jeudi 12 janvier 2017

A l’image du Goulag : la scolarisation et la machine industrielle

MAJ de la page : Scolariser du monde

A l’image du Goulag : la scolarisation et la machine industrielle 
Par Suprabha Seshan, le 20 janvier 2016  - Journal of the Krishnamurti SchoolsLe Partage (trad.)


Traduction d'un essai initialement publié dans le Journal of the Krishnamurti Schools (le "Journal des écoles de Krishnamurti"), numéro du 20 janvier 2016.

Nous ne sommes pas faits pour ça. Nous sommes faits pour vivre et aimer, et jouer et travailler, ou même pour haïr, plus directement et plus simplement. Ce n’est qu’en raison d’une violence inacceptable que nous en venons à percevoir cette absurdité comme normale, ou à ne pas la percevoir du tout. Chaque nouvel enfant se fait arracher les yeux afin qu’il ne voit pas, les oreilles afin qu’il n’entende pas, et la langue afin qu’il ne parle pas ; son esprit est broyé afin qu’il ne pense pas, et ses nerfs sectionnés afin qu’il ne ressente pas. On le relâche alors dans un monde brisé en deux : d’un côté d’autres qui lui ressemblent, et de l’autre ceux à utiliser. Il ne réalisera jamais que tous ses sens sont encore là, puisqu’il n’essaiera même pas de les utiliser. Si vous lui rappeliez qu’il a toujours ses oreilles, il ne vous entendrait pas. S’il entendait, il ne penserait pas. Et, peut-être est-ce là le plus dangereux, s’il pensait il ne ressentirait pas. Et ainsi de suite, encore et encore.
Derrick Jensen, The Culture of Make Believe

Chaque matin, entre 8h et 9h, dans ce quartier en plein essor et pourtant arriéré, les rues sont pleines d’enfants qui se rendent à l’école, et qui trimballent des sacs pleins de ce qu’ils prennent pour la sagesse et le savoir-faire de la culture moderne. Ils vont au vidyabhyaasam (l’éducation, ou, plus littéralement, “l’exercice du savoir”), écouter les gardiens de ce savoir, les professeurs des écoles. Tout le monde (les parents, les enfants, l’état et la société) juge cela bon et nécessaire.

Depuis de nombreuses années, j’observe de plus en plus de mes voisins ruraux et tribaux préparer leurs enfants pour l’école. Bien que je soutienne depuis longtemps le concept des possibilités égales (et des salaires égaux), je commence à croire qu’un piège psychologique sombre et dangereux se propage sur nos terres, appuyé par l’arrivée en simultané de télévisions dans les maisons des villages, et par une flopée de politiques gouvernementales changeantes, au nom du progrès, de la modernité et de la fin de la pauvreté.

Je remarque combien l’autosuffisance et la subsistance basées sur les relations avec la terre ont été remplacées par une populace mobile qui se déplace quotidiennement dans l’espoir d’obtenir ailleurs des qualifications, des connaissances, du soutien, de la sagesse, et la sécurité. Je crois que la notion selon laquelle « l’autre est meilleur » que soi et que sa maison, selon laquelle cet « autre » peut être obtenu par un dur labeur, l’entrepreneuriat, les subventions et les prêts bancaires qui constituent le progrès, et selon laquelle tout le monde a désormais droit à cet « autre », est au cœur de ce qui nous accable.

Puisque les conflits mentaux et sociaux augmentent aussi (sous la forme de divers désordres et maladies), peut-être que cette modernité, au-delà de son éclat et de ses promesses, devrait être examinée. Ne distille-t-elle pas, par exemple, des aspirations qui ne pourront jamais être pleinement satisfaites ? Échange-t-elle un type de pauvreté contre un autre ? Qu’arrive-t-il aux familles et aux communautés une fois que les jeunes partent ? Où finissent ces enfants, une fois scolarisés ?


La thèse subsidiaire de cet essai est que l’éducation moderne est au service d’un dérivé du Goulag, en ce qu’elle oblige nos enfants à endurer des conditions innommables dès le plus jeune âge, et à effectuer des exercices à l’école et à la maison pendant la majeure partie de leurs journées. En prolongeant cela pendant de longues périodes, au moment le plus crucial et où ils sont le plus vulnérables, elle les brise, et les usine en une main d’œuvre malléable. A la fin de leur scolarité, les jeunes sont assujettis, par la peur et la promesse de salut s’ils réussissent. S’ils échouent, comme beaucoup, des destins plus bas les attendent. Cet entrainement difficile, qui exige et impose routine et vigilance, est essentiel pour le grand bureau mondial, et ne pourrait aboutir sans diverses formes de récompenses, de promesses, de menaces, de violences et d’incarcérations.

