vendredi 23 décembre 2016

"Les commanditaires en seront pour leurs frais"

«L'assassinat d'Andreï Karlov pourrait renforcer les relations russo-turques»
Interview de Caroline Galacteros par Alexis Feertchak, le 22 décembre 2016 - Le Figaro


L'ambassadeur russe à Ankara a été tué alors que la Russie, l'Iran et la Turquie allaient se réunir à Moscou pour évoquer la crise syrienne. Pour Caroline Galactéros, l'attentat ne devrait pas remettre en cause la récente réconciliation entre Moscou et Ankara.

L'ambassadeur russe en Turquie a été assassiné lundi 19 décembre à Ankara. Le tireur a déclaré juste après l'avoir abattu à bout portant: «Nous sommes ceux qui ont voué allégeance à Mohamed pour le djihad jusqu'à notre dernière heure. N'oubliez pas la Syrie, n'oubliez pas Alep. Tant que les habitants n'y seront pas en sécurité, vous ne le serez pas non plus». La Russie a aujourd'hui le leadership au Moyen-Orient. Risque-t-elle d'être davantage la cible du terrorisme islamiste ? 

C'est probable et elle le craint. C'est aussi l'une des raisons de son implication militaire en Syrie. L'assassinat d'un ambassadeur en fonction est un acte d'une extraordinaire gravité. L'ambassadeur est nommé par le président lui-même. C'est son émissaire personnel, sa voix, l'expression de sa volonté et de son pouvoir dans son pays de résidence. Et Andrei Karlov était au coeur des pourparlers diplomatiques préparatoires à une transition politique que mène très activement Moscou. C'est donc un message direct et personnel qui vient d'être délivré à Vladimir Poutine. Sachant que le président russe n'est pas le moins du monde homme à céder à l'intimidation, mais qu'au contraire elle le galvanise, soit les instigateurs de l'attentat veulent jeter de l'huile sur le feu et relancer la guerre et en ce cas, ils font preuve d'un bien mauvais jugement. Soit ils déclarent la guerre totale à ceux qui ont décidé de les sortir du jeu syrien, y compris à certains de leurs anciens soutiens qui les lâchent progressivement, reviennent à une vision plus lucide et pragmatique de la réalité des enjeux et se rapprochent de Moscou pour en finir avec cet abcès régional qui menace de devenir incontrôlable. Et là aussi, l'effet boomerang sera douloureux. Il y a bien sûr maintes autres hypothèses. La plus probable est que le message est aussi, via Moscou, adressé à Ankara, pour enfoncer un coin dans la relation turco-russe - mise en péril en novembre 2015 par l'affaire de Sukhoï russe descendu par la chasse turque - et spectaculairement restaurée depuis juillet dernier et le coup d'État avorté à Ankara.

Aurait-on pu ainsi chercher à fragiliser ce récent rapprochement russo-turc? 

Il pourrait s'agir de signifier au président Erdogan qu'il ne peut impunément jouer sur tous les tableaux. 

Il pourrait en effet s'agir de signifier au président Erdogan qu'il ne peut impunément jouer sur tous les tableaux et qu'il doit choisir, sur le terrain, entre son alliance américaine - via l'OTAN et sa participation à la coalition occidentalo-sunnite -, et son rapprochement opportuniste de l'axe russo-iranien, dont on se demande de plus en plus s'il est tactique ou stratégique. La Turquie s'est en effet longtemps impliquée dans la déstabilisation du régime syrien, avant de reconnaître officiellement à la fin de l'été dernier, que Bachar al-Assad était un interlocuteur sinon légitime du moins incontournable. Une manière de faire amende honorable envers Moscou, de légitimer l'implication russe, sa maîtrise croissante du jeu militaire et diplomatique et de mettre un bémol à son soutien militaire aux «rebelles» et même à l'État Islamique qui depuis cible le régime du président Erdogan. Avec cet attentat, Ankara est en train d'expérimenter les limites de son jeu très habile sur tous les tableaux et en premier lieu, celles de son positionnement acrobatique entre Moscou et Washington. Elle tire parti du besoin de chacun des deux Grands de la compter comme alliée sur le terrain pour pousser ses feux en Syrie, à la fois pour y asseoir une influence grâce à ses «rebelles pro-turcs» en installant la légitimité de ses prétentions symboliques sur Raqqa ou Mossoul notamment, et bien sûr pour contrarier les ambitions territoriales et politiques de son ennemi principal kurde. Elle mène quelques offensives contre l'État islamique pour faire bonne mesure et permet de facto d'accélérer la libération d'Alep en cessant son soutien aux djihadistes locaux.

