et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et
b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse. »
De manière plus synthétique, on peut dire que selon Sack, une dette est odieuse si elle a été contractée pour satisfaire des besoins franchement contraires aux intérêts de la population et si, au moment d’octroyer le crédit, les créanciers en étaient conscients.
Dans une opinion publiée par la revue du FMI « Finance et développement », Michael Kremer et Seema Jayachandran définissaient en 2002 ainsi la doctrine de la dette odieuse : « La doctrine de la dette ‘odieuse’ énonce que la dette souveraine encourue sans le consentement des populations et sans bénéfice pour elles ne doit pas être transférée à l’État successeur, en particulier si les créanciers avaient connaissance de cet état de fait. » |7|
Ce résumé est à première vue convaincant et ne contient pas comme condition obligatoire la nature despotique du régime. Mais en deuxième lecture, on se rend compte qu’une des conditions émises par les deux auteurs n’est pas présente dans la définition de Sack |8|. En effet, Sack ne mentionne pas « l’absence de consentement des populations » comme une des conditions qui doivent être réunies pour qu’une dette soit odieuse. Le fait que Sack n’ait pas indiqué cette condition est tout à fait cohérent avec sa position puisqu’il dit clairement que la nature du gouvernement n’a aucune importance.
Si certains lecteurs ont encore des doutes sur la logique qu’applique Sack dans sa doctrine à l’égard des régimes despotiques, voici une citation supplémentaire : « Quand bien même un pouvoir despotique serait renversé par un autre, non moins despotique et ne répondant pas davantage à la volonté du peuple, les dettes ‘odieuses’ du pouvoir déchu n’en demeurent pas moins ses dettes personnelles et ne sont pas obligatoires pour le nouveau pouvoir. » (p. 158). On le voit bien, ce qui compte pour Sack, c’est uniquement l’utilisation qui est faite des dettes et la connaissance qu’en avaient les prêteurs.
Les commentaires de Sack concernant plusieurs répudiations ou annulations de dette
Comme exemple de dettes odieuses, Sack inclut des dettes qui ont servi à l’enrichissement personnel de membres du gouvernement et des opérations malhonnêtes des créanciers : « On pourrait également ranger dans cette catégorie de dettes les emprunts contractés dans des vues manifestement intéressées et personnelles des membres du gouvernement ou des personnes et groupements liés au gouvernement — des vues qui n’ont aucun rapport aux intérêts de l’État. » (p. 159) Et il déclare tout de suite après que ces types de dettes odieuses ont été répudiées aux États-Unis dans les années 1830 : « Cf. les cas de répudiation de certains emprunts par divers États de l’Amérique du Nord. L’une des principales raisons justifiant ces répudiations a été le gaspillage des deniers empruntés : le plus souvent on avait emprunté pour l’établissement de banques ou la construction de chemins de fer ; or, ces banques firent faillite, les lignes de chemins de fer ne furent pas construites. Ces opérations louches ont été souvent le résultat d’un accord entre des membres indélicats du gouvernement et des créanciers malhonnêtes » (p. 159). Rappelons que dans ce cas précis de répudiation qui concerne quatre États différents, il ne s’agissait pas de dettes contractées par des gouvernements despotiques |9|.
Ensuite, Sack donne un autre exemple de dettes odieuses : « Lorsque le gouvernement contracte des dettes afin d’asservir la population d’une partie de son territoire ou de coloniser celle-ci par des ressortissants de la nationalité dominante, etc., ces dettes sont odieuses pour la population indigène de cette partie du territoire de l’État débiteur. » (p. 159)
Sack mentionne plusieurs exemples et les commente. Il commence par rappeler que les États-Unis ont invoqué, parmi les raisons qui les amenaient à répudier les dettes réclamées par l’Espagne à Cuba, que ces dettes servaient notamment à maintenir le peuple cubain sous le joug colonial |10|.
Ensuite, il aborde deux annulations de dettes qui sont décidées en application du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919.
La première annulation concerne les dettes contractées par l’Allemagne et la Prusse pour coloniser la Pologne et entre autres y installer des Allemands sur des terres rachetées à des Polonais. À la suite de la défaite allemande, la Pologne indépendante est reconstituée. Le Traité de Versailles déclare que les dettes qui ont servi à coloniser la Pologne ne doivent pas être mises à charge de ce pays libéré du joug colonial. Sack est réservé quant à cette décision, il considère qu’une partie de la dette n’aurait pas dû être annulée car elle n’était pas odieuse : « Les emprunts que le gouvernement prussien a pu émettre durant les trente années de son activité colonisatrice avaient en vue les besoins généraux du budget ou, du moins, n’avaient pas en vue des besoins ‘odieux’. Ces emprunts ne sauraient être considérés comme odieux. » (p. 164).
