Pierre Bourdieu. Entretien avec Günter Grass (Arte, 1999)
Pierre Carles, La Sociologie est un sport de combat, ou comment Pierre Bourdieu travaille, « la pensée en action » et de quoi est fait le quotidien d'un sociologue (2001)
Pierre Bourdieu, né le 1er août 1930 à Denguin (Pyrénées-Atlantiques) et mort le 23 janvier 2002 à Paris, est considéré comme l'un des sociologues français les plus importants de la seconde moitié du xxe siècle. Par ailleurs, du fait de son engagement public, il est devenu, dans les dernières années de sa vie, l’un des acteurs principaux de la vie intellectuelle française.
Source (et suite) du texte : wikipedia
Bibliographie : wikipedia
Méditation pascalienne, Ed. Seuil, 1997
La science de l'homme, parvenue à un certain accomplissement, se doit de livrer l'idée de l'homme qui est impliquée par sa démarche et par ses résultats, mais qui est laissée, pour l'essentiel, à l'état implicite. Ce dévoilement est nécessaire, à la fois pour mieux faire la science et pour la faire mieux comprendre et accepter. Les mises en question les plus radicales de la pensée laissent en effet impensée une condition cachée ou refoulée de toutes les oeuvres de l'esprit : c'est qu'elles sont produites en état de skholè, c'est-à-dire de loisir, de distance au monde et à la pratique. Or cette situation est le principe d'erreurs systématiques, épistémologiques, éthiques ou esthétiques, qu'il faut soumettre à une critique méthodique. Cette critique peut se faire sous le signe de Pascal, parce que sa réflexion anthropologique porte sur des traits de l'existence humaine que le regard scolastique ne peut qu'ignorer : force, coutume, automate, corps, imagination, contingence, probabilité ; et parce qu'il fournit le mot d'ordre d'une sorte de révolution symbolique que la science de l'homme doit opérer pour achever son émancipation : " La vraie philosophie se moque de la philosophie. " La science de l'homme débouche en effet sur une philosophie négative qui met en question les présupposés les plus fondamentaux, notamment celui d'un " sujet " libre et transparent à soi, et qui renouvelle, grâce aussi à des philosophes hérétiques comme Wittgenstein, Austin, Dewey ou Peirce, les interrogations traditionnelles sur la violence, le pouvoir, le temps, l'histoire, l'universel, et même le sens de l'existence. Il sort de tout cela une image de l'homme qui surprendra sans doute, qui choquera peut-être, parce qu'elle est en rupture avec la vision spontanée, que la vision savante ratifie beaucoup plus qu'elle ne le croit.
Quatrième de couverture
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Innocentes confidences d’un maître de la monnaie
L’architecte de l’euro passe aux aveux
Par Pierre Bourdieu, sociologue, professeur au Collège de France.septembre 1997 - Le Monde diplomatique
Un entretien dévoile un univers. Lorsque la presse répercute la parole des « décideurs », dont chaque confidence peut faire vaciller les monnaies, on ne prête pas toujours attention à l’énorme somme de non-dits et de presque-suggérés que leurs propos véhiculent. Armés de leur « indépendance » conquise sur le pouvoir politique, les gouverneurs des banques centrales disposent désormais du pouvoir de changer le cours des nations. Quelle est leur vision du monde social ? Et, par exemple, quelle est celle de M. Hans Tietmeyer, grand architecte de l’euro ?
Ayant lu dans l’avion (1) un entretien du président de la Banque fédérale d’Allemagne (2), M. Hans Tietmeyer, présenté comme le « grand prêtre du deutschemark » — ni plus ni moins —, je voudrais me livrer à cette sorte d’analyse herméneutique qui convient aux textes sacrés : « L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer les conditions favorables à une croissance durable et à — le mot-clé — la confiance des investisseurs. Il faut donc contrôler les budgets publics. »
C’est-à-dire — il sera plus explicite dans les phrases suivantes — enterrer le plus vite possible l’Etat social et, entre autres choses, ses politiques sociales et culturelles dispendieuses, pour rassurer les investisseurs qui aimeraient mieux se charger eux-mêmes de leurs investissements culturels. Je suis sûr qu’ils aiment tous la musique romantique et la peinture impressionniste, et je suis persuadé, sans rien savoir sur le président de la Banque fédérale d’Allemagne, que, à ses heures perdues, comme le directeur de la Banque de France, M. Jean-Claude Trichet, il lit de la poésie et pratique le mécénat.