L’incarcération (à la fois volontaire et involontaire), lorsqu’elle se prolonge et se banalise, génère tout un éventail de problèmes — fermeture, frustration, trouble, fuite, clivage psychologiques, désespoir, dissociation, maladies physiques et phobies. Ceux-ci sont observables chez les enfants, les prisonniers, les esclaves, les animaux en cages et battus, et les peuples contrôlés.

La principale thèse de cet essai est que la malheureuse situation psychologique qui vient d’être décrite va de pair avec la destruction de la vie, avec la fin catastrophique de la biosphère.

Je suis l’éducatrice environnementale permanente du sanctuaire botanique de Gurukula, un petit centre de conservation dans la campagne, à la lisière d’une forêt du Kerala. Mon travail consiste à prendre en charge des processus éducatifs allant de la rencontre unique et de courte durée à des cursus entiers basés sur la nature. Bien que mes amis et moi-même enseignions principalement les plantes, les animaux et l’environnement forestier tropical, notre mission est de formuler une culture fondée sur la nature. Nous pensons qu’il s’agit d’une tâche d’importance cruciale pour les décennies à venir — la création de communautés résilientes, où les plantes, les animaux et les humains auront une chance de survivre à l’holocauste écologique que nous connaissons tous.


Un manuel élémentaire de création d’écoles (pour les nuls) dans un nouveau pays pourrait lire :

Tout d’abord, persuader, séduire, corrompre ou dévaster la population. Briser leur société, leurs croyances et leurs modes de vie. Prendre possession de leurs rivières et de leur forêt. Par tous les moyens ; de gré ou de force. Ou directement par la force pure, sans prétention. Les convaincre que c’est pour leur bien ; ou mieux, travailler les jeunes. Instiller l’idée selon laquelle vous auriez quelque chose de bien meilleure à offrir.

Les attirer dans la jungle de béton, dans la cyber-machine, dans l’usine de travail, vers l’idée d’une bonne vie sous la lumière des villes. Contrôler en permanence leur nourriture et leur eau ; cela propage la peur et l’obéissance. Ensuite, rompre leur allégeance envers leurs corps et leurs esprits ; les brancher à la machine.

Être leur pourvoyeur tout-puissant.


Les populations expulsées, les communautés relogées, les cultures territoriales affaiblies, et les flots de travailleurs migrants doivent être gérés ; ils doivent être nourris, éduqués, employés, soignés, logés et maintenus dociles par le divertissement. Vous les tenez lorsque vous leur avez vendus l’idée d’un choix tout en ayant fermé toutes les portes de sortie, et qu’ils mangent ce que vous fournissez. C’est l’avènement d’une nouvelle espèce d’êtres humains nourris à la pétro-nourriture, soigné par des pétro-médicaments, dans une pétro-culture, dirigée par une pétro-pulsion. Le signe distinctif de ce taxon ? Sa prérogative suprême.

Les petits corps que j’ai connus, qui tombaient, qui grimpaient, nageaient et couraient, passent désormais de longues heures assis avec un stylo/cahier/livre en main, prisonniers, sinon de l’autorité du bout de la classe, au moins de leurs fantasmes. Les petits esprits que j’ai connus, curieux, ouverts, sensibles, réceptifs à la vie des créatures, des rivières, de la terre et de leurs semblables, sont jetés dans la mâchoire de la machine mondiale, pour être emportés vers des villes lointaines, dans de lointains pays.

Le mot enseignant s’accompagne de lourdes leçons. On donne aux jeunes des pensées, des idées et des comportements à suivre ou à imiter, et à croire sans question, à accepter sans débat ; on leur apprend à ignorer l’appel de leurs propres corps. A la fin de leur scolarité, les étudiants prennent ce qui suit pour vérité — tout a un prix ; il est possible d’avoir une économie sans écologie ; la Terre ne compte pas ; les autres humains ne comptent pas ; la vie est affaire de possessions, de gadgets, de transactions financières et de services.