Dans quelle mesure est-ce la politique internationale russe qui a été visée? 

Cet acte tragique est la rançon du succès global de la Russie, revenue dans le jeu international à la faveur de son implication militaro-diplomatique efficace en Syrie. 

Au-delà des enjeux régionaux dont nous parlions, cet acte tragique est la rançon du succès global de la Russie, revenue dans le jeu international à la faveur de son implication militaro-diplomatique efficace en Syrie. De ce point de vue, la libération d'Alep, - bientôt complète il faut l'espérer -, est un tournant non seulement militaire mais aussi psychologique. Moscou, ne nous en déplaise, est de facto l'arbitre du jeu diplomatique face à une Amérique en retrait et à l'orée d'un changement de président à Washington qui devrait renforcer une convergence de vues sur le fond du problème. Et le fond du problème, c'est: jusqu'à quand va-t-on encore croire pouvoir instrumentaliser l'islamisme radical pour atteindre des objectifs politiques et économiques occidentaux? Le conflit syrien a démontré l'impasse de ce raisonnement utopique irresponsable et éminemment dangereux pour nos sociétés mêmes. Ce sont elles qui risquent in fine la déstabilisation violente et la guerre civile. Nous sommes malheureusement très bien placés pour le savoir en France… En Syrie, c'est donc enfin la revanche de la stratégie sur la seule tactique, celle de la vision de long terme sur la courte vue, celle de l'anticipation et de la prévention sur le traitement local et provisoire, celle de la technique du garrot en amont de la plaie pour éviter l'amputation et l'invalidité définitives. Or, il semble bien qu'au-delà de leurs divergences naturelles de puissance ou d'influence et quels que soient leurs défauts respectifs (l'absence d'expérience gouvernementale du premier, l'autoritarisme de l'autre), les présidents Trump et Poutine soient dotés d'un solide bon sens, soient lucides et réalistes et ne se paient pas de mots. Ils ont tous deux en ligne de mire le djihadisme international qui pratique «le supplice des mille plaies» et attaque tous azimuts pour atteindre les fondements même de la civilisation occidentale. Il faut tout simplement cesser de passer son temps à se lancer des boules puantes et faire front commun. L'ennemi djihadiste sent peut-être que la partie lui échappe au moins en Syrie et multiplie les attaques (Ankara mais aussi l'Allemagne, la Jordanie, l'Irak ou le Pakistan pour ne parler que des plus récents), pour manifester sa capacité de nuisance et mettre en échec toute avancée? Il se nourrit de l'entropie violente? Il monte en gamme et aux extrêmes? Peine perdue. «La peur n'évite pas le danger» comme le dit le proverbe populaire. Reculer ne nous préservera de rien.

Tant que l'on ne comprendra pas l'urgence d'une restauration d'un collectif national, nous serons des cibles offertes à la déstabilisation rampante. 

Ce qui vient de se passer est très grave mais signe paradoxalement un palier positif atteint dans une lutte à multiples facettes qui sera longue, douloureuse et victorieuse. La question se pose juste de notre degré de conscience de la menace. Car, dans nos sociétés horizontales, pétries d'utopie égalitariste et minées par le communautarisme qu'on a laissé s'implanter au nom même de la liberté, on ne veut pas voir la vulnérabilité croissante de la cohésion nationale que ces renoncements permettent. Tant que l'on ne comprendra pas l'urgence d'une restauration d'un collectif national, nécessairement contraignant pour ces nouvelles formes «d'identité» revendiquées comme des droits indépassables, nous serons des cibles désignées et offertes à la déstabilisation rampante.