« Il faut donc, dit-il, contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme. »
Entendez : baisser le niveau des taxes et impôts des investisseurs jusqu’à les rendre supportables à long terme par ces mêmes investisseurs, évitant ainsi de les encourager à porter ailleurs leurs investissements. Continuons la lecture : « Il faut (…) réformer le système de protection sociale. » C’est- à-dire, bis repetita, enterrer l’Etat providence et ses politiques de protection sociale, bien faites pour ruiner la confiance des investisseurs, susciter leur méfiance légitime, certains qu’ils sont en effet que leurs acquis économiques — on parle d’acquis sociaux, on peut bien parler d’acquis économiques —, c’est-à-dire leurs capitaux, ne sont pas compatibles avec les acquis sociaux des travailleurs, et que ces acquis économiques doivent évidemment être sauvegardés à tout prix, fût-ce en ruinant les maigres acquis économiques et sociaux de la grande majorité des citoyens de l’Europe à venir, ceux que l’on a beaucoup désignés en décembre 1995 comme des « nantis », des « privilégiés ».
M. Hans Tietmeyer est convaincu que les acquis sociaux des investisseurs, autrement dit leurs acquis économiques, ne survivraient pas à une perpétuation du système de protection sociale. C’est ce système qu’il faut donc réformer d’urgence, parce que les acquis économiques des investisseurs ne sauraient attendre. Et M. Hans Tietmeyer, penseur de haute volée, qui s’inscrit dans la grande lignée de la philosophie idéaliste allemande, poursuit :
« Il faut donc contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer le système de protection sociale, démanteler les rigidités sur le marché du travail, de sorte qu’une — ce « de sorte » mériterait un long commentaire — nouvelle phase de croissance (…) ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort — le « nous faisons » est magnifique — de flexibilité sur le marché du travail. »
Une menace proche du chantage
Ça y est. Les grands mots sont lâchés, et M. Hans Tietmeyer donne un magnifique exemple de la rhétorique euphémistique qui a cours sur les marchés financiers. L’euphémisme est indispensable pour susciter durablement la confiance des investisseurs — dont on aura compris qu’elle est l’alpha et l’omega de tout le système économique, le fondement et le but ultime, le telos, de l’Europe de l’avenir —, tout en évitant de susciter la défiance ou le désespoir des travailleurs, avec qui, malgré tout, il faut aussi compter, si l’on veut avoir cette nouvelle phase de croissance qu’on leur fait miroiter, pour obtenir d’eux l’effort indispensable. Parce que c’est d’eux que cet effort est attendu, même si M. Hans Tietmeyer, décidément passé maître en euphémismes, dit bien : « Démanteler les rigidités sur les marchés du travail, de sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail. » Splendide travail rhétorique, qui peut se traduire : Courage travailleurs ! Tous ensemble faisons l’effort de flexibilité qui vous est demandé !
Au lieu de poser, imperturbable, une question sur la parité extérieure de l’euro, le journaliste aurait pu demander à M. Hans Tietmeyer le sens qu’il donne aux mots-clés de la langue des investisseurs : « rigidité sur le marché du travail » et « flexibilité sur le marché du travail ». Les travailleurs, eux, entendraient immédiatement : travail de nuit, travail pendant les week-ends, horaires irréguliers, pression accrue, stress, etc.