L’enseignant est rare qui étreint ses élèves, l’école est rare où les enfants passent plus de temps à jouer qu’assis derrière des bureaux ; la maison et la communauté sont rares où les enfants ne sont pas envoyés ailleurs pour être soumis au « soin » froid et vigilant d’adultes toujours plus distants aux cursus et aux tempéraments différents, et qui enseignent des choses de plus en plus abstraites, au nom du progrès et de l’amélioration humaine.


Cet envoi (ou cette expulsion), pour bien des enfants, ressenti de différentes manières, comme une rupture, un déracinement ou un exil, part de bonnes intentions, et résulte de fortes convictions. L’état de la plupart des foyers et des communautés est effectivement plutôt terne. Les adultes envoient leurs enfants ailleurs, pour qu’ils soient sauvés d’eux, principalement, de vies de pénurie mentale, sociale, ou physique.

A l’école, le professeur qui dirige l’attention engendre inévitablement une seconde vie secrète chez l’enfant, aux yeux ouvert et au corps immobile, et dont l’esprit s’en va loin, libre. Cette « séparation » maintenant largement reconnu comme étant à la racine du dysfonctionnement social et de la psychopathie est engendrée par l’autorité, en d’autres termes par la peur, et principalement à l’école. Des corps contraints, des attitudes contraintes et des pensées contraintes. La déviance est la seule échappatoire.

La gauche, les marginaux, les rebelles et ceux en quête de spiritualité ont très bien souligné comment l’école élève des employés d’usine, des zombies et des psychopathes. J’aimerais ajouter que l’école est nécessaire à la construction d’une hiérarchie d’égos, à travers sa destruction de la spécificité de l’individu, par un système brutal et insidieux de récompense et de punition normalisé au nom de l’éducation et de l’avancement social. Cette hiérarchie d’égos, avec une élite au sommet, aux commandes de la plupart des populations et des richesses du monde, est l’essence du génocide et de l’écocide.


Aujourd’hui, je suis en voyage avec un ami, un membre de la tribu des Kurchiya. Nous sortons tout juste d’une forêt et arrivons dans une ville pleine d’activités touristiques, de magasins de bibelots, de vêtements de hippie, de boissons et de nourritures industrielles de corporations multinationales. Une manifestation traverse les rues. Je me retourne et regarde la jungle, ses milliers d’espèces d’êtres vivants, ses collines, ses rivières, ses vallées, ses nuages de pluies qui tournoient, qui gonflent et qui montent. Mon regard est rapidement attiré par une citation célèbre peinte sur un mur d’enceinte, « L’éducation est l’arme la plus puissante qu’on puisse utiliser pour changer le monde ».

Ma première pensée a été que différentes réalités peuvent se juxtaposer en un regard. Ensuite, j’ai pensé au fait que Mandela n’était évidemment pas un pacifiste. Puis j’ai pensé à la prémisse glissée ici, selon laquelle l’éducation est une bonne chose, et selon laquelle il existe une définition universelle de l’éducation. J’ai aussi pensé que cela sonnait comme de la propagande, une déclaration visant à changer le monde. J’ai pensé que si le mot arme était utilisé, c’est qu’une guerre faisait probablement rage, ou un vol, ou une injustice, ou une violence innommable, et que l’éducation fait partie de la lutte militante. Enfin, j’ai pensé que cette citation était désormais utilisée par des libéraux, des gens de droites, des gauchistes, des corporatistes, et qu’elle avait plus deux millions de clics sur Google ! Ce qui montre à quel point les grandes citations peuvent être cooptées au service de n’importe quelle idéologie !


Ce qui suit est-il vrai ou faux, ou juste gênant ?

L’éducation moderne sert le corporatisme, qui sert une culture psychopathologique, responsable des destructions planétaires.

L’éducation moderne fournit de jeunes corps et de jeunes esprits à la machine industrielle. Elle le fait, plus ou moins ouvertement, en détruisant les formes traditionnelles de communauté et en les remplaçant par des notions de main-d’œuvre et de marché mondiales. En cela, elle sert les forces du capitalisme, de l’industrialisme, et un système qui bénéficie à une élite.

L’éducation moderne repose de plus en plus sur l’expertise de l’autorité, ainsi que sur les techniques autoritaires dont parlait Lewis Mumford. Celles-ci sont indispensables pour la culture dominante.

L’éducation moderne fétichise l’abstraction. Elle récompense les adeptes de l’abstraction et de la standardisation. En démarrant à un si jeune âge, le corps est vite asservit au concept, à l’horloge, au virtuel, au distant et au mesurable.

