mercredi 10 mai 2017

Le mot Number one du capitalisme contemporain ?



Frank Lepage, Extrait de la conférence gesticulée, Incultures (conférence intégrale plus bas dans la page)

"En 1960 le mot le plus souvent cité, dans 90 ouvrages de management, était le mot "hiérarchie". (...) Combien de fois ce mot est cité en 1999 ? - 0  (...) La hiérarchie a-t-elle disparu des entreprise ? Non. Elle s'est renforcée mais on ne peut plus la nommer comme telle ni la penser (...)
Quel est selon vous le mot Number one du capitalisme contemporain, tel que le plus souvent cité dans 90 ouvrages de management de l'année 1999 ? (...) Mesdames et Messieurs je vous présente notre ennemi à tous : "PROJET"
C'est un mot qui, sans que nous nous en rendions compte, transforme tout ce qui bouge en une marchandise (selon la définition marxiste de la marchandise : "bien ou service réalisé dans des conditions professionnels, qui teste sa pertinence sur un marché avec un bien ou autre service équivalent")"

Etudes provenant de : Luc Boltansk, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Ed. Gallimard, 1999
Commande sur Amazon : Le nouvel esprit du capitalisme




Emmanuel Macron (en mode hystérique) : "Parce que c'est notre Projet" (Paris, décembre 2016)




Franck Lepage, Conférence gesticulée, Inculture(s) 1 (2011)

Franck Lepage, né en 1954, est un militant de l'éducation populaire, notamment connu pour ses « conférences gesticulées ».
Source (et suite) du texte : wikipedia


Franck Lepage : « L’école fabrique des travailleurs adaptables et non des esprits critiques »
Entretien inédit pour le site de Ballast, juin 2015 - Ballast

Ancien directeur du développement culturel à la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, auteur des conférences gesticulées « Inculture(s) 1 — L’éducation populaire, Monsieur, ils n’en ont pas voulu (une autre histoire de la culture) » et « Inculture(s) 2 — Et si on empêchait les riches de s’instruire plus vite que les pauvres (une autre histoire de l’éducation) », cofondateur de la coopérative d’éducation populaire Le Pavé et de l’association l’Ardeur, militant se refusant artiste, décrit comme un « Desproges bourdieusien¹ », Lepage affirme que « la démocratie ne tombe pas du ciel, elle s’apprend et s’enseigne » et que « pour être durable, elle doit être choisie : il faut donc que chacun puisse y réfléchir ». Il défend qu’il « incombe à la République d’ajouter un volet à l’instruction publique : une éducation politique des jeunes adultes² ». Dans l’une de ses conférences, il explique à travers son propre parcours et ce qu’il appelle « son échec d’ascension sociale » comment le système éducatif français actuel favorise la reproduction des inégalités de classe et comment son regard sur l’éducation a été profondément influencé par ses études à feu l’Université expérimentale de Vincennes, dans les années 1970. Entretien, quelque part en Guadeloupe.

Dans votre conférence gesticulée « Inculture(s) 2 », vous parlez de l’Université expérimentale de Vincennes, qui a ouvert ses portes aux lendemains de Mai 68 pour apporter une réponse aux revendications des étudiants. Pouvez-vous décrire comment vous avez perçu cette expérience et ce qu’elle avait de révolutionnaire ?

C’était un puissant sentiment d’égalité. Comparativement aux autres facultés où j’ai étudié, je ne m’y sentais pas « élève » : je m’y sentais chez moi. C’était un sentiment curieux où l’on se sentait complètement maître de ce que l’on avait envie de faire et d’apprendre. Il n’y avait que des gens qui étaient là pour développer une pensée critique et non obtenir un diplôme ; il y avait une effervescence intellectuelle où tout le monde cogitait, une sorte de bouillonnement incroyable et, pour la première fois comme étudiant, j’ai eu l’impression d’être un adulte et que ce que je disais comptait. On n’arrêtait pas de proposer des choses, de modifier les cours : nous étions tous chercheurs. Il y avait un monde fou : 32 000 étudiants ! C’était une ville. Il y avait un souk dehors, des assemblées générales tout le temps, on recevait sans arrêt des révolutionnaires : des Palestiniens, des Irlandais… C’était un endroit où l’on formait de la pensée contre le capitalisme, dans les années 1970, puisque l’Université de Vincennes a duré de 1969 à 1980. On pouvait circuler librement dans les salles et si on avait une après-midi à tuer, on pouvait aller assister à n’importe quel cours. On pouvait se gaver de savoir critique.