Sack commente ensuite une deuxième annulation de dettes contenue dans le Traité de Versailles. L’empire allemand se voit retirer ses colonies africaines, dont les dettes sont annulées. Les colonies allemandes ne sont pas pour autant émancipées, elles passent sous le contrôle des puissances qui ont gagné la guerre. À propos de cela, Sack cite une partie de la réponse faite par les Alliés à l’Allemagne, qui n’était pas disposée à accepter cette annulation de dettes car cela supposait que ce soit elle qui allait devoir les payer. Les Alliés répondirent : « Les colonies ne devraient être astreintes à payer aucune portion de la dette allemande, et devraient être libérées de toute obligation de rembourser à l’Allemagne les frais encourus par l’administration impériale du protectorat. En fait, il serait injuste d’accabler les indigènes en leur faisant payer des dépenses manifestement engagées dans l’intérêt de l’Allemagne, et il ne serait pas moins injuste de faire peser cette responsabilité sur les Puissances mandataires qui, dans la mesure où elles ont été désignées par la Société des Nations, ne tireront aucun profit de cette tutelle. » |11|
Voici deux commentaires de Sack : « Ces considérations ne semblent pas tout à fait bien fondées. Si les dépenses en faveur des colonies avaient été faites dans l’intérêt de l’Allemagne, il ne s’ensuit pas qu’elles aient été odieuses pour les colonies (…) » (p. 162). Il ajoute : « On peut se demander s’il est tout à fait juste, d’une part, que les emprunts coloniaux n’aient pas été transférés sur les colonies respectives, bien qu’on eût effectué, pour le compte de ces emprunts, bon nombre de dépenses productives dans ces colonies mêmes » (p. 161).
Ce qui en dit long sur l’orientation conservatrice, européocentrique et colonialiste de Sack, c’est qu’il ne critique pas le fait que les Alliés affirment qu’ils ne tireront aucun bénéfice de la « tutelle » (expression tout à fait hypocrite) qu’ils vont exercer sur les anciennes colonies allemandes. De plus, il considère que les dépenses dans les colonies ont été productives alors qu’elles ont servi à assujettir des peuples et à tirer un maximum de profits en faveur de la métropole coloniale.
Est-il pertinent de parler d’une doctrine de la dette odieuse élaborée par Sack ?
Si l’on considère qu’une « doctrine » désigne d’une manière globale les travaux contenant les opinions exprimées par des juristes comme étant le résultat d’une réflexion portant sur une règle ou sur une situation, si quand il s’agit d’élaborer une doctrine il convient de présenter « une construction juridique, la définir, la replacer dans l’ensemble des rapports de droit, en indiquer les limites, les conditions de mise en œuvre, en préciser les effets sur la vie des sociétés, en faire à la fois un examen systématique, analytique, critique et comparatif » |12|, alors il est justifié de considérer que Sack a élaboré une doctrine de la dette odieuse.
Pour l’élaborer, il s’est basé sur une ample liste de traités internationaux portant notamment sur des arbitrages en matière de règlements de dettes conclus entre la fin du 18e siècle et les années 1920 ; il a analysé la manière dont des litiges en matière de dette ont été traités, les mesures législatives, administratives et judiciaires auxquelles ils ont donné lieu ; il a collecté et classé l’opinion de nombreux auteurs (en fait, uniquement des Européens et des Américains) qui ont écrit sur la matière. Il a présenté sa vision de la nature juridique de la succession des dettes, des obligations des débiteurs et des droits des créanciers, les rapports entre États successeurs, les modes de répartition entre eux des dettes, les effets de changements de régime et a défini des critères pour définir des dettes odieuses.
Sa doctrine est critiquable, contient des faiblesses, donne la priorité aux droits des créanciers, ne tient pas compte des droits humains, mais il faut reconnaître qu’elle a une véritable cohérence. Il faut également souligner que, bien que décriée par des détracteurs puissants (la grande presse, la Banque mondiale, de nombreux gouvernements), elle inspire une série de mouvements qui cherchent dans les travaux de Sack une source pour trouver des solutions en matière de règlement des problèmes de dettes. Les deux critères sélectionnés par Sack pour déterminer l’existence d’une dette odieuse qu’une nation peut refuser de payer sont opératoires et justifiés : l’absence de bénéfice pour la population et la complicité des créanciers.