Les standards établis par l’éducation moderne sont impossibles à atteindre pour la majeure partie de l’humanité. Ils sont établis par la culture dominante, contre son propre peuple, et plus encore contre les autres cultures et les autres traditions, et ils requièrent un système qui entretienne l’échec, fournissant ainsi de la main-d’œuvre industrielle. En d’autres termes, l’éducation moderne fracture irréversiblement l’individu de plusieurs manières, au nom du progrès et de l’avancement humain.

Ces fractures sont complexes, et nombreuses : l’enfant est privé de contact prolongé et intime avec sa mère, avec sa famille, et ses voisins ; l’esprit de l’enfant est séparé de son corps, de l’environnement naturel, du sens commun/communautaire, du territoire ; le vrai est séparé de l’abstrait ; le multidimensionnel du dual, et du virtuel ; l’histoire locale de l’histoire distante et du futur ou du passé de quelqu’un d’autre (présenté comme s’ils étaient « nôtres ») ; l’enfant est séparé de l’organique ; l’enfant est séparé du tout, et fragmenté (en permanence sur la défensive) ; l’enfant est séparé du magique, des histoires orales, des cosmologies étincelantes, peuplées et vivantes, que l’on remplace par des faits qui proviennent de machines et d’inconnus ; l’enfant est séparé des êtres vivants et mis au contact des choses inanimées ; l’enfant est séparé de l’ancrage et du sentiment d’appartenance aux lieux ; l’enfant est séparé du temps naturel, cyclique, et vaste.

A travers le processus d’endoctrinement, d’enculturation, de socialisation, et la croyance selon laquelle l’enfant est une table rase qui doit être remplie, une séparation est achevée de manière lente et délibérée.

La vie est ainsi réduite à une négociation entre des mondes séparés, des esprits séparés, des communautés séparées, des réalités séparées, des valeurs séparées, des responsabilités séparées, des domaines de savoir séparés, des géographies séparées (la maison, l’école), des identités séparées, des loyautés séparées.

Comment un petit être humain peut-il tolérer cela ?

R. D. Laing [un psychiatre écossais, NdT] a écrit :

Afin de rationaliser notre complexe militaro-industriel, nous devons détruire notre capacité à percevoir clairement ce qui est juste devant nos yeux, et ce qu’il y a au-delà. Longtemps avant qu’une guerre thermonucléaire puisse se produire, nous avons dû ravager notre propre santé mentale. Nous commençons par les enfants. Il est impératif de les avoir à temps. Sans le lavage de cerveau le plus rapide et minutieux leurs esprits obscènes verraient clair à travers nos artifices obscènes. Les enfants ne sont pas encore dupes, mais nous les changerons en imbéciles comme nous ; au QI élevé, si possible.

Tout cela nous amène à voir que la scolarité est un processus continu de désintégration et d’aliénation. A la fin de l’éducation formatrice, études sur études garantissent que peu conservent des niveaux sains de confiance et d’amour-propre, y compris chez ceux qui ont travaillé dur, et qui se sont prouvés à eux-mêmes qu’ils pouvaient atteindre leurs buts et leurs désirs. Combien d’élèves sortent de l’école dotés de connections vibrantes avec les communautés auxquelles ils vont contribuer, comme elles les ont aidé ? Combien sont bien dans leur peau ? Combien demeurent « entiers » ? En filigrane, voici ce que pensent les diplômés — son corps est mieux que le mien, leur type de corps est mieux que notre type de corps ; son esprit est meilleur que le mien ; leurs esprits sont meilleurs que les nôtres. Leur culture est meilleure que la mienne — c’est ce que la télévision raconte.