« Il n’y avait que des gens qui étaient là pour développer une pensée critique et non obtenir un diplôme ; il y avait une effervescence intellectuelle où tout le monde cogitait, une sorte de bouillonnement. »

Il y avait des départements et des filières dans à peu près toutes les disciplines des sciences humaines, mais aussi en mathématiques et en langues. On pouvait passer des diplômes mais ils étaient uniquement reconnus à Vincennes. Le contenu des cours était toujours négocié ; c’était un régime d’assemblée générale permanente. Il faut se rappeler que, dans les années 1970, tout était politique. Tout le monde était engagé et si tu ne l’étais pas, tu étais un bouffon ; aujourd’hui, c’est l’inverse : si tu es engagé, tu en es un. Il existait une forme d’égalité avec les professeurs, qui étaient sans cesse remis en question : dès qu’un truc n’allait pas, on séquestrait le président (qui était un allié). Il y avait des grèves tout le temps ; politiquement, ça n’arrêtait pas. Ça a d’ailleurs été énormément décrié par les médias, qui ne voyaient ça seulement sous l’angle du foutoir, du bordel et de la drogue. Il n’y avait que des adultes et j’y ai rencontré des gens passionnants. Curieusement, il y a eu très peu de travaux sur cette expérience de Vincennes, en tout cas, peu de travaux de fond. Il existe un film, Le ghetto expérimental, mais il donne une image bordélique et, pour moi qui l’ai vécu, il ne rend pas justice à ce qu’était Vincennes. Bien sûr, 32 000 étudiants en autogestion, ce n’était pas simple ! Il y avait des affiches révolutionnaires partout sur les murs et, pour aller d’un département à l’autre, il fallait traverser des terrains vagues — mais ce n’était pas cela qui était important… Les bâtiments avaient été réquisitionnés auprès de l’armée. Je n’y ai fait que des études intéressantes, je n’ai pas souvenir d’un seul cours dans lequel je me sois ennuyé. J’ai appris à faire du cinéma, des films d’animation, du théâtre forum… Tous les professeurs intéressants voulaient enseigner à Vincennes et ils savaient pourquoi ils étaient là.

Régis Debray a récemment déclaré sur France Inter : « Il y a deux fondamentaux, l’effort de l’élève et l’autorité du maître. Ça paraît banal mais l’enseignement est un lieu d’exigence. […] Et l’autorité du maître est fondée sur le savoir, le maître sait des choses que l’élève ne sait pas et donc il y a une hiérarchie. Elle est fondée sur le travail et sur l’effort qui sont plutôt des valeurs de gauche me semble-t-il³. » Que vous inspire cette vision de l’éducation ?

C’est complètement idiot. C’est la vision de l’éducation portée par Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Charles Coutel et toute leur clique — qui en appellent à l’école comme lieu de discipline. C’est toute la théorie du maître. On a complètement dépassé cela depuis : il suffit de lire Le Maître ignorant de Jacques Rancière pour s’en rendre compte. Pour comprendre, il faut remettre Debray dans son époque. Les années 1970 sont d’une extrême effervescence en terme de réflexion pédagogique : du fait du plein emploi (du moins pour les hommes, comme le rappelle Bernard Friot — les femmes étant alors moins demandeuses d’emploi) et que tout allait bien, on a commencé à remettre en question ce qu’était l’école. Il y avait des expérimentations pédagogiques absolument partout : c’était l’époque des écoles parallèles et tout le monde se mettait à faire de la pédagogie à la Freinet. Le système d’éducation descendant centré sur le maître, à la mode IIIe République, apparaissait comme non fonctionnel, comparativement. Mais tout ce courant novateur allait se refermer dans les années 1980, avec l’apparition du chômage. L’école allait très brutalement changer de cap pour devenir le lieu d’un fantasme des pouvoirs publics et des parents, selon lequel c’est à l’école de donner un emploi. En quelques années, toutes les expériences pédagogiques disparurent et l’on rentra à nouveau dans un schéma de l’école orientée vers les résultats et les diplômes — donc une école extrêmement sélective. Évidemment, cela n’a pas marché et a laissé quantité de gens des classes populaires sur le carreau. Le discours de Debray, qui était par conséquent réactionnaire, préconisa la restauration de l’autorité du maître. Pourtant, c’est souvent une bonne chose quand il y a désaveu du professeur. Nul besoin d’être très matérialiste ou sociologue pour se rendre compte que lorsque des élèves de banlieue envoient balader un professeur, ils ont souvent raison de le faire.