Désormais, il s’agit de dépasser la doctrine de Sack en gardant ce qui est opératoire, en éliminant ce qui dès le départ est inacceptable et en y intégrant des éléments en rapport avec des conquêtes sociales et démocratiques qui ont trouvé une expression dans l’évolution du droit international depuis la Seconde Guerre mondiale (voir plus loin la position du CADTM). Il faut également intégrer directement à la doctrine de la dette odieuse, la responsabilité des créanciers parce qu’ils sont régulièrement à l’origine des violations de traités et d’autres instruments internationaux de protection des droits. Le FMI et la Banque mondiale ont imposé aux pays débiteurs des politiques qui violent délibérément et de manière répétée une série de droits humains fondamentaux. La Troïka qui s’est instituée en 2010 pour imposer à la Grèce des politiques d’austérité brutales a dicté des lois qui foulent au pied plusieurs conventions internationales et nationales en matière de droits. Les créanciers ne sont pas simplement à l’occasion complices d’actes illégaux ou carrément criminels commis par des gouvernements, ils sont dans certains cas à l’origine de ces actes. Ils en sont les commanditaires.
L’expérience accumulée depuis que Sack a mené ses travaux conduit à modifier plusieurs des choix opérés par Sack. Un des points fondamentaux qu’il faut rejeter dans sa position, laquelle est cohérente avec l’ordre dominant, c’est le principe de la continuité des obligations des États à l’égard des créanciers même en cas de changement de régime |13|. Certes, Sack est en faveur d’ajouter une exception - la dette odieuse - mais c’est insuffisant. Un autre point qu’il faut rejeter dans la position de Sack, c’est le soutien au système de crédit international tel qu’il existe. Enfin, Sack considère qu’un État souverain ne peut pas répudier des dettes qu’il a identifiées comme odieuses sans l’accord préalable d’un tribunal international qu’il s’agirait de mettre en place (voir le passage déjà mentionné dans lequel Sack écrit : Le nouveau gouvernement devrait prouver et un tribunal international reconnaître comme établi : a) Que les besoins, en vue desquels l’ancien gouvernement avait contracté la dette en question, étaient « odieux » et franchement contraires aux intérêts de la population de tout ou partie de l’ancien territoire, et b) Que les créanciers, au moment de l’émission de l’emprunt, avaient été au courant de sa destination odieuse.). Depuis que Sack a fait cette proposition, aucun tribunal international en matière de dette n’a été mis en place. De nombreuses propositions ont été faites, mais aucune n’a abouti. L’expérience démontre qu’il faut opter pour une autre voie : l’État souverain qui est confronté à une dette odieuse doit et peut prendre un acte unilatéral de répudiation de cette dette. Il peut, comme premier pas dans cette direction, commencer par la suspension unilatérale du paiement de cette dette et la réalisation d’un audit à participation citoyenne, sans inclure de représentants des créanciers, à l’instar de ce qu’a fait l’Équateur en 2007-2009.
Il faut élaborer une autre doctrine des dettes illégitimes, odieuses, insoutenables et illégales. Des mouvements comme le CADTM s’y emploient, en s’associant à un maximum d’associations et en réunissant un grand nombre de compétences. Voici un large extrait de la position du CADTM adoptée en 2008 sur la dette odieuse et qui reste tout à fait d’actualité :
« Plusieurs auteurs ont par la suite cherché à prolonger les travaux de Sack pour ancrer cette doctrine dans le contexte actuel. Le Center for International Sustainable Development Law (CISDL) de l’université McGill au Canada, propose par exemple cette définition générale : ‘Les dettes odieuses sont celles qui ont été contractées contre les intérêts de la population d’un État, sans son consentement et en toute connaissance de cause par les créanciers’ |14|. Jeff King |15| s’est basé sur ces trois critères (absence de consentement, absence de bénéfice, connaissance des créanciers), considérés de manière cumulative, pour proposer une méthode de caractérisation des dettes odieuses.
Bien que la démarche de King soit intéressante à de nombreux égards |16|, elle est selon nous insuffisante puisqu’elle ne permet pas de prendre en compte toutes les dettes qui devraient être qualifiées d’odieuses. En effet, d’après King, le seul fait pour un gouvernement d’avoir été instauré par des élections libres suffit pour que ses dettes ne soient pas considérées comme odieuses. Cependant, l’Histoire a montré, avec A. Hitler en Allemagne, F. Marcos aux Philippines ou Fujimori au Pérou, que des gouvernements élus « démocratiquement » peuvent être des dictatures violentes et commettre des crimes contre l’humanité.