Mon ami, grand amateur de superlatifs, éduque désormais ses enfants sur la base d’un régime composé des chaînes de télévision Animal Planet et Discovery, de devoirs, de riz blanc et de sucre blanc. Pas de viande de jungle, pas de ballades dans le sauvage. Je lui demande s’il compte apprendre à ses enfants ses techniques de vie dans la jungle, et à quoi cela servirait s’ils ne peuvent plus chasser, s’il y a des interdits sur la collecte de plantes médicinales. Il dit qu’il le fera, qu’il veut que ses enfants sachent comment se soigner avec des plantes, et connaissent les comportements des animaux, mais qu’il veut aussi qu’ils aillent à l’école. Vidyabhyaasam est une chose bonne et nécessaire aussi, dit-il. Je lui parle du Vidyabhyaasam des Kurchiya. Il ne me comprend pas et me dit qu’ils n’ont pas d’écoles. Je lui demande comment ils enseignent à leurs enfants. Il me répond que les filles et les garçons sont socialisés afin de devenir des membres responsables de leurs communautés, avec des panels d’instructions différents selon les sexes, que fournissent les anciens de la communauté de leurs parents, à travers divers rituels, diverses célébrations, guidances et tâches. Les enfants commencent tôt à suivre les adultes. Les garçons, par exemple, très jeunes, se voient offrir des arcs, pour qu’ils jouent avec, puis ils se mettent à accompagner les hommes dans la forêt, où ils apprennent beaucoup sur chaque animal, et sur la forêt.


Un membre de la tribu des Kurichya

J’ai appris aujourd’hui qu’à n’importe quel moment, durant cette décennie, environ 2 milliards d’humains sont en âge d’aller à l’école (et à l’université). Qu’ils reçoivent ou non une éducation, cela fait 2 milliards de corps en préparation pour la grande aventure du capitalisme industriel — la conversion du corps vivant de la planète en profits financiers à travers la fabrique d’objets et la vente de services.

Le calcul n’est pas difficile. En estimant que la plupart d’entre eux parviendront au brevet [le terme exact, en indien, désigne un diplôme entre le brevet et le baccalauréat en France, NdT], à n’importe quel moment, 200 millions d’élèves vont obtenir un diplôme, ou vont échouer. Ceux qui échouent finiront dans des usines, dans des bidonvilles, dans les rues, à l’armée, et, bien sûr, dans des centres de détentions.

Les diplômés continueront dans les études supérieures. Si l’on estime que 10% continuent dans le supérieur, 20 millions sont à l’université. Après trois ans d’université, près de 7 millions sont diplômés où échouent à l’être. Ceux qui échouent finissent dans les usines. Les diplômés continuent avec des doctorats, et la plupart serviront la recherche corporatiste. Il est certain que d’une manière ou d’une autre, tous serviront la culture dominante ; tous serviront le système de production industrielle. Ainsi que le feront les enfants de mon ami Kurchiya, sous réserve que le monde soit encore là lorsqu’ils atteindront l’âge adulte.

Dans leur chanson “Wish you were here” (1975) les Pink Floyd demandent « as-tu échangé un rôle de figurant à la guerre contre un premier rôle dans une cage ? » (“Did you exchange a walk on part in the war for a lead role in a cage?”).

Les Kurchiyas étaient des mercenaires qui participèrent à une bataille sur la côte de Malabar contre les colons britanniques. Ils étaient des rebelles féroces et de fiers combattants. Ils pouvaient lire la forêt mieux que vous et moi lisons un livre. Ils travaillent désormais pour des salaires, et leurs enfants vont à l’école. Une fois urbanisés et éduqués, leurs arcs seront produits en masse pour les magasins de touristes ; leurs anciens conteront des vieilles histoires aux voyageurs en maison d’hôtes, entre deux publicités à la télévision ; et leurs incroyables corps succomberont aux diverses maladies de civilisation comme le diabète, l’hypertension et le cancer.

Un autre mantra, très tendance, du développement dit en gros ceci : « mettez les enfants à l’école et les taux de criminalité s’effondreront ». Plus je constate les effets de la civilisation moderne plus je pense : « mettez ces enfants à l’école, faites d’eux des extensions de la machine, et, à coup sûr, le monde vivant, le monde réel, eux y compris, s’effondrera ».

Krishnamurti a écrit, dans L’éducation et le sens de la vie :

Où est l’amour, il y a communion instantanée avec l’autre, au même niveau et en même temps. C’est parce que nous sommes si desséchés nous-mêmes, si vides et sans amour que nous avons permis aux gouvernements et aux systèmes de s’emparer de l’éducation de nos enfants et de la direction de nos vies ; mais les gouvernements veulent des techniciens efficients, non des êtres humains, car des êtres vraiment humains deviennent dangereux pour les États et pour les religions organisées. Voilà pourquoi les gouvernements et les Églises cherchent à contrôler l’éducation.