On sait par ailleurs que l’autorité commence précisément là où s’arrête le pouvoir. J’ai été instituteur dans une école Freinet, durant un an, et mon expérience m’a montré que lorsque l’on donne le pouvoir aux enfants, lorsqu’on leur dit qu’ils peuvent parler quand ils veulent et à qui ils veulent pendant la classe, on a le sentiment de mettre son propre pouvoir en danger — et c’est ça qui est intéressant ! On est alors obligé de revoir complètement son rapport à l’élève. Et tous les bons professeurs que nous avons eus ne se sont jamais servis de leur pouvoir. Ils étaient si sûrs d’eux, dans leur envie d’enseigner, qu’ils étaient prêts à engager un dialogue avec les élèves, sans être pour autant terrorisés à chaque fois qu’il y avait du chahut. Et ces professeurs là disposaient d’une grande autorité tout en n’ayant jamais besoin de se servir de leur pouvoir. On les respectait considérablement. Un bon maître, c’est quelqu’un qui s’est débarrassé du pouvoir. Donc la théorie du maître telle que la développe Finkielkraut et sa bande ne tient pas : elle est même grotesque. Elle ne sert que l’élite. Toutes les expériences que j’ai eues me l’ont montré. Il suffit de vous souvenir quelles sont les matières que vous avez aimé étudier : ce sont rarement celles où le professeur se comportait comme un dictateur.

Vous venez de citer Rancière. Dans un entretien paru dans la revue Nouveaux Regards, il déclara : « Aucune institution n’est en elle-même émancipatrice. […] Donc il ne faut pas raisonner en termes d’institution. L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout4. » Êtes-vous d’accord avec ceci ? Quelle place à vos yeux pour l’éducation populaire ?

« Un bon maître, c’est quelqu’un qui s’est débarrassé du pouvoir. La théorie du maître telle que la développe Finkielkraut ne tient pas : elle ne sert que l’élite. Toutes les expériences que j’ai eues me l’ont montré. »

Il y a deux très grandes confusions lorsque l’on parle d’éducation populaire. Premièrement, l’éducation populaire, telle que reconnue officiellement et mise sous forme associative, ne fait pas d’éducation populaire ! Cela pose problème. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai travaillé pendant douze ans dans une Fédération d’éducation populaire et mon travail a précisément consisté à démontrer que l’on ne faisait pas d’éducation populaire. Ils faisaient de l’animation socio-culturelle. Ce n’étaient sûrement pas des sujets qui fabriquaient du savoir politique. Mais pour convaincre une MJC (qui fonctionne par offres d’activités, avec 80 activités à 800 euros l’année) de faire du travail politique avec des jeunes, vous pouvez toujours essayer ! Allez expliquer à une dame qui a payé pour faire du yoga qu’elle doit se mobiliser contre le TAFTA, elle va vous rétorquer qu’elle a payé pour faire du yoga et vous demander de la laisser tranquille ! Le problème a été la professionnalisation de ce qu’a été l’éducation populaire dans les années 1960. Et la ringardisation progressive de l’animation socio-culturelle a mené les associations à ne plus faire du tout d’éducation populaire : il n’y a plus d’éducation populaire dans les Fédérations d’éducation populaire.