Le terroriste est visiblement un policier turc des forces anti-émeutes d'Ankara. Cela révèle-il une certaine instabilité des structures étatiques turques? 

Celui qui peut répondre aux questions : qui ? pourquoi ? comment ? est probablement le président Erdogan lui-même. 

Difficile à dire. Nous en sommes réduits aux conjectures. Celui qui peut répondre aux questions: qui? pourquoi? comment? est probablement le président Erdogan lui-même. Il incrimine évidemment le réseau Gülen comme commanditaire de l'assassinat, mais c'est peut-être une façon d'escamoter les véritables responsables qui mettraient en défaut son contrôle affiché sur l'appareil de sécurité. Il reste très surprenant que dans un pays aussi «tenu» que la Turquie, où fourmillent la police, l'armée et les Services, et dans un contexte diplomatique et sécuritaire si tendu, un homme ait pu s'introduire aussi facilement au plus près d'une cible à haute valeur ajoutée telle qu'un ambassadeur russe. Certes, la purge consécutive au coup d'État manqué a été massive et a fragilisé les anciens équilibres de pouvoir entre kémalistes, gülénistes, et partisans de la ligne Erdogan. On ne peut donc exclure que l'attentat soit le fait d'opposants au régime cherchant à le fragiliser ou à l'isoler de son «nouveau meilleur ami» russe. Par ailleurs, la Turquie va de plus en plus mal au plan économique aussi. La reconduction lundi par l'UE, des sanctions russes la pénalise fortement notamment en matière agricole. D'autres attentats, attribués à l'EI ou aux Kurdes, fragilisent son discours sécuritaire, etc. C'est le bon moment pour chercher à altérer la détermination de son leader autocrate à mener son offensive au Moyen-Orient.

Pensez-vous que les relations russo-turques risquent de nouveau de se dégrader ? 

Les commanditaires en seront pour leurs frais. 

Je crois que c'est exactement l'inverse qui va se produire. Les commanditaires en seront pour leurs frais. «Tous ceux qui participent à cette tyrannie rendront des comptes un par un» a hurlé l'assassin en invoquant Alep. Je pense que cette menace va se retourner très exactement contre ses inspirateurs quels qu'ils soient. Nous l'avons vu, la normalisation des relations russo-turques est en marche depuis l'été. Elle déplaît forcément à Washington. Dans les faits, la Turquie a obtenu de Moscou l'ouverture d'une zone d'action militaire au nord-est de la Syrie, où les rebelles «proxys» qu'elle soutient militairement se sont engouffrés pour empêcher la jonction des trois provinces kurdes syriennes et sont désormais au contact des forces de l'EI. En contrepartie elle retire son appui à certains groupuscules djihadistes et frappe de temps à autre certaines zones sous contrôle de l'EI… pour s'y substituer évidemment, et aussi pour ne pas laisser la place aux milices chiites et forces iraniennes, bien plus que pour aider le régime syrien… qui ne voit certes pas d'un bon œil cette présence turque sur son sol mais est trop dépendant du soutien russe pour s'y opposer. Pour les États-Unis et ceux des «rebelles» qu'ils persistent à soutenir (essentiellement pour gêner Moscou), c'est une perte d'appui difficile à compenser.

Ce mardi a lieu une réunion diplomatique tripartite à Moscou sur la Syrie entre la Russie, la Turquie et l'Iran. L'attentat contre Andreï Karlov était-il aussi une tentative de faire échouer ces négociations? 

La dynamique russo-turco-iranienne, forgée dans le sang et la durée de cet interminable conflit, paraît assez solide pour résister à ce genre de pression. 