Il est donc nécessaire de s’intéresser au caractère démocratique de l’État débiteur au-delà de son mode de désignation : tout prêt octroyé à un régime, fût-il élu démocratiquement, qui ne respecte pas les principes fondamentaux du droit international tels que les droits humains fondamentaux, l’égalité souveraine des États, ou l’absence du recours à la force, doit être considéré comme odieux. Les créanciers, dans le cas de dictatures notoires, ne peuvent arguer de leur ignorance et ne peuvent exiger d’être payés. Dans ce cas, la destination des prêts n’est pas fondamentale pour la caractérisation de la dette. En effet, soutenir financièrement un régime criminel, même pour des hôpitaux ou des écoles, revient à consolider son régime, à lui permettre de se maintenir. D’abord, certains investissements utiles (routes, hôpitaux…) peuvent ensuite être utilisés à des fins odieuses, par exemple pour soutenir l’effort de guerre. Ensuite, le principe de fongibilité des fonds fait qu’un gouvernement qui emprunte pour des fins utiles à la population ou à l’État, - ce qui est officiellement presque toujours le cas - peut libérer des fonds pour d’autres buts moins avouables.
Au-delà de la nature de régime, la destination des fonds devrait en revanche suffire à caractériser une dette d’odieuse, lorsque ces fonds sont utilisés contre l’intérêt majeur des populations ou lorsqu’ils vont directement enrichir le cercle du pouvoir. Dans ce cas, ces dettes deviennent des dettes personnelles, et non plus des dettes d’État qui engageraient le peuple et ses représentants. Rappelons d’ailleurs l’une des conditions de la régularité des dettes selon Sack : ’les dettes d’État doivent être contractées et les fonds qui en proviennent utilisés pour les besoins et dans les intérêts de l’État’. Ainsi, les dettes multilatérales contractées dans le cadre d’ajustements structurels tombent dans la catégorie des dettes odieuses, tant le caractère préjudiciable de ces politiques a été clairement démontré, notamment par des organes de l’ONU |17|.
Pratiquement, pour tenir compte des avancées du droit international depuis la première théorisation de la dette odieuse en 1927, on pourrait qualifier au minimum les dettes odieuses comme celles contractées par des gouvernements qui violent les grands principes de droit international tels que ceux figurant dans la Charte des Nations Unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les deux pactes sur les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels de 1966 qui l’ont complétée, ainsi que les normes impératives de droit international (jus cogens). Cette affirmation trouve sa confirmation dans la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, qui dans son article 53, prévoit la nullité d’actes contraires au jus cogens |18|, qui regroupe, entre autres, les normes suivantes : l’interdiction de mener des guerres d’agression, l’interdiction de pratiquer la torture, l’interdiction de commettre des crimes contre l’humanité et le droit des peuples à l’autodétermination.
C’est également dans ce sens qu’allait la définition proposée par le Rapporteur spécial Mohammed Bedjaoui dans son projet d’article sur la succession en matières de dettes d’État pour la Convention de Vienne de 1983 : ‘En se plaçant du point de vue de la communauté internationale, on pourrait entendre par dette odieuse toute dette contractée pour des buts non conformes au droit international contemporain, et plus particulièrement aux principes du droit international incorporés dans la Charte des Nations Unies’ |19|.
Ainsi, les dettes contractées sous le régime de l’apartheid en Afrique du Sud sont odieuses, puisque ce régime violait la Charte des Nations Unies, qui définit le cadre juridique des relations internationales. L’ONU, par une résolution adoptée en 1964, avait d’ailleurs demandé à ses agences spécialisées, dont la Banque mondiale, de cesser leur soutien financier à l’Afrique du Sud ; mais la Banque mondiale n’a pas appliqué cette résolution, et a continué à prêter au régime de l’apartheid, dans le plus grand mépris du droit international |20|.
Dans le cas des dettes issues d’une colonisation, le droit international prévoit également leur non transférabilité aux États qui ont gagné leur indépendance, conformément à l’article 16 de la Convention de Vienne de 1978 qui dispose : ‘Un État nouvellement indépendant n’est pas tenu de maintenir un traité en vigueur ni d’y devenir partie du seul fait qu’à la date de la succession d’États le traité était en vigueur à l’égard du territoire auquel se rapporte la succession d’États’. L’article 38 de la Convention de Vienne de 1983 sur la succession d’États en matière de biens, d’archives et de dettes d’États (non encore en vigueur) est à cet égard explicite :
‘1. Lorsque l’État successeur est un État nouvellement indépendant, aucune dette d’État de l’État prédécesseur ne passe à l’État nouvellement indépendant, à moins qu’un accord entre eux n’en dispose autrement au vu du lien entre la dette d’État de l’État prédécesseur liée à son activité dans le territoire auquel se rapporte la succession d’États et les biens, droits et intérêts qui passent à l’État nouvellement indépendant.
2. L’accord mentionné au paragraphe 1 ne doit pas porter atteinte au principe de la souveraineté permanente de chaque peuple sur ses richesses et ses ressources naturelles, ni son exécution mettre en péril les équilibres économiques fondamentaux de l’État nouvellement indépendant.’