La deuxième ambiguïté, c’est que le terme « éducation populaire » est mal choisi : les gens entendent « éducation du peuple ». Alors que l’éducation du peuple, c’est l’éducation nationale qui s’en charge en tentant de faire descendre du savoir dans ce qu’ils pensent être des vases vides — dans l’esprit  « le peuple est bête, nous allons l’éduquer ». En fait, « populaire » est un adjectif qui renvoie à la forme utilisée, qui est populaire : c’est donc précisément tout sauf une forme descendante d’éducation. Les Anglais utilisent un terme approchant, « peer education » (éducation mutuelle). Ce que nous (les gens qui gravitons dans cette tentative de renouer avec l’éducation populaire telle qu’on pense qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être) faisons consiste à fabriquer ensemble des analyses de la société, donc de la pensée politique, à partir de la légitimité que l’on se donne à penser que l’on a compris des éléments de cette société. Donc c’est une posture d’illégitimité radicale et ça consiste à construire de la légitimité. Cela ne peut pas fonctionner avec un sachant et un apprenant. C’est pour cela que, à mon sens, Michel Onfray ne fait pas d’éducation populaire. Ce qu’il fait est très bien, des conférences passionnantes, libres, ouvertes à tout le monde, mais ce n’est pas de l’éducation populaire : c’est de l’université ouverte. Ce serait de l’université populaire s’il partait des gens et pas de son savoir. Il ne fabrique pas du savoir avec les autres.

Dans votre conférence sur l’éducation, vous expliquez que l’école se donne comme vocation de préparer les jeunes à entrer sur le marché du travail et que certains politiciens affirment qu’il faut augmenter le niveau de connaissance comme réponse au chômage. Pourquoi, selon vous, est-ce une erreur ?

Le fait de hausser le niveau des gens ne sert à rien, s’il n’y a pas en face la structure d’emploi pour accueillir ces compétences. Et, aujourd’hui, le problème se situe du côté du marché du travail. Le problème est que ce que l’on appelle pudiquement « marché du travail » délocalise toute la production à l’étranger — et donc tous les emplois qualifiés. Il ne reste plus que les emplois sans aucune qualification, pour lesquels il n’y a même pas besoin d’aller à l’école, ou les emplois extrêmement qualifiés. On garde les ingénieurs en recherche et développement par stratégie politique parce qu’on veut garder « l’intelligence » ici et on garde certains emplois non qualifiés (qui sont de toutes façons non délocalisables), mais tout ce qu’il y a entre les deux, on le dégage ! On voit d’ailleurs que l’école qualifie très bien des gens mais que le marché du travail est absent — et de plus en plus absent ! Le problème n’est pas du côté de l’école. Je trouve très éclairante la statistique selon laquelle un bachelier d’aujourd’hui a le niveau d’instruction d’un ingénieur de 1953 : il y a un immense saut qualitatif qui a été réalisé. Quand je travaillais en foyer de jeunes travailleurs, des électriciens me disaient qu’ils savaient ce qu’étaient des électrons et comment ils fonctionnaient, mais qu’on ne leur proposait comme emploi que d’aller changer des ampoules chez Carrefour. Ils se demandaient pourquoi on leur avait appris cela puisqu’ils ne pouvaient pas s’en servir… Le problème est du côté de l’organisation du travail et de la propriété privée des moyens de production qui permettent les délocalisations. Si nous étions émancipés de ce que Bernard Friot appelle « la propriété lucrative » grâce à la copropriété d’usage des moyens de production, nous pourrions réinvestir dans l’organisation du travail ce que nous avons appris à l’école — ce qui, pour l’instant, est impossible. Quand les politiques vont tenter de monter de niveau d’apprentissage, ce sera le cas uniquement pour quelques-uns, en créant des écoles pour des élites. On cassera complètement l’éducation nationale telle qu’on la connaît aujourd’hui — ce qui laissera encore plus de gosses, en particulier issus des classes populaires, au bord de la route.

Dans quelle mesure pensez-vous que l’école d’aujourd’hui prépare les jeunes à l’acceptation du système néolibéral et de ses valeurs ?