Probablement aussi. L'annonce hier de l'attaque m'a immédiatement évoqué l'attentat du 12 novembre 2015 à Beyrouth, revendiqué par l'État islamique, qui avait visé le Hezbollah et fait une quarantaine de morts dans des quartiers chiites qu'il contrôlait. C'était à la veille des attentats de Paris et à trois jours de la venue prévue du président iranien à Paris… Bien plus qu'une coïncidence selon moi. Une visite présidentielle en conséquence annulée au moment même où l'on pouvait espérer restaurer une relation franco-iranienne très abîmée par la négociation de l'Accord sur le nucléaire iranien où Paris s'était distingué par son obstruction méthodique dite constructive. Ce qu'il faut déplorer, c'est que chaque fois qu'un mouvement diplomatique positif d'un point de vue global s'ébauche, des forces se coalisent pour le mettre en échec. Cette fois-ci, la dynamique russo-turco-iranienne, forgée dans le sang et la durée de cet interminable conflit, paraît cependant assez solide pour résister à ce genre de pression. Il faut en finir avec l'islamisme radical combattant en Syrie et passer enfin à la négociation d'un nouveau compromis politique entre Syriens et qui permette de retrouver la coexistence confessionnelle et communautaire qui prévalait, quoi qu'on dise et malgré toutes les imperfections du régime de Damas, avant le début du conflit. Les combats d'arrière-garde non seulement sont dérisoires mais conduisent à faire durer la guerre. Les populations civiles que nous prétendons vouloir aider en sont les premières victimes. Nous devons admettre que nos inconséquences sont intenables, que la menace islamiste, rhizomique et protéiforme, se répand worldwide et, au lieu de persister à ostraciser l'un des acteurs majeurs déterminés à la combattre, il faut enfin lui tendre la main.

Docteur en Science politique et colonel au sein de la réserve opérationnelle des Armées, Caroline Galactéros dirige le cabinet d'intelligence stratégique Planeting. Auteur du blog Bouger Les Lignes, elle a publié Manières du monde. Manières de guerre (éd.Nuvis, 2013) et Guerre, Technologie et société (éd. Nuvis, 2014).


* * *



Un policier turc modéré abat l’ambassadeur russe à Ankara
Interview de Bassam Tahhan par Olivier Berruyer, le 20 décembre 2016 - Les Crises

Réaction à chaud de Bassam Tahhan, professeur de lettres arabes, islamologue et politologue franco-syrien né en Syrie (interviewé aussi précédemment ici par France info et là par France 24).

Olivier Berruyer : Comment réagissez-vous à l’assassinat de l’ambassadeur de Russie ?

Bassam Tahhan : On vient d’apprendre la mort de l’ambassadeur Russe en Turquie qui est un grand artisan des relations turco-russes et de ce réchauffement dans tous les domaines, économique, politique… Évidemment, il faut qu’on examine d’abord les faits. L’assassin a prononcé plusieurs fois « Dieu est grand », « Allahu Akhbar » puis a dit « il ne faut pas oublier Alep et la Syrie ».

Apparemment, il parlait couramment le turc, il était bien habillé, style playboy si l’on peut dire, il n’avait pas de barbe, il ne paraissait pas islamiste du tout.

Comme le montrent les images, on voit l’assassin monter sur l’estrade à côté de la tribune où se tenait l’ambassadeur. Il a brandi un révolver et il a presque tiré à bout portant, à deux mètres à peu près, et on a vu l’ambassadeur s’effondrer. Et l’assassin a continué de crier en turc.

OB : Alors à qui profite le plus le crime selon vous ?

À chaque fois qu’il y a un assassinat, on se pose cette question et on se doit de la poser. C’est sûrement quelqu’un qui appartient à des groupes extrémistes islamistes ; il serait Turc sans doute.

Là, il faut revenir sur plusieurs points : il faut savoir que demain une réunion était programmée entre les Turcs et les Russes à Moscou à propos de toute la politique turque et russe au Moyen-Orient et notamment en Syrie.

Ce rapprochement est très important dans la mesure où la Turquie tourne un peu le dos à l’OTAN, se détache de la politique occidentale et renforce ses liens avec la Russie. C’est un point très important.

Le second point, c’est que les Turcs et les Russes sont en train de neutraliser Genève pour tenir une réunion de réconciliation entre l’opposition syrienne et le gouvernement légitime de Damas à Astana, la capitale du Kazakhstan pour régler le problème. Il y a eu des déclarations qui sous-entendaient que l’on pouvait se passer de la délégation de Riyad, c’est à dire les opposants syriens que soutient l’Arabie Saoudite.

