Le gypaète barbu, grand vautour, a été réintroduit dans les Alpes à Derborence (Valais) en 1986 (RTS, 2013)
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Le retour du gypaète barbu, rapace impérial et fascinant
Par Émilie Massemin, le 10 décembre 2016 - Reporterre
« On ne sait pas s’il est beau ou s’il est moche, mais le gypaète barbu est impressionnant. » Autrefois jugé diabolique, exterminé au XIXe siècle, ce grand vautour a été réintroduit dans les Alpes. Aujourd’hui, il est la vedette du Parc national de la Vanoise.
Peysey-Nancroix (Savoie), reportage
À gauche du large sentier qui part du parking de Rosuel, à Peisey-Nancroix (Savoie), une falaise aux arrêtes déchiquetées se découpe sur le ciel bleu. Quelques plaques herbeuses, roussies par le soleil, se bagarrent pour leur survie au milieu des éboulis. Henri Suret, 57 ans, technicien du Parc national de la Vanoise depuis 1993, parcourt attentivement la paroi des yeux. « Ici ! » s’exclame-t-il en pointant un doigt. Il faut plisser les yeux pour distinguer les traînées blanchâtres sur la roche, à l’ombre de surplombs. « Ces déjections trahissent la présence de perchoirs. Là, on distingue l’aire [le nid d’un rapace] composée de branches et de lainages », précise le naturaliste. Il ne manque plus que les occupants, deux gypaètes barbus (Gypaetus barbatus), le couple star de la vallée.
Gypaètes barbu (2013)
Sous ces surplombs de la falaise de Rosuel se cachent l’aire et les perchoirs.
Un quart d’heure à patienter dans un pré en face de l’aire, et en voilà un qui arrive, tournoyant majestueusement au-dessus de la falaise. « Typique d’un vol de défense du territoire », commente M. Suret. Le ventre et le cou, rouge-ocre, contrastent avec les ailes larges et pointues et la queue noires. L’envergure de près de trois mètres du gypaète barbu en fait le deuxième plus grand rapace d’Europe. Et lui donne ce côté impérial, fascinant.
« Le premier que j’ai aperçu, c’était le 14 juillet 2003 », se souvient Henri Suret. L’automne de la même année, Phénix Alp Action et G027, respectivement mâle et femelle, s’installèrent à Rosuel. Depuis, neuf jeunes sont nés sur le site. Le technicien du parc, envoûté, ne se lasse pas de les contempler. « Un jour que je faisais du ski de rando avec un ami, un gypaète a fait trois descentes avec nous. Il était juste en face de moi, il ne pouvait pas ne pas me voir, s’enthousiasme-t-il. On ne sait pas comment ça se passe, mais dès qu’on le voit, on devient accro. »
Dix mois par an consacrés à la reproduction !
En ce début du mois d’octobre, à l’approche de la période de reproduction, les gypaètes sont particulièrement actifs. À leur maturité sexuelle, à l’âge de six ans, ils se mettent en quête d’un partenaire. Leur vie amoureuse peut être trépidante : « Certains couples sont très fidèles, comme Gelas et Stelvio, qui vivent ensemble depuis plusieurs années à Termignon (Savoie). Mais d’autres pratiquent allègrement l’échangisme voire le triolisme », s’amuse M. Suret. Les accouplements ont lieu en novembre-décembre. Après la ponte, en janvier ou février, le couple se relaie pour couver et chercher de la nourriture, souvent dans des conditions extrêmes de neige et de vent.
Le gypaèton, petite boule de duvet gris d’à peine 150 grammes, naît en mars ou avril. En trois, quatre mois, il atteint sa taille adulte et peut envisager le grand saut. Henri Suret prend toujours quelques demi-journées de congé pour ne pas manquer les premiers décollages : « Le jeune fait trois pas et se jette dans le vide, décrit-il. Il y a de quoi se moquer des premiers atterrissages. J’en ai vu se planter carrément ! » Chacun son rythme : Peysillon, né en 2005, a attendu que le mois d’août soit bien entamé pour prendre son envol. « Les techniciens EDF devaient attendre qu’il ait quitté le nid pour commencer des travaux. Ils l’ont surnommé “Peysillon-deux-de-tension” », sourit le technicien du parc.
Des techniciens d’Enedis équipent un poteau de dispositifs isolants pour protéger les oiseaux.