« L’école est de plus en plus sélective. Elle a calqué ses méthodes d’enseignement sur la logique du management d’entreprise. »

L’école est de plus en plus sélective. Elle a calqué ses méthodes d’enseignement sur la logique du management d’entreprise — par exemple, en adoptant la « pédagogie par projets » ou en adoptant le discours des compétences. C’est une école qui fabrique des travailleurs adaptables et pas du tout des esprits critiques qui se syndiqueront et feront des grèves. Les méthodes pédagogiques par projets se présentent toujours sous un angle généreux (comme le travail en équipe) mais calquent complètement le modèle néolibéral de l’entreprise afin de fabriquer des individus extrêmement autonomes et pas du tout des collectifs, qui risquent de devenir contestataires et de s’organiser dans la critique, si besoin.

Pouvez-vous nous parler du projet de l’Union européenne concernant  l’école ?

Le schéma est très simple : c’est la disparition des services publics d’éducation, de toutes les éducations nationales — pas seulement en Europe, d’ailleurs, mais partout dans le monde. C’est limpide, cela apparaît partout. C’est le transfert vers ce que l’on appelle « le marché éducatif », à savoir des opérateurs privés d’éducation. Et les logiciels vont jouer un rôle majeur dans ce processus. Il est quasiment inévitable, parce que c’est déjà prêt, que les apprentissages vont se faire sur Internet via des logiciels. On voit que l’on peut effectivement apprendre des choses seul, sans maître et sur Internet (nous le faisons tous), et ce sera le logiciel qui évaluera la progression de l’élève dans l’apprentissage de la matière. Les professeurs n’ont pas du tout conscience qu’ils vont disparaître ! Cela leur semble surréaliste car ils pensent être indispensables. Mais cela arrivera tellement vite qu’ils n’auront probablement pas le temps de s’organiser pour y répondre. Décalons le problème. Il y avait jusque dans les années 2000 un service public du chômage : l’ANPE. Il y avait des conseillers qui venaient comprendre la situation du demandeur d’emploi pour tenter de l’aider, de l’orienter, et qui avaient tout le temps nécessaire pour ce faire. On a supprimé l’ANPE et fait fusionner « le crocodile » (le comptable) et « l’éléphant » (le conseiller) en associant les ASSEDIC. Et, en général, quand on associe un crocodile et un éléphant, c’est plutôt le crocodile qui a le dessus.

Aujourd’hui, le résultat est un service quasiment privé qui est Pôle Emploi, dans lequel les « opérateurs » ont exactement vingt minutes, surveillées informatiquement, pour remplir des formulaires et pour orienter les gens qu’ils entendent vers des prestataires privés de formation. Le rôle d’un conseiller de Pôle Emploi consiste désormais à faire rentrer les demandeurs d’emploi dans un algorithme, en fonction de son parcours et de ses compétences, qui l’orientera ensuite vers l’un de ces prestataires privés, qui sont financés pour réaliser des formations qui, bien souvent, ne servent à rien du tout. On a ici un excellent exemple de la façon dont un service public est transformé en un service privé. Prenons le cas de Manpower : cette entreprise peut réaliser une convention avec une mission locale et sur, par exemple, les 350 demandeurs d’emploi, repérer ceux qui sont le plus facilement et rapidement employables. Admettons qu’il y en ait 150. Elle les récupère, facture une somme tout à fait honorable à l’État pour les caser sur le marché et va sortir des résultats tout à fait meilleurs que la mission locale. Il reste 200 clampins sur le carreau, qui sont les personnes qui se trouvent dans les plus grandes difficultés sociales et personnelles. Ensuite, on pourra vous dire que le privé marche mieux que le service public. Je pense que c’est exactement comme cela que ça va se passer pour l’éducation. Il va y avoir des prestataires privés qui recruteront les bons élèves et il restera une forme d’éducation nationale pour s’occuper des mauvais élèves et leur trouver un boulot, pour balayer les cheveux chez le coiffeur. Voilà, c’est ça le projet.

Et si on vous demandait de faire des propositions de réforme de l’éducation nationale pour éviter la reproduction des inégalités de classe, quelles seraient-elles ?