Venons-en au Goulag, utilisé ici de matière métaphorique pour lever le voile de déni qui plane sur un système d’oppression cruel et inhumain que nous avons tous sous les yeux, que nous avons pour beaucoup connus, et même encouragés. Des gens ont survécu au Goulag, l’acronyme officiel du système pénitencier soviétique, visant à punir ou a rééduquer des criminels, des psychopathes, et des dizaines de millions de dissidents politiques, un système promu comme un service progressiste et éducationnel de l’état, utilisant le travail forcé. Les conditions y étaient brutales, saturés de privations et de morts, et plus d’un million y périrent. De la même manière, nos écoles sont brutales, saturés de peur, et des milliards d’âmes, de cœurs et d’esprits y meurent, ce ne sont pas là des signes d’avancement humain et de progrès. Combien d’entre nous ont survécu à leur scolarité ?

Tandis que je finis de rédiger cet essai, il se trouve qu’un de mes amis partage une photo d’une banderole d’Occupy Wall Street sur Facebook, qui lit :

Vous vous sentez triste et désespéré? Inquiet ? Anxieux quant au futur ? Isolé et seul ? Vous souffrez peut-être de CAPITALISME. Les syndromes peuvent inclure la perte de son logement, de son emploi, la pauvreté, la faim, le sentiment d’impuissance, la peur, l’apathie, l’ennui, la décadence culturelle, la perte d’identité, de confiance en soi, la perte de la liberté d’expression, l’incarcération, les idées suicidaires ou révolutionnaires et la mort.

Krishnamurti dit également que « ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade ».

Et à quel point une société — la civilisation industrielle — dont les effets entrainent un effondrement planétaire est-elle malade ; une société qui accepte la violence systémique, déclarée comme dissimulée, qui menace de détruire toutes les autres sociétés humaines et toute la nature. Que faudra-t-il pour créer une société saine dans un monde dirigé par des suprémacistes ? Les pratiques éducatives actuelles ne servent-elles pas ce statu quo destructeur ? L’éducation, au lieu de cela, ne pourrait-elle pas générer une nouvelle culture ? Plus important encore, avons-nous le temps d’imaginer une éducation différente ? Comment les jeunes et le sauvage peuvent-ils survivre à cette ère toxique ? Face à l’effondrement, différentes sortes d’éducation peuvent-elles donner naissance à des nouvelles cultures, qui ne soient pas basées sur la haine, la domination et le contrôle (des humains et de l’environnement) ? Qui s’en chargera ?

Je me retrouve face au fantasme, matérialisé, à chaque fois que je me rends à Bangalore, et que je traverse les villes nouvelles de Nagarabhavi, Kengeri et Bidadi, qui ne cessent de s’étendre. Maisons sur maisons, petits bâtiments en ciment, bouchons interminables de voitures toutes neuves, tas de détritus fumants, centres commerciaux, et ces échangeurs gargantuesques jamais terminés. Je rejoins les millions qui inondent la ville où l’on trouvait, il n’y a pas si longtemps, des collines, des cours d’eau et des terres agricoles. Des petits enfants jouent au cricket sur le tarmac fondant, des chiens errants gambadent dans les déchets, les nids-de-poule deviennent dangereux ; et l’air est plus lourd, plus toxique.

En tant que biophile, cependant, je suis attirée par les corps, par les êtres vivants. Je vois la force de la vie triompher de toutes les tentatives de la mettre en cage, de l’empoisonner ou de l’étouffer. Quelque chose de sauvage et de vrai survivre malgré ce terrible cauchemar. Une chose n’ayant jamais connu la forêt, et ne la cherchant pas, et qui est pourtant sauvage, ce jeu de nature dans les corps humains, ces créatures de la terre, ces enfants qui jouent au cricket, ces hommes et ces femmes qui vivent leurs vies, ces poumons qui respirent, ces cœurs qui battent. A la recherche d’un robinet, d’une bouteille d’eau, d’un téléphone mobile, d’une maison un peu plus grande, de plus de peintures sur les murs, d’un uniforme, d’une sac d’école plein de livres ; d’une éducation. Du salut. Tout cela afin de trouver le bonheur, la joie, la plénitude, la sécurité. Cette chose sauvage prend la machine pour la source de sa vie, un tour de passe-passe achevé grâce à des décennies [des siècles, voire probablement des millénaires, NdT] de désorientations systématiques et impitoyables.

Je place mon espoir en ce que les tours peuvent être déjoués. Tout comme les derniers endroits sauvages de la planète, au cœur de chaque être sommeille certainement une profonde et intense conscience de ce qu’est la liberté.

Suprabha Seshan

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