Il convient ici de rappeler que la Banque mondiale est directement impliquée dans certaines dettes coloniales, puisqu’au cours des années 50 et 60, elle a octroyé des prêts aux puissances coloniales pour des projets permettant aux métropoles de maximiser leur exploitation de leurs colonies. Il faut également signaler que les dettes contractées auprès de la Banque par les autorités belges, anglaises et françaises pour leurs colonies ont ensuite été transférées aux pays qui accédaient à leur indépendance sans leur consentement |21|.
Par ailleurs, elle a refusé de suivre une résolution adoptée en 1965 par l’ONU lui enjoignant de ne plus soutenir le Portugal tant que celui-ci ne renonçait pas à sa politique coloniale.
Il faut, en outre, qualifier d’odieuses toutes les dettes contractées en vue du remboursement de dettes considérées comme odieuses. La New Economic Foundation |22| assimile, à raison, les emprunts destinés à rembourser des prêts odieux à une opération de blanchiment. L’outil de l’audit doit permettre de déterminer la légitimité ou non de ces prêts.
Tout le monde n’est bien sûr pas unanime sur la définition de la dette odieuse, mais le fait que cet élément de droit fasse débat ne lui ôte en rien sa pertinence et son bien-fondé. On doit plutôt y voir un signe de l’enjeu que représente la question, tant pour les créanciers que pour les débiteurs, et la traduction sur le plan juridique d’un conflit entre des intérêts divergents. D’ailleurs, plusieurs cas ont montré que cet argument peut être légitimement invoqué pour le non paiement d’une dette. »
Annulations ou répudiations de dette sur base du caractère odieux ou illégitime de celle-ci
Longue est la liste des annulations ou des répudiations de dette qui évoquent d’une manière ou d’une autre l’argument de l’illégitimité ou du caractère odieux de la dette. Sans prétendre à l’exhaustivité, citons : les trois vagues de répudiations de dettes aux États-Unis dans les années 1830, les années 1860 et la décennie 1870 ; les répudiations de dette par le Mexique en 1861, en 1867, en 1883 et dans les années 1910 ; la répudiation par le Pérou de la dette réclamée par la banque Dreyfus de Paris ; la répudiation de la dette réclamée par l’Espagne à Cuba en 1898 ; la répudiation de la dettes des Boers par le Royaume Uni lors de la conquête du Transvaal en 1899-1900 ; la répudiation des dettes tsaristes par la Russie bolchévique en 1918 ; la répudiation des dettes contractées par l’Allemagne pour coloniser la Pologne et ses colonies d’Afrique en 1919 ; l’annulation de la dette de la partie de la Pologne qui avait été colonisée par l’empire tsariste ; l’annulation par le gouvernement bolchévique de la dette des 3 républiques baltes et de la Perse en 1920 ; la répudiation de la dette à l’égard de la Banque royale du Canada par le Costa Rica en 1922-1923 ; l’annulation de la majorité de la dette du Brésil et du Mexique en 1942-1943 ; la répudiation des dettes par la Chine révolutionnaire en 1949-1952 ; la répudiation des dettes à l’égard des Pays Bas par l’Indonésie en 1956 ; la répudiation des dettes par Cuba en 1959-1960 ; la répudiation des dettes coloniales par l’Algérie en 1962 ; la répudiation des dettes de l’URSS par les 3 républiques baltes en 1991 ; l’annulation de la dette de la Namibie à l’égard de l’Afrique du Sud par le gouvernement de Nelson Mandela en 1994 ; l’annulation de la dette coloniale de Timor Leste en 1999-2000 ; l’annulation de 80% de la dette irakienne en 2004 ; la répudiation par le Paraguay de dettes à l’égard des banques suisses en 2005 |23| ; l’annulation par la Norvège de ses créances sur 5 pays (Equateur, Pérou, Egypte, Sierra Léone, Jamaïque) en ce qui concerne un contrat de vente de bateaux de pêche en 2006 |24| ; l’annulation en 2009 d’une partie de la dette équatorienne qui avait été identifiée comme illégitime par la commission d’audit en 2007-2008… |25|
À écouter, pour compléter la lecture : Cas d’usage de la doctrine de la dette odieuse, avant et après Sack, par Éric Toussaint.
Bibliographie de Sack telle que publiée par lui-même en 1927 :
Principaux ouvrages du même auteur :
Banque foncière des paysans, 1883-1910, recherches économiques, statistiques et financières, Moscou, 1911, (en russe).
La notion de droit financier et la science des finances, Yaroslavl, 1913, 42 p. (en russe).