On voit que « sur le marché du travail » fonctionne comme une sorte d’épithète homérique susceptible d’être accrochée à un certain nombre de mots, et l’on pourrait être tenté, pour mesurer la flexibilité du langage de M. Hans Tietmeyer, de parler par exemple de flexibilité ou de rigidité sur les marchés financiers. L’étrangeté de cet usage dans la langue de bois de M. Hans Tietmeyer permet de supposer qu’il ne saurait être question, dans son esprit, de « démanteler les rigidités sur les marchés financiers » ou de « faire un effort de flexibilité sur les marchés financiers ». Ce qui autorise à penser que, contrairement à ce que peut laisser croire le « nous » du « si nous faisons un effort » de M. Hans Tietmeyer, c’est aux travailleurs et à eux seuls qu’est demandé cet effort de flexibilité, et que c’est encore à eux que s’adresse la menace, proche du chantage, qui est contenue dans la phrase : « De sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur le marché du travail. » En clair : lâchez aujourd’hui vos acquis sociaux, toujours pour éviter d’anéantir la confiance des investisseurs, au nom de la croissance que cela nous apportera demain. Une logique bien connue des travailleurs concernés, qui, pour caractériser la politique de participation que leur offrait en un autre temps le gaullisme, disaient : « Tu me donnes ta montre, et je te donne l’heure. »
Relisons une dernière fois les propos de M. Hans Tietmeyer :
« L’enjeu aujourd’hui, c’est de créer des conditions favorables à une croissance durable et à la confiance des investisseurs, il faut donc… — remarquez le « donc » — …contrôler les budgets publics, baisser le niveau des taxes et impôts jusqu’à leur donner un niveau supportable à long terme, réformer les systèmes de protection sociale, démanteler les rigidités sur les marchés du travail, de sorte qu’une nouvelle phase de croissance ne sera atteinte à nouveau que si nous faisons un effort de flexibilité sur les marchés du travail. »
Si un texte aussi extraordinaire, aussi extraordinairement extraordinaire, était exposé à passer inaperçu et à connaître le destin des écrits quotidiens de quotidiens, qui s’envolent comme des feuilles mortes, c’est qu’il était parfaitement ajusté à l’« horizon d’attente » de la grande majorité des lecteurs de quotidiens que nous sommes. Or cet horizon est le produit d’un travail social. Si les mots du discours de M. Hans Tietmeyer passent si facilement, c’est qu’ils ont cours partout. Ils sont partout, dans toutes les bouches. Ils courent comme monnaie courante, on les accepte sans hésiter, comme on fait d’une monnaie, d’une monnaie stable et forte, évidemment, aussi stable et aussi digne de confiance, de croyance, que le deutschemark : « Croissance durable », « confiance des investisseurs », « budgets publics », « système de protection sociale », « rigidité », « marché du travail », « flexibilité », à quoi il faudrait ajouter, « globalisation », « flexibilisation », « baisse des taux » - sans préciser lesquels - « compétitivité », « productivité », etc.
Cette croyance universelle, qui ne va pas du tout de soi, comment s’est-elle répandue ? Un certain nombre de sociologues, britanniques et français notamment, dans une série de livres et d’articles, ont reconstruit la filière selon laquelle ont été produits et transmis ces discours néolibéraux qui sont devenus une doxa, une évidence indiscutable et indiscutée. Par toute une série d’analyses des textes, des lieux de publication, des caractéristiques des auteurs de ces discours, des colloques dans lesquels ils se réunissaient pour les produire, etc., ils ont montré comment, en Grande-Bretagne et en France, un travail constant a été fait, associant des intellectuels, des journalistes, des hommes d’affaires, dans des revues qui se sont peu à peu imposées comme légitimes, pour établir comme allant de soi une vision néolibérale qui, pour l’essentiel, habille de rationalisations économiques les présupposés les plus classiques de la pensée conservatrice de tous les temps et de tous les pays.
La satisfaction que procure le fatalisme
Ce discours d’allure économique ne peut circuler au-delà du cercle de ses promoteurs qu’avec la collaboration d’une foule de gens, hommes politiques, journalistes, simples citoyens qui ont une teinture d’économie suffisante pour pouvoir participer à la circulation généralisée des mots mal étalonnés d’une vulgate économique. Un exemple de cette collaboration, ce sont les questions du journaliste qui va en quelque sorte au devant des attentes de M. Hans Tietmeyer : il est tellement imprégné par avance des réponses qu’il pourrait les produire. C’est à travers de telles complicités passives qu’est venue peu à peu à s`imposer une vision dite néolibérale, en fait conservatrice, reposant sur une foi d’un autre âge dans l’inévitabilité historique fondée sur le primat des forces productives. Et ce n’est peut-être pas par hasard si tant de gens de ma génération sont passés sans peine d’un fatalisme marxiste à un fatalisme néolibéral : dans les deux cas, l’économisme déresponsabilise et démobilise en annulant le politique et en imposant toute une série de fins indiscutées, la croissance maximum, l’impératif de compétitivité, l’impératif de productivité, et du même coup un idéal humain, que l’on pourrait appeler l’idéal FMI (Fonds monétaire international). On ne peut pas adopter la vision néolibérale sans accepter tout ce qui va de pair, l’art de vivre yuppie, le règne du calcul rationnel ou du cynisme, la course à l’argent instituée en modèle universel. Prendre pour maître à penser le président de la Banque fédérale d’Allemagne, c’est accepter une telle philosophie.