OB : ceci intervient pourtant à un moment ou Erdogan semblait pencher du côté des islamistes durs…

Le parti politique d’Erdogan est un parti d’islamisme assez pur et dur sur certaines questions. Alors on n’omet pas le fait que maintenant, Erdogan paye la facture de sa politique. À l’intérieur même de cette droite ultra-orthodoxe islamiste qui le soutient, il y a des divergences et les gens passent à l’action. Il est fort possible également que comme les médias étrangers n’ont eu de cesse de soutenir les terroristes (et là je viens au coeur du problème à mon sens), parce que jusqu’à maintenant, le monde entier s’est mobilisé pour évacuer les 40 ou 50 000 soit-disants “civils d’Alep-est”. Et là, la Russie a dit oui. Il faut expliquer pourquoi la Russie a dit oui comme résolution aux Nations-Unies. C’est peut-être un peu pour se débarrasser de ces gens-là puis faire porter ensuite le chapeau d’éventuelles actions terroristes à l’Occident, aux Nations-Unies qui auront surveillé l’évacuation des ces gens-là.

OB : pourquoi ces 40 000 civils ne restent-ils pas à Alep comme d’autres qu’on a vus rejoindre Alep Ouest – dans des images poignantes ?

Là j’exprime un point de vue personnel en disant que je me demande si l’ensemble de ces 40 000 civils n’ont vraiment rien à se reprocher. Parce que si vraiment ce sont des Syriens : on a vu des dizaines de milliers se rendre à l’armée syrienne et ils ont été bien accueillis. Pourquoi donc ces gens-là ne veulent pas se rendre ? Sont-ils tous Syriens ? Là est tout le problème. Donc si l’opération d’évacuation est surveillée par les Nations-Unies, il y aura un partage de responsabilité si éventuellement après on se rend compte que ces gens-là ne sont pas restés à Idled dans cette province syrienne sous tutelle turque en ce moment, ou dans la région qu’occupe l’opération du bouclier de l’Euphrate, mais ils peuvent sans doute très bien infiltrer tout l’Occident.

OB : vous pensez donc qu’il y a une possibilité que se trouvent des terroristes dans ce lot que l’Occident cherche à évacuer ?

Vous voyez le dossier est très épineux et il est très difficile de trancher dans le sens positif qui innocenterait ces 40 000 civils. Voilà où en est, on n’en sait pas plus, il faut rester prudent, sans être naïf. Alors évidemment, on aura beaucoup de retombées sur les négociations de l’évacuation qu’il y ait une résolution du Conseil de sécurité ou pas. Là, ça empoisonne les relations.

Pour conclure, je dirais que toute cette opération est probablement montée pour éloigner la Turquie de la Russie, et rejeter la Turquie dans le giron de l’Occident et de l’OTAN, et les medias et les services secrets étrangers en accordant ce soutien inconditionnel à Daesh, à tous ces groupes islamistes, ne voulant pas séparer les modérés des extrémistes, auront été responsables de cet assassinat.

Et ça aura sûrement des conséquences dans la politique russo-turque, c’est-à-dire qu’on arrivera à un effet exactement opposé à l’effet escompté de l’assassin. Ça ne fera que rendre plus étroites les relations entre la Turquie et la Russie.

* * *

Ankara est-il le Sarajevo du XXIè siècle ? 
Par Jacques Sapir, le 19 décembre 2016 - RussEurope

L’assassinat de l’ambassadeur russe à Ankara, Andrey G. Karlov, réveille le spectre glacial et menaçant de Sarajevo et de l’Archiduc François-Ferdinand. Le fait que son assassin ait été semble-t-il un officier de la police anti-émeutes d’Ankara ne peut qu’inciter à se poser des questions sur la pénétration par des islamistes de l’administration Turque.