La participation des organes législatifs au contrôle des banques d’État en Russie et à l’étranger, Yaroslavl, 1913, 36 p. (en russe).
Les Allemands et les capitaux allemands dans l’industrie russe, Saint-Petersbourg, 1913, 67 p. (en russe).
Les banques centrales de crédit et les associations bancaires, Saint-Petersbourg, 1914, 171 p. (en russe).
Le financement de la réforme agraire, Petrograd, 1917, 57 p. (en russe).
Le droit des obligations émises par les sociétés des chemins de fer en Russie et à l’étranger, Pétrograd, 1917, 47 p. (en russe).
La circulation monétaire en Russie, Petrograd, 1918, 123 p. (en russe).
La banqueroute d’État, Petrograd, 1918, 128 p. (en russe).
La répartition des dettes publiques en cas de démembrement de l’État débiteur, Berlin, 1923 (Travaux des savants russes à 1’étranger, t. III), 158 p. (en russe).
Probleme der Geldreform in den baltischen Staaten, Kiel, 1924, 13 p.
Fixing the Value of Money, Riga, 1925, 50 p.
Die Verteilung des Schulden der oesterreichisch-ungarischen Monarchie, Kiel, 1926, 22 p.
Remerciements : L’auteur remercie pour leur relecture et leurs suggestions : Ilias Bantekas, Nathan Legrand, Benjamin Lemoine, Damien Millet, Emilie Paumard, Brigitte Ponet, Claude Quémar, Anouk Renaud, Patrick Saurin et Renaud Vivien.
L’auteur est entièrement responsable des éventuelles erreurs contenues dans ce travail.
Notes
|1| Les effets des transformations des États sur leurs dettes publiques et autres obligations financières : traité juridique et financier, Recueil Sirey, Paris, 1927. Voir le document presque complet en téléchargement libre sur le site du CADTM
|2| Sarah Ludington, G. Mitu Gulati, Alfred L. Brophy, « Applied Legal History : Demystifying the Doctrine of Odious Debts », 2009.
|3| Eric Toussaint, « En quoi la répudiation des dettes par le Costa Rica devrait inspirer d’autres pays », publié le 30 août 2016.
|4| Son texte fait partie d’un ouvrage collectif très intéressant auquel le CADTM a contribué intitulé How to Challenge Illegitimate Debt Theory and Legal Case Studies, édité par Max Mader et André Rothenbühler pour Aktion Finanzplatz Schweiz (AFP). On peut le télécharger librement ici.
|5| Une autre citation de Sack confirme clairement qu’il est opposé à ce que la nature (despotique) du gouvernement soit une condition sine qua non à remplir pour identifier une dette odieuse : « L’application d’autres conditions que celle que nous avons établie (p. 6-7) entraînerait la paralysie de tout le système international du crédit public, car des jugements arbitraires, variés et contradictoires sur le caractère de tel ou tel gouvernement (si de semblables jugements avaient un poids réel dans la question de la reconnaissance ou non-reconnaissance des dettes comme dettes d’État) priveraient le monde des bienfaits du crédit public. » (p. 11).
|6| Concernant la répudiation des dettes sudistes, voir Eric Toussaint, « Trois vagues de répudiations de dettes publiques aux États-Unis au 19e siècle », publié le 25 octobre 2016.
|7| FMI, Michael Kremer et Seema Jayachandran, « La dette odieuse », Finances et développement, juin 2002, Washington DC.
|8| Évidemment, Michael Kremer et Seema Jayachandran ont tout à fait le droit d’ajouter eux-mêmes cette condition supplémentaire. Mais il paraît évident que le consentement est régulièrement obtenu par la manipulation de l’opinion publique. On peut également se trouver face à une situation où une majorité fanatisée de la population donne son consentement pour que soient menées des politiques odieuses et criminelles, comme cela a été le cas sous le régime nazi par exemple.
|9| Voir Eric Toussaint, « Trois vagues de répudiations de dettes publiques aux États-Unis au 19e siècle », publié le 25 octobre 2016.
|10| Voir Eric Toussaint, « La répudiation par les États-Unis de la dette réclamée à Cuba par l’Espagne en 1898 : Quid de la Grèce, de Chypre, du Portugal, etc. ? », publié le 24 août 2016.
|11| Source : Treaty series, n° 4, 1919, p. 26. Cité par Sack, p. 162. Texte original en anglais : “The colonies should not bear any portion of the German debt, nor remain under any obligation to refund to Germany the expenses incurred by the Imperial administration of the protectorate, In fact, it would be unjust to burden the natives with expenditure which appears to have been incurred in Germany’ s own interest, and that it would be no less unjust to make this responsibility rest upon the Mandatory Powers which, in so far as they may be appointed trustées by the League of Nations, will derive no benefit from such trusteeship.”