« Il faudrait affirmer de façon extrêmement claire qu’il n’y a aucun rapport entre l’école et le marché du travail et qu’elle n’a pas à s’occuper de cela. »

Réouvrir toute la réflexion des années 1970. Vous voyez bien la difficulté, puisqu’il s’agirait de rechanger complètement l’école et non de constamment la rafistoler et la sauver. Il faudrait affirmer de façon extrêmement claire qu’il n’y a aucun rapport entre l’école et le marché du travail et qu’elle n’a pas à s’occuper de cela ; il faudrait refaire une école qui fabrique des citoyens critiques, et donc politiques. Bon, vous imaginez bien la réaction des parents, des enseignants et des syndicats ! Mais c’est la seule solution pour garder un service public d’éducation, sauf à vouloir que cela devienne une filiale de Pôle Emploi. Et cela suppose de revenir sur la plupart des fondamentaux :  cela devrait être le rôle de l’éducation populaire de s’occuper urgemment de l’école. Il faut par ailleurs supprimer le système des notes, qui reproduit les inégalités sociales, et supprimer le baccalauréat, afin de permettre à chaque Français d’avoir accès à l’enseignement supérieur de son choix. N’importe quelle personne de n’importe quel âge doit pouvoir accéder à l’université. Une mère de famille qui a élevé cinq gosses, si elle a envie de faire une licence de sociologie ou d’histoire, doit pouvoir le faire. Les plus conservateurs se rebiffent face à tout ceci, mais ils se réveilleront trop tard. Ensuite, ils iront adhérer aux écoles d’élites. Les conseils régionaux vont mettre de l’argent là-dessus puisqu’ils savent que l’attractivité d’un territoire est liée au nombre d’élites qui s’y trouvent. Actuellement, les conseils régionaux financent les lycées mais ils ont seulement le droit de faire de beaux bâtiments, sans pouvoir toucher à l’enseignement — ils n’attendent que ça ! Et le jour où on leur transférera la compétence éducative, ils auront de nouveau de supers professeurs, ils augmenteront les salaires pour attirer les meilleurs et cela fonctionnera, car, aujourd’hui, les professeurs sont mal payés, ne se sentent pas reconnus et travaillent dans de mauvaises conditions. On ne leur donnera que les « gosses qui vont bien » et ils pourront enfin enseigner dans de bonnes conditions la géographie ou les mathématiques. Et Finkielkraut et Debray diront : « Ah, enfin, on reconnaît les maîtres ! »

Mais il y a quand même beaucoup d’enseignants syndiqués, dans l’éducation nationale.

« N’importe quelle personne de n’importe quel âge doit pouvoir accéder à l’université. Une mère de famille qui a élevé cinq gosses, si elle a envie de faire une licence de sociologie ou d’histoire, doit pouvoir le faire. »

On prendra les syndicats dans le sens du poil. On va revaloriser le salaire des enseignants. Les syndicats d’enseignants, comme beaucoup d’autres syndicats, ne sont pas sur le fond : ils sont sur la préservation du statut. Ils sont pris dans un dilemme dans lequel, s’ils vont sur le fond, ils pensent qu’ils vont mettre en danger leur statut. Je l’ai vu avec le syndicat d’éducation populaire, celui de jeunesse et sport. Critiquer le contenu de ce que font les agents, dire que c’est aberrant, cela signifie, pour eux, mettre en danger l’existence même du corps. Ils préfèrent ne pas se positionner sur le contenu et défendre mordicus les statuts. Les syndicats sont les derniers lieux qui interrogent le sens même de l’acte éducatif, alors que cela devrait être à eux de le faire. C’est tabou ! Nous l’avons vu récemment : quand Najat Vallaud-Belkacem a suggéré d’ouvrir le débat sur les notes et de remplacer les notations sur 20 par des notations de type ABCDEF (vous voyez la révolution : au lieu d’avoir 16, vous aurez B !), les syndicats se sont immédiatement opposés en disant qu’il était impensable de toucher aux notes. Les syndicats les défendent car elles symbolisent le pouvoir de l’enseignant, alors que les syndicats devraient être les premiers à demander leur suppression. Les syndicats ne défendent pas le métier d’enseignant, mais le statut. S’ils le défendaient, ils entendraient la plainte des enseignants du primaire qui hurlent, dans les ateliers que l’on organise, leur solitude et leur désarroi de n’avoir aucun appui syndical. Ils disent faire un métier de dingue, dans des conditions atroces.