Ce qui peut surprendre, c’est que ce message fataliste se donne les allures d’un message de libération, par toute une série de jeux lexicaux autour de l’idée de liberté, de libéralisation, de dérégulation, etc., par toute une série d’euphémismes, ou de double jeux avec les mots — réforme par exemple —, qui vise à présenter une restauration comme une révolution, selon une logique qui est celle de toutes les révolutions conservatrices.
Si cette action symbolique a réussi au point de devenir une croyance universelle, c’est en partie à travers une manipulation systématique et organisée des moyens de communication.
Ce travail collectif tend à produire toute une série de mythologies, des « idées-forces » qui marchent et font marcher, parce qu’elles manipulent des croyances : c’est par exemple le mythe de la « globalisation » et de ses effets inévitables sur les économies nationales ou le mythe des « miracles » néolibéraux, américain ou anglais. A la mythologie selon laquelle les inégalités sociales et économiques se réduiraient aux Etats-Unis, on peut opposer le travail d’un sociologue, M. Loïc Wacquant, montrant que, aux Etats-Unis, l’« Etat charitable », fondé sur une conception moralisante de la pauvreté, tend à se dédoubler en un Etat social assurant les garanties minimales de sécurité aux classes moyennes et un Etat de plus en plus répressif pour contrecarrer les effets de la violence liée à la précarisation des conditions d’existence de la grande masse de la population, noire notamment. Ainsi l’Etat de Californie, un moment constitué par certains sociologues français en paradis de toutes les libérations, consacre désormais à ses prisons un budget largement plus élevé que celui de toutes les institutions d’enseignement supérieur réunies, qui sont pourtant parmi les plus prestigieuses du monde.
Autre exemple, la Grande-Bretagne, dont on nous dit tous les jours qu’elle a résolu le problème du chômage, a en fait multiplié les emplois précaires, et les travailleurs britanniques découvrent avec envie les acquis sociaux encore survivants en France. Cela, paradoxalement, au moment même où l’on dit aux Français à quel point les travailleurs d’outre-Manche sont heureux de leur malheur.
Peut-être assistons-nous à un phénomène d’involution de l’Etat qui s’est constitué historiquement par concentration successive de force physique (la police et l’armée), de capital culturel (le système métrique, etc.) et de capital symbolique. Un des effets de la philosophie néolibérale, qui n’est que le masque d’une vieille philosophie conservatrice, est de conduire à une régression de l’Etat vers l’Etat minimal tout à fait conforme à l’idéal des dominants, c’est-à-dire réduit aux forces de répression, comme en témoigne l’augmentation des dépenses pour la police.
Confiance des marchés ou confiance du peuple
Revenons pour finir au mot-clé du discours de M. Hans Tietmeyer, la « confiance des marchés ». Il a le mérite de mettre en pleine lumière le choix historique devant lequel sont placés tous les pouvoirs : entre la confiance des marchés et la confiance du peuple, il faut choisir. La politique qui vise à garder la confiance des marchés perd la confiance du peuple.
Selon un sondage récent sur l’attitude à l’égard des hommes politiques, les deux tiers des personnes interrogées les considèrent comme incapables d’écouter et de prendre en compte ce que pensent les Français, reproche particulièrement fréquent chez les partisans du Front national (FN) — dont on déplore par ailleurs l’irrésistible ascension, sans songer un seul instant à faire le lien entre FN et FMI.
Il faut mettre la confiance des marchés financiers ou des investisseurs — qu’on entend sauver à tout prix — en relation avec la méfiance des citoyens. L’économie est, sauf quelques exceptions, une science abstraite fondée sur la coupure, absolument injustifiable, entre l’économique et le social qui définit l’économisme. Cette coupure est au principe de l’échec de toute politique qui ne reconnaît pas d’autre fin que la sauvegarde de l’« ordre et de la stabilité économiques », c’est-à-dire du deutschemark, ce nouvel absolu dont M. Hans Tietmeyer s’est fait le desservant…
Pierre Bourdieu
Sociologue, professeur au Collège de France.
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