|12| Serge Braudo, Dictionnaire du droit privé.
|13| Voir Odette Lienau, Rethinking Sovereign Debt : Politics, Reputation, and Legitimacy in Modern Finance, Harvard, 2014
|14| Khalfan et al., « Advancing the Odious Debt Doctrine », 2002, cité dans Global Economic Justice Report, Toronto, July 2003
|15| Jeff King, « Odious Debt : The Terms of Debate »
|16| King propose notamment la réalisation d’audits pour déterminer l’absence ou non de bénéfice.
|17| Voir Eric Toussaint, La finance contre les peuples : la bourse ou la vie. Paris : Syllepse ; Genève : CETIM ; Liège : CADTM, 2004, p. 516-519.
|18| L’article 53 dispose : « Est nul tout traité qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit public international général. Aux fins de la présente Convention, une norme impérative de droit international général est une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère ».
|19| Mohammed Bedjaoui, « Neuvième rapport sur la succession dans les matières autres que les traités », A/CN.4/301et Add.l, p. 73.
|20| Voir Eric Toussaint, Banque mondiale, le coup d’État permanent : l’agenda caché du consensus de Washington, Syllepse-CETIM-CADTM, 2006.
|21| Voir Eric Toussaint, op. cit.
|22| Voir le rapport de la New Economics Foundation, « Odious Lending : Debt Relief as if Moral Mattered », p. 2 : « The result is a vicious circle of debt in which new loans have to be taken out by successive governments to service the odious ones, effectively ’laundering‘ the original loans. This defensive lending can give a legitimate cloak to debts that were originally the result of odious lending ». Disponible sur www.jubileeresearch.org/news...
|23| Hugo Ruiz Diaz Balbuena, « La décision souveraine de déclarer la nullité de la dette ou la décision de non paiement de la dette : un droit de l’État », publié le 7 juillet 2008.
|24| CADTM - « Le CADTM salue l’initiative de la Norvège sur la dette et demande à tous les créanciers d’aller encore plus loin », publié le 12 octobre 2006.
|25| Une partie de ces exemples est répertoriée par Jeff King dans The Doctrine of Odious Debt in International Law. A Restatement, Cambridge University Press, 2016.
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Des personnalités internationales telles que Susan George, Zoe Konstantopoulou, Yanis Varoufakis ou Tariq Alí adhèrent au Manifeste d’Oviedo contre la dette illégitime
par Fátima Martín, le 25 novembre 2016
Source (et suite) du texte : CADTM
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Manifeste d’Oviedo
21 octobre - CADTM
Plus de 700 politiques élu-e-s, dont des conseiller-e-s, député-e-s et eurodéputé-e-s ont signé le Manifeste d’Oviedo qui a été présenté le 19 octobre au Parlement à Madrid. Un front municipaliste contre la dette illégitime devrait se constituer lors de la rencontre qui a lieu à d’Oviedo du 25 au 27 novembre 2016.
Pour en savoir plus sur les enjeux du manifeste d’Oviedo, lire : « Espagne : L’enjeu de l’audit de la dette des municipalités et du manifeste d’Oviedo. Désobéir aux créanciers pour rompre avec l’austérité »
Pour voir la liste actualisée des signataires, voir : http://manifiestodeoviedo.org/adhesiones/ et http://manifiestodeoviedo.org/ultimas-adhesiones/
Parmi les signataires figurent plus de 40 maires de tous les territoires de l’État espagnol, des centaines de conseiller-e-s, des dizaines de député-e-s provinciaux, nationaux et européens de différents partis politiques.
La liste des signataires s’ouvre désormais avec enthousiasme aux activistes, aux mouvements sociaux, aux personnalités qui veulent appuyer, ou mieux encore, être actif dans ce processus en construction.
Nous, conseiller-e-s, député-e-s, activistes et citoyen-ne-s, conscient-e-s de la nécessité d’un changement politique tangible englobant tous les échelons, des municipalités jusqu’à l’État, rejetons l’endettement illégitime et l’austérité entravant le respect de nos droits fondamentaux, notre accès à des services de qualité et l’amélioration de nos conditions de vie.
Nous dénonçons le caractère profondément injuste de l’amendement en 2011 de l’article 135 de la Constitution |1|, de la Loi sur la stabilité budgétaire et de la ’Loi Montoro’ sur l’administration locale |2|, imposés sans aucune légitimité démocratique. La ’Loi Montoro’ a d’ailleurs été déclarée partiellement inconstitutionnelle. L’application de ces normes qui sapent l’autonomie des élus municipaux et des gouvernements autonomes |3| constitue une atteinte aux droits des citoyens.