Il y a un vrai déni syndical de la souffrance. Ce que nous allons tenter de faire avec l’Ardeur, notre association, c’est précisément de refaire du syndicalisme, tel qu’il devrait être fait, c’est-à-dire de l’éducation populaire. Nous voulons travailler avec les gens à partir de ce qu’ils vivent comme souffrance, comme analyseur du métier. Nous avons été sollicités par les éducateurs en milieu ouvert, qui sont actuellement en grande souffrance. Depuis une quinzaine d’années, on a modifié leur métier en le remplaçant par des protocoles : ils doivent faire de la traçabilité, il y a tout un management par la compétence qui s’est mis en place, ils doivent travailler dans des conventions pluri-annuelles d’objectifs et de moyens, ils doivent justifier le nombre de gosses suivis et, peu à peu, cela tue le métier… Nous leur avons dit que la première chose à faire était de repartir sur ce qui fait sens pour eux : s’ils pensaient avoir un vrai métier, les conditions pour exercer vraiment ce métier et s’ils se pensaient capables de le redéfinir. Un métier, c’est quelque chose que l’on peut faire collectivement — sans cela, c’est une compétence. Et, aujourd’hui, on demande aux enseignants de se démerder seuls dans leur classe.

À quoi attribuez-vous la transformation de l’image de l’instituteur, par rapport à celle que l’on pouvait avoir dans les années 1950, qui donne parfois le sentiment que les enseignants sont davantage méprisés ?

« Cette violence du capitalisme, les gens ne la dirigent pas contre les vrais responsables,  mais contre l’école. La figure de l’enseignant devient celle de la raison pour laquelle mon fils ne réussit pas. »

Je ne suis pas sûr qu’il y ait un mépris. Je dirais presque le contraire. Il y a une attente encore plus forte vis-à-vis des professeurs, et c’est pour cela qu’ils se font engueuler, d’ailleurs. En Guadeloupe, le prof est sacré : il y a de la pauvreté, pas de perspectives d’avenir et l’on attend tout de l’école — ce qui est aberrant. Le changement de statut de l’instituteur tient, à mon avis, au fait que l’école a monté le niveau culturel. Dans une société massivement industrielle, dans laquelle la plupart des emplois sont dans ce secteur, il n’y a pas besoin d’un haut niveau culturel puisque vous allez bosser à l’usine ou dans les champs. La culture, c’est alors une chose extrêmement impressionnante. Plus on va vers une société de services (qui est une société où les métiers sont de plus en plus liés à la culture), plus l’industrie commence à être le parent pauvre — surtout lorsqu’elle est délocalisée, surtout lorsque la grande majorité des emplois sont des emplois de relation. On rentre alors dans ce qu’on appelle le « capitalisme culturel », où les gens sont tout à fait qualifiés et compétents grâce à l’école ; on arrive dans une société de services où il existe néanmoins un problème apparent, qui est celui du chômage et des difficultés d’insertion, alors que le pays regorge de richesses. Cette violence du capitalisme, les gens ne la dirigent pas contre les vrais responsables,  mais contre l’école. La figure de l’enseignant devient celle de la raison pour laquelle mon fils ne réussit pas. Les enseignants deviennent des ennemis, surtout lorsqu’ils se mettent à enseigner véritablement. Mais on se trompe d’ennemi !