Il faut cependant reconnaître que le gouvernement d’Erdogan sera certainement mis sur la sellette à un moment où il cherche par tous les moyens à trouver un modus-vivendi avec son quasi-voisin russe. Si les relations entre les deux pays ont été détestables à la suite de la destruction de l’avion russe par la chasse turc, et si le gouvernement russe avait alors pris des mesures de rétorsions, en particulier économiques, qui ont fait mal à l’économie turque, ces relations s’étaient améliorées ces dernières semaines. Le gouvernement russe avait accepté les excuses de la Turquie pour la destruction de son appareil. Le Président Erdogan, isolé par les Etats-Unis, lancé dans une politique d’épuration massive contre ses opposants internes, et en particulier contre les kurdes, ne peut se permettre d’une nouvelle période de crise avec la Russie. La coopération qui semble s’installer entre ces deux pays pour régler les suites de la bataille d’Alep-Est, la négociation que devait avoir lieu dans les prochaines heures entre la Russie, l’Iran et la Turquie, montrent que ni la Russie, ni la Turquie, n’ont besoin d’une nouvelle crise. Ce n’est pas un mariage d’amour, ni même un mariage de raison, mais simplement une reconnaissance des faits et des rapports de forces. La Russie est devenue, de fait, le pays dominant de la région.

Mais, la Turquie ne peut s’exonérer entièrement de toute responsabilité dans ce lâche attentat. Les liens entre l’AKP, le parti de Recep Erdogan, et les islamistes, qu’on les dise « modérés » ou pas, ont été trop visibles et trop nombreux. Les compromis et les compromissions avec ce que l’on appelle « l’Etat islamique », même si elles sont monnaies courantes au Moyen-Orient, ont visiblement laissé des traces dans les administrations. Erdogan récolte ici les fruits amers de cette compromission qu’il a tolérée quand il ne l’a pas encouragée. A vouloir poursuivre les militants laïques et les kurdes, il se découvre un nouvel ennemi, mais cette fois un ennemi qu’il a réchauffé sur son propre sein, un ennemi issu de ses propres rangs. Entre l’affirmation nationale et l’affirmation religieuse, il ne peut y avoir de compromis. Cela, Erdogan va l’apprendre à ses dépens.

Quant à la Russie, si elle peut légitimement vouloir venger la mort de son ambassadeur, elle ne peut que comprendre que l’heure n’est pas à l’émotion mais à l’analyse froide d’une situation compliquée. La diplomatie et l’Etat russe doivent s’inspirer ici des leçons que leur a léguées Evguenny Primakov. La politique des réalités implique de mettre de côté les grandes envolées, les colères, qu’elles soient saintes ou non. La politique des réalités implique de se comporter comme ce monstre froid dont nous parlait Hegel, de poursuivre vers son but sans se laisser dévier. Car, peut-être est-ce là justement ce qu’attendent ceux qui ont commandités ce crime, si tant est qu’ils existent. Si cet acte n’est pas celui d’un isolé, d’un exalté, si l’homme qui a appuyé sur la détente n’est que le dernier pion d’une longue ligne de participants, il faut réfléchir soigneusement à qui aurait intérêt qu’aujourd’hui russes et turcs se déchirent à nouveau. Il convient, alors, de ne pas leur offrir sur un plateau ce qu’ils attendent et désirent. Mais, mettre de côté ne signifie pas oublier. Il y aura, sans doute, un temps pour la vengeance, ou plus précisément, pour la rétribution.

Les enjeux de la situation au Moyen-Orient sont énormes, et – pour l’heure – c’est la Russie qui a la main. Elle n’a aucun intérêt à renverser une table sur laquelle elle est en mesure de dérouler un jeu gagnant. On a eu l’occasion, sur ce carnet, de dire le succès que représentait la réunion à Vienne des pays OPEP et non-OPEP des 10 et 11 décembre. Cette réunion, et l’accord qui en est sorti, montrent bien la puissance actuelle de la diplomatie russe, et sa capacité à faire se parler des ennemis aujourd’hui irréconciliables. C’est pourquoi l’analogie avec la situation de juillet 1914 n’est pas pertinente : Ankara n’est pas Sarajevo.


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