La socialisation des pertes due au sauvetage des banques espagnoles ayant provoqué l’explosion de la dette et du déficit en 2012 se poursuit actuellement au travers de mesures comme le Plan de Paiement des Fournisseurs des municipalités (FFPP) |4| ou le Fonds de Liquidité Autonome (FLA) qui, loin de servir l’intérêt général, ont profité aux banques en leur permettant de convertir des dettes commerciales en dettes financières et d’imposer aux administrations publiques des taux d’intérêt exorbitants, jusqu’à 26 fois supérieurs à ceux réclamés par la BCE aux banques elles-mêmes. Les municipalités et les communautés ploient sous le fardeau de la dette en conséquences d’une série de décisions illégitimes : des travaux pharaoniques et inutiles, des spéculations urbanistiques, des surfacturations, des pots-de-vin et d’autres manœuvres de corruption. En général, même dans les administrations considérées comme assainies, le Plan de Paiement des Fournisseurs et le FLA sont venus alourdir la dette publique en toute illégitimité.
Le gouvernement a pourtant démontré qu’il est en mesure d’alléger la dette s’il y trouve un intérêt. Ainsi, en 2015, année électorale, le gouvernement Rajoy a reporté d’un an les intérêts dus par les municipalités aux banques, et imposé une baisse des intérêts réclamés par ces dernières pendant une durée de sept ans, reconnaissant ainsi le caractère manifestement abusif des taux et des sommes exigées.
Depuis 2010, nous subissons des coupes budgétaires et des atteintes à nos droits sans précédent. L’an passé, le gouvernement, malgré le fait d’être démissionnaire |5|, a continué d’appliquer la cure d’austérité préconisée par l’Union européenne, avec pour cobayes favoris les municipalités, l’échelon le plus proche du peuple, et les communautés autonomes, chargées de répondre à des besoins fondamentaux comme l’enseignement ou la santé, alors même qu’elles constituent les administrations publiques les moins endettées. Au deuxième trimestre 2016, la dette publique nationale représentait 101% du PIB.
Pour toutes ces raisons, nous exigeons :
- Une alternative aux antipodes de la politique d’asphyxie financière imposée actuellement par le gouvernement central aux municipalités et aux communautés autonomes.
- Le retrait pur et simple de la réforme de l’article 135 de la Constitution de 2011, de la Loi sur la stabilité budgétaire et la viabilité financière et de la Loi de rationalisation et de durabilité de l’administration locale.
- La restitution des intérêts abusifs déjà perçus par les banques.
- L’arrêt immédiat des coupes budgétaires et de l’austérité, la réparation de leurs conséquences, l’identification des responsables et l’indemnisation des victimes.
Et nous nous engageons à :
Soutenir la création d’un front espagnol des municipalités, des communautés autonomes et des nationalités qui remet en cause la dette illégitime et œuvre à son annulation ; un front qui brise l’isolement et la division ; un front qui prend des initiatives conduisant à un changement positif du rapport de force avec le gouvernement ; un front au sein duquel les municipalités puissantes soutiennent les plus affaiblies et les plus concernées par les dettes illégitimes ; un front à l’initiative de démarches et d'actions concrètes pour se libérer du joug de la dette illégitime et trouver des sources de financement légitimes garantissant aux citoyens la pleine jouissance de leurs droits économiques, sociaux, culturels, civiques et politiques.
Nous appelons au lancement d’audits des dettes de nos administrations publiques avec la participation des citoyen-ne-s afin de réclamer l’annulation des dettes identifiées comme illégitimes car ayant servi les intérêts particuliers d’une minorité privilégiée et non ceux des citoyen-ne-s.
|1| Cet amendement donne la priorité absolue au remboursement de la dette.
|2| Il s’agit d’une série de lois très austéritaires qui limitent les dépenses publiques.
|3| L’Espagne est divisée en régions autonomes (les “comunidades autonomas” comme la Catalogne, l’Andalousie, le Pays basque, la Communauté de Madrid…) qui disposent d’un gouvernement. Ces gouvernements sont bien sûr soumis à l’autorité du gouvernement central basé à Madrid.
|4| Voir http://www.cadtm.org/Eric-Toussaint-En-Espagne-il-est
|5| Les élections générales du 20 décembre 2015 et du 26 juin 2016 n’ont pas permis de mettre en place un gouvernement remplaçant celui de Mariano Rajoy. Il est probable que fin octobre-début novembre 2016, un nouveau gouvernement conservateur se mettra en place grâce à l’abstention du Parti Socialiste. Il est également probable que le nouveau gouvernement sera dirigé par Rajoy.
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