Le gypaète n’a pas toujours suscité un tel engouement. Il a disparu de l’arc alpin dans les années 1930, exterminé jusqu’au dernier. « On le pensait maléfique », rappelle Henri Suret. La faute à son régime alimentaire exclusivement composé d’os, que le nécrophage jette sur des pierriers pour les casser en morceaux. Inquiétants aussi, ses cercles oculaires rouges et sa barbiche noire méphistophélique. Sans parler de cette manie de se colorer le plumage dans des sources ferrugineuses. « À le voir dégouliner d’eau rougie, les paysans ont fini par croire qu’il égorgeait brebis et même bébés pour se baigner dans leur sang. »
Première tentative de réintroduction dans les années 1970
Il aurait pu disparaître pour toujours. Mais, dans les années 1970, des Suisses et des Autrichiens ont tenté la réintroduction. Quatre gypaètes achetés en Afghanistan ont été relâchés. Las, les croyances populaires ont la vie dure : plusieurs d’entre eux ont été tués à coups de fusil. Après cet échec, les défenseurs du rapace ont pris le temps de sensibiliser les habitants. Trente individus ont été récupérés dans différents zoos et collections privées. Objectif du programme, libérer huit petits par an jusqu’à ce que huit gypaètons naissent dans la nature.
Le premier lâcher a eu lieu en Autriche en 1986. En 1989, Danton, Robespierre, Charlotte, Marie-Antoinette et Assignat ont pris leur envol dans les Alpes françaises. L’opération n’a guère été concluante : « Danton et Robespierre ont fini — ironie du sort — décapités par des câbles électriques, et Marie-Antoinette, blessée, a été rapatriée dans un centre d’élevage », rapporte Henri Suret.
Aujourd’hui, le programme d’élevage réunit cinq centres en Europe et une trentaine de zoos associés. « Les couples sont laissés en captivité. Les jeunes issus des unions sont relâchés dès qu’ils ont trois mois », décrit Marie Heuret, responsable du programme de réintroduction et de conservation du gypaète barbu au Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie (Asters). Plus de 200 individus ont pris leur envol dans l’arc alpin, où l’on compte désormais trente-deux couples reproducteurs — dont dix dans les Alpes françaises. De nouveaux jeunes continuent à être relâchés chaque année pour favoriser le brassage génétique.
« Au début, on suivait tous leurs faits et gestes »
En parallèle sont menées des opérations de suivi. « Au début, nous notions les faits et gestes des gypaètes à la minute près : le temps passé au nid, les déjections, et même quand ils se grattaient ! », se souvient Henri Suret. Les observateurs essaient aussi de récolter du « matériel génétique » - plumes, déjections, etc. Le 27 septembre dernier, M. Suret et ses collègues ont ainsi profité de l’absence du couple de Rosuel pour s’aventurer dans le nid. « L’objectif est d’identifier les individus et de savoir ce que sont devenus les jeunes », explique le naturaliste. De l’Italie à la Slovénie, de la France à l’Allemagne, toutes les observations sont ensuite versées sur une base de données unique,
La réussite de cette vaste opération de réintroduction tient en partie aux efforts déployés pour impliquer les habitants. À Peisey-Nancroix, le nom du deuxième petit, Plumo, a fait l’objet d’un référendum communal très suivi en 2007. Le parc a consacré une page Facebook aux aventures des gypaètes de Peisey : « Quand un gypaèton est mort, en 2014, la page a reçu des dizaines de milliers de visites », se souvient M. Suret. Un attachement devenu atout touristique : les vautours attirent de nombreux visiteurs. « Au refuge de Rosuel, en juillet dernier, une trentaine de personnes venait chaque jour guetter l’envol de Pirou », se réjouit Véra Aliacar, directrice du parc.
Cette présence reste fragile. S’il atteint l’âge de six ans, le gypaète barbu est quasiment tiré d’affaire, avec 95 % de taux de survie à trente ans. Mais le cycle de reproduction des gypaètes est long – un petit tous les trois ans. La moindre perte est catastrophique. Le rapace reste donc protégé au niveau européen au titre de la directive oiseaux et de la directive habitats-faune-flore, et au niveau français, où il est classé E sur la liste rouge des espèces en danger.