La question de l’école est donc d’une ambiguïté considérable. D’où l’urgence de multiplier partout des discussions concrètes sur l’école. Il faut faire de la recherche-action et arrêter les soirées-débats qui ne font que donner bonne conscience à ceux qui les organisent. Il ne suffit pas d’être conscientisé. La pensée critique est une condition nécessaire mais non suffisante du changement. Sinon, tous les professeurs qui liraient Bourdieu, Rancière ou Badiou donneraient leur démission le lendemain, et le problème serait réglé. Pour qu’il y ait changement dans une institution, il faut pouvoir faire de l’expérimentation. Les profs qui viennent voir mes conférences peuvent en sortir convaincus par l’idée que les notes sont de la connerie, mais, le lendemain, ils recommenceront à en mettre. Ou alors, il s’agit d’un héros qui va sans tarder se prendre les parents, les élèves, les collègues, l’inspecteur et tout le monde sur la gueule ! La seule possibilité pour que des enseignants puissent cesser de mettre des notes, et négocient un autre système d’évaluation qui deviendrait intelligent, ce serait qu’ils puissent expérimenter autre chose, dans des conditions protégées — c’est-à-dire avec le droit de le faire, tout en s’inscrivant dans la durée. Dans ces conditions, on pourrait commencer à dépositionner les pratiques. Mais ça, on ne l’a jamais fait.

J’en veux aux soirées-débats. Elles fabriquent, certes, du temps de cerveau disponible pour la révolution, mais la seule utilité, pour l’instant, de gugusses comme Franck Lepage, Frédéric Lordon, Bernard Friot ou Étienne Chouard, c’est qu’il y a des centaines de milliers de jeunes qui sont en train de s’instruire sur la manière dont fonctionne le capitalisme, sur l’illégitimité de la dette, etc. Mais ça ne fait pas mouvement ! Il n’y a pas d’organisation derrière, ça ne change rien. Cela va sûrement servir quand ça va péter, et encore… Car quand ça va péter, mais c’est un autre débat, ça va péter dans les banlieues, chez les classes populaires, et, grâce à Charlie, les classes moyennes ne se solidariseront pas. Le Parti socialiste a réussi un tour de force : remplacer un problème de lutte des classes en un problème de lutte des races. On a des milliers de jeunes, y compris parmi ceux qui vont chercher des réponses chez quelqu’un comme Soral, qui « cherchent », qui tentent de comprendre un système qui n’est plus expliqué par les organisations de la « gauche » traditionnelle.

S’il y a une insurrection, il y aura des tas de gens disponibles, et instruits sur le capitalisme (pour le meilleur — Lordon — et pour le pire — Soral), mais, en l’absence de cette insurrection, changer l’école, transformer les dispositifs d’insertion, cela ne peut se faire qu’à l’intérieur des dispositifs eux-mêmes. Et pour que ces institutions se dépositionnent, il ne suffit pas qu’elles sachent. Quand tu vas dire à un chargé de mission d’insertion qu’il fait de la merde, tout ce que tu fais c’est le rendre plus malheureux : il le sait déjà. Et toi tu t’en vas, tu lui as mis ça dans la tête, et le lendemain il retourne faire son boulot de merde… Quand un centre social m’a invité et qu’il se montre ensuite ravi d’avoir présenté ma conférence, je leur demande s’ils vont proposer à tous les enseignants du coin de se réunir, tous les premiers lundi de chaque mois, pour continuer le travail. Parce que, si eux ne lancent pas l’invitation, ça ne se fera pas. Et ils ne le font jamais. C’est toute la fausseté de cette liberté d’expression. Cette forme de liberté d’expression qui ne sert à rien. C’est pour ça que l’on crée l’Ardeur et que Le Pavé explose. Depuis sept ans, Le Pavé ne fait que de la sensibilisation. Et maintenant, on arrête. On veut travailler dans la durée avec des gens, des institutions. On a choisi les syndicats, on va travailler avec ce levier-là. Sinon, on ne fait que de la sophrologie gauchiste. Ce n’est pas inutile, mais bon…

NOTES
1. « Franck Lepage. Coluche bourdieusien », portrait dans Libération, 8 juin 2014.
2. « Franck Lepage. De l’éducation populaire à la domestication par la « culture »», Le Monde Diplomatique, Mai 2009.
3. Entretien de Patrick Cohen avec Régis Debray, dans La Matinale de France Inter, 28 avril 2015.
4. Entretien avec Jacques Rancière à propos de l’ouvrage Le Maître ignorant, Nouveaux Regards, n°28, janvier-mars 2005.


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