MAJ de la page : Daniel Ganser
Des criminels de guerre en liberté
Par Daniele Ganser, le 13 janvier 2018 – Rubikon / Saker (trad.)
Beaucoup de militaires et de responsables politiques occidentaux devraient être jugés et passer la fin de leur vie derrière les barreaux.
C’est une idée fausse très répandue que les démocraties ne déclenchent pas de guerres d’agression ni ne mènent d’attaques terroristes. Les faits historiques pour la période allant de 1945 à aujourd’hui, montrent une réalité totalement différente : au cours des 70 dernières années, des États démocratiques d’Europe et d’Amérique du Nord ont sans cesse participé à des guerres d’agression voire à des attentats terroristes.
Il y a tant de cas qu’il est impossible de tous les énumérer ici.
À titre d’exemple, j’ai sélectionné trois événements de décennies différentes :
- L’attaque illégale de l’Égypte en 1956 par des démocraties européennes, le Royaume-Uni et la France ;
- L’attaque terroriste contre le navire Rainbow Warrior de l’organisation écologiste Greenpeace en 1985 par la démocratie française ;
- L’attaque illégale de la Syrie le 7 avril 2017 par le Président Donald Trump.
La croyance erronée que les démocraties n’entament jamais de guerres et n’utiliseraient jamais la terreur comme un instrument politique, perdure obstinément dans la population, parce que les médias de masse des démocraties européennes ou américaines n’ont pas ouvertement abordé et critiqué ces crimes et aussi parce que, jusqu’à présent, les responsables politiques concernés n’ont pas été condamnés par un tribunal.
« Des démocraties qui appartiennent à l’alliance militaire de l’OTAN, siègeant de manière permanente au Conseil de sécurité de l’ONU et disposant d’un droit de veto qui peut les absoudre d’une condamnation internationale, ont à plusieurs reprises attaqué d’autres pays. »
Ceci est illégal. Parce que la Charte des Nations Unies de 1945 stipule dans l’article 2, paragraphe 4 :
« Les membres de l’organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force (…) »
La Charte n’approuve le recours à la force que si un État attaqué se défend ou si le Conseil de sécurité de l’ONU a approuvé l’intervention militaire. Dans tous les autres cas, l’Organisation des Nations Unies interdit les guerres. Les attentats terroristes sont également interdits.
L’agression de l’Égypte en 1956
Grâce au canal de Suez, l’Égypte est un pays stratégiquement important. Ouvert en 1869 et long de 160 kilomètres, il joue un rôle central dans l’approvisionnement en pétrole de l’Europe car il relie la mer Rouge à la Méditerranée et évite un contournement de l’Afrique aux navires qui vont du golfe Persique à l’Europe. Il est ainsi emprunté quotidiennement par des navires-citernes qui transportent du pétrole et du gaz naturel liquéfié vers le marché européen.
Pour Gamal Abdel Nasser, Président de l’Égypte depuis 1954, le canal de Suez était le symbole honni du colonialisme européen. La longue et étroite route navale traversant le désert égyptien avait, en effet, été construite par les Français, et était ensuite devenue une possession privée de la France et de la puissance coloniale de l’Égypte, la Grande-Bretagne, sous la forme de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez.
Pendant la guerre froide, Nasser renforça la coopération avec l’Inde et la Yougoslavie car il était inspiré par leur non-alignement, et développa une politique nationaliste et neutre. Pour éviter que le pays ne tombe sous l’influence de l’Union soviétique communiste, les Américains et les Britanniques lui promirent un prêt de la Banque mondiale à la fin de l’année 1955 pour la construction du Haut barrage d’Assouan. Son réservoir devait permettre à Nasser de réguler l’eau du Nil pour l’agriculture lors des crues annuelles et de produire de l’électricité renouvelable pour l’industrie nationale.
Mais en juillet 1956, le Président Dwight Eisenhower changea d’avis et expliqua, après concertation avec Londres et la Banque mondiale, que l’Égypte ne serait pas solvable, parce que Nasser reconnaissait la Chine et qu’il aurait affirmé ouvertement son intention de détruire Israël. Exaspéré, Nasser décida de financer la construction planifiée du barrage d’Assouan avec les taxes prélevées sur le transport du pétrole utilisant le canal de Suez. Il nationalisa donc la Compagnie franco-britannique le 26 juillet 1956, au grand dam de ces deux pays.