Menacés par les lignes électriques et les sports extrêmes
Les gypaètes peuvent encore être victimes de tirs ou d’empoisonnement. Ils sont également très sensibles au saturnisme : leurs sucs gastriques, extrêmement acides pour dissoudre les os, favorisent l’assimilation du plomb contenu dans les carcasses criblées par les tirs des chasseurs. « Résultat, des difficultés à voler et des troubles neurologiques », se désole Marie Heuret. Autre cause d’hécatombe, les lignes électriques et les câbles des remontées mécaniques, que les oiseaux percutent de plein fouet faute de les distinguer.
Dans le cadre du programme européen de protection Life GypHelp, le Parc national de la Vanoise travaille avec le gestionnaire du réseau électrique français Enedis (ex-ERDF) à l’identification des lignes électriques les plus dangereuses pour les oiseaux. Les partenaires les aménagent grâce à des balises (« firefly ») et à des dispositifs de dissuasion (tiges sur les poteaux électriques) ou d’isolation (gaines et protections). Grâce au Life GypHelp, 85 poteaux et 7 kilomètres de lignes ont déjà été équipés en Savoie et en Haute-Savoie. Les techniques progressent : le 5 octobre, des balises ont été posées par drone sur une ligne 20.000 volts du site du Villaret-du-Nial, à Tignes, à deux kilomètres d’une aire de gypaètes, où un hibou grand-duc avait été retrouvé mort par électrocution. L’opération, une première en France, a été couronnée de succès.
Autre péril menaçant les gypaètes, et non le moindre, le dérangement causé par les humains. En 2014, un gypaèton de trois semaines a perdu la vie à Peisey-Nancroix, abandonné par ses parents à la suite du passage de trois speed riders [1]. Speed riding, base jump, wingsuit… En forte progression, ces sports extrêmes menacent gravement les rapaces. Un arrêté de 2005 interdit la perturbation intentionnelle du gypaète. Pourtant, il reste difficile de poursuivre les contrevenants : « L’intentionnalité est difficile à prouver, explique Henri Suret, également agent de police de l’environnement. Récemment, un couple a nié avoir dérangé des gypaètes en connaissance de cause. Mais j’ai pu prouver qu’ils avaient liké le post Facebook annonçant à la naissance de Pirou. Résultat, on met des panneaux partout, car connaissance vaut intentionnalité. »
Malgré ces cailloux sur le chemin, le gypaète semble bien parti pour recoloniser durablement les Alpes. Il compte désormais de nombreux alliés : le 8 octobre dernier, pour la Journée internationale d’observation du gypaète barbu, ils étaient plusieurs centaines, bénévoles ou professionnels, à se relayer sur 450 postes d’observation sur tout l’arc alpin. Pour veiller, en passionnés, sur « leurs » gypaètes.
LES CONSEILS DU TECHNICIEN DE PARC POUR OBSERVER LES GYPAÈTES BARBUS
Henri Suret, technicien du Parc national de la Vanoise, et sa longue-vue pour observer les gypaètes.
Surfer sur Internet : « Les informations sont disponibles sur les sites internet des parcs nationaux, parcs naturels régionaux, offices de tourisme alpins et auprès des associations de protection des oiseaux et du conservatoire Asters. Les réseaux sociaux sont également très réactifs, en particulier la page Facebook des gypaètes de Peisey-Nancroix. »
Repérer le nid : « Pour une première approche, des animations sont régulièrement organisées sur les sites les plus accessibles, comme dans le massif du Bargy (Haute-Savoie), à Bessans et à Peisey-Nancroix (Savoie). Quand vous serez expérimenté, vous pourrez repérer les sites vous-même en cherchant les traces blanches des déjections, qui signalent la présence des perchoirs sur une falaise. Pensez aux jumelles, très utiles pour cet exercice ! »
Le gypaète barbu est le deuxième plus grand rapace d’Europe.
Choisir la période optimale : « Il faut viser la période de reproduction, de mi-janvier à mi-juillet, car c’est à ce moment-là qu’ils restent près du nid et sont particulièrement actifs. S’ils sont en période de nourrissage, peu importe la météo ; sinon, privilégiez les journées de léger vent et de températures chaudes, qui favorisent les ascendances. Côté horaires, concentrez-vous sur le milieu de journée entre 10 h et 15 h »
Ne pas déranger ! : « Le dérangement intentionnel est interdit par un arrêté de 2005 sur l’aire de reproduction et sur les sites de nourrissages. Si vous vous approchez d’un gypaète et qu’il s’envole, faites demi-tour. Surtout, ne leur donnez pas d’os : nous tenons à ce qu’ils restent complètement sauvages. »
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