Choqué, le Premier ministre britannique Anthony Eden craignait que les Soviétiques n’étendent leur sphère d’influence. En avril 1956, peu avant la nationalisation du Canal de Suez, Eden avait explicitement averti le chef de l’État soviétique Nikita Khrouchtchev :
« En ce qui concerne le pétrole, je dois vous donner mon avis de façon directe : nous sommes prêts à nous battre pour cela […] Nous ne pourrions pas vivre sans pétrole et […] nous n’avons pas l’intention de nous laisser étrangler. »
Après la nationalisation, le secrétaire d’État US John Foster Dulles insista auprès des ministres des Affaires étrangères britanniques et français, estimant qu’une « possibilité devrait être trouvée […] pour que Nasser recrache le canal ». 1.
Le Royaume-Uni, décida de recourir à des moyens militaires pour l’accès au pétrole du Proche-Orient. « Nous sommes réellement confrontés à un dilemme épouvantable » nota le chancelier de l’Échiquier britannique Harold Macmillan dans son journal :
« Si nous agissons énergiquement contre l’Égypte, provoquant ainsi la fermeture du canal, l’interruption des pipelines du Levant et l’exploitation du pétrole ainsi que la déstabilisation du golfe Persique, alors la Grande-Bretagne et l’Europe occidentale seront ‘hors-jeu’.
Mais si nous essuyons une défaite diplomatique, si Nasser s’en ‘sort indemne’ et que les pays du Proche-Orient se mettent d’accord sur la nationalisation du pétrole […] alors nous serons également ‘hors-jeu’. Dès lors, avons-nous d’autres choix ? […] Notre seule chance se trouve dans l’action énergique, en espérant que nos amis au Proche-Orient nous resteront fidèles, que nos ennemis seront vaincus et que nous pourrons sauver le pétrole – mais c’est une décision capitale ». 2. »
Dans le cadre d’une conspiration – définie comme la concertation secrète de deux personnes ou plus pour la réalisation d’un but commun – de hauts représentants de la Grande-Bretagne, de la France et d’Israël se réunirent du 22 au 24 octobre 1956 dans une villa à Sèvres près de Paris, pour planifier la très secrète « Opération Mousquetaire ».
La délégation britannique était menée par le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères John Selwyn Lloyd, la française par le Premier ministre Guy Mollet et l’israélienne par le Premier ministre David Ben Gourion. Les conspirateurs décidèrent qu’Israël devait attaquer l’Égypte et progresser militairement vers le canal de Suez par la péninsule peu densément peuplée du Sinaï. La France et la Grande-Bretagne lanceraient ensuite un ultimatum que Nasser ne pourrait accepter, créant ainsi un prétexte pour occuper le canal de Suez. Le but de l’action était d’en obtenir le contrôle et, comme l’espérait Israël, de renverser Nasser.
Évidemment, ce projet de guerre était illégal, car il contrevenait à l’interdiction de la force inscrite dans la Charte de l’ONU. Mais les conspirateurs ne se souciaient pas du droit international. Le 29 octobre 1956, l’armée israélienne attaqua d’Égypte conformément au plan établi, et occupa la péninsule du Sinaï. Israël se rendit ainsi coupable du crime d’agression.
Les États-Unis comprirent rapidement de quoi il s’agissait, et convoquèrent une réunion d’urgence du Conseil de sécurité dès le lendemain. L’ambassadeur US Henry Lodge réclama l’arrêt immédiat des actions militaires d’Israël contre l’Égypte. Le représentant égyptien auprès de l’ONU, Omar Loutfi, condamna l’attaque d’Israël contre son pays de façon acerbe. « Des troupes israéliennes sont entrées sur le territoire égyptien en différents endroits » et cela constituait d’après lui « un acte d’agression très dangereux ». 3.
L’ambassadeur d’Israël Abba Eban ne nia pas l’attaque de l’Égypte par l’armée israélienne, mais souligna que cela constituait un acte de défense. L’ambassadeur français à l’ONU se rangea comme prévu aux côtés d’Israël. Selwyn lui, affirma que « l’impérialisme égyptien » tenterait de contrôler le vaste territoire qui va de l’Atlantique au golfe Persique et aurait pour objectif « la destruction d’Israël ». De plus, à l’encontre de toutes ses obligations légales, l’Égypte aurait saisi une infrastructure « indispensable à la vie des Nations ».
Puis la France et la Grande-Bretagne posèrent comme prévu leur ultimatum et exigèrent que les forces armées de l’Égypte et d’Israël se retirent à une distance de 10 miles de la voie maritime et permettent aux troupes britanniques et françaises de contrôler les positions stratégiques sur le canal de Suez. « Nous attendrons seulement 12 heures pour obtenir une réponse » avertit l’ambassadeur britannique Sir Pierson Dixon, après quoi « les troupes britanniques et françaises interviendraient avec des moyens appropriés ». 4
Bien sûr, cet ultimatum, inacceptable pour l’Égypte, devait servir de prétexte à la France et la Grande-Bretagne pour attaquer l’Égypte. Comme celle entreprise par Israël, l’offensive de ces deux pays de l’OTAN était naturellement illégale, car ils ne disposaient d’aucun mandat du Conseil de sécurité. Le complot qui existait avant l’attaque des trois pays est resté secret à l’époque et fut révélé seulement des années plus tard par les historiens.
« Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour désamorcer la tension au Proche-Orient » déclara hypocritement l’ambassadeur britannique Dixon. « Et si celle-ci a augmenté, c’est que malheureusement ni Israël ni ses voisins arabes n’ont écouté nos conseils et ceux de nos amis. »
Dixon conclut son discours mensonger en se disant « convaincu que la majorité des membres du Conseil de sécurité serait d’accord [avec lui] sur le fait que les actions de la France et de la Grande-Bretagne servent la paix et la sécurité ». 5
Les États-Unis présentèrent une résolution au Conseil sécurité de l’ONU, condamnant l’attaque de l’Égypte par Israël et exigeant le retrait immédiat des forces israéliennes. Mais la France et la Grande-Bretagne, disposant du droit de veto, votèrent le 30 octobre 1956 contre la résolution, qui ne fut donc pas acceptée. Le Conseil de sécurité était complètement bloqué.
Le lendemain, 31 octobre, les Britanniques et les Français commencèrent à bombarder des aéroports égyptiens. Une fois de plus, il s’agissait d’une guerre illégale d’agression, qui violait la Charte de l’ONU. Le Président Nasser, surpris et révolté par l’attaque, décida d’interrompre le flux de pétrole vers l’Europe.
Le jour même, alors que les bombes britanniques et françaises tombaient sur l’Égypte, des commandos égyptiens coulèrent des douzaines de bateaux chargés de pierres et de ciment dans le canal de Suez, large d’environ 300 mètres, le rendant impraticable à la navigation. Étant donné que des ingénieurs syriens sabotèrent au même moment des pipelines en Syrie sur demande de Nasser, le flux de pétrole du Proche-Orient vers l’Europe s’interrompit en novembre 1956, ce qui créa une grande inquiétude en Europe occidentale.
Les tankers vides en route depuis l’Europe vers le canal de Suez croisaient dans la Méditerranée pendant que les navires-citernes chargés attendaient, immobiles, en mer Rouge. Personne ne savait quand Nasser allait suspendre le blocus du canal. Au sein de l’OTAN, on commença à se disputer sérieusement.
Le Président américain Eisenhower était outré par l’aventure coloniale des Britanniques, Français et Israéliens, car ils n’avaient pas fait part de leur conspiration aux États-Unis. Les USA refusaient d’aider l’Europe avec des livraisons de pétrole via l’Atlantique, alors qu’ils auraient pu le faire. Washington et Moscou exigèrent sous la forme d’un ultimatum que les Français et les Britanniques mettent un terme à leur guerre d’agression.
Cela scella la défaite des Européens. Le 6 novembre, la France et la Grande-Bretagne firent taire leurs armes, et tous les soldats britanniques et français étaient rentrés chez eux pour Noël 1956. Les Européens étaient humiliés et perdirent la position dominante dont ils jouissaient jusqu’alors dans la région.
Nasser triomphait, car il avait réussi à transformer sa défaite militaire en victoire politique sur deux grandes puissances européennes, devenant ainsi le leader du monde arabe. Les bateaux coulés par Nasser bloquèrent encore le canal de Suez jusqu’au printemps 1957, après quoi tous les dommages furent réparés et la voie redevint navigable. Les troupes israéliennes se retirèrent de la péninsule du Sinaï. Nasser construisit le barrage d’Assouan dans les années suivantes avec l’aide de milliers d’ingénieurs et d’architectes soviétiques, et l’ouvrage de prestige fut inauguré en 1971.
L’attentat terroriste contre un bateau de Greenpeace en 1985
Quand un pays démocratique comme la France commet un attentat terroriste à l’étranger, il le fait en secret et essaye d’effacer ses traces. Pour procéder à des opérations secrètes, les démocraties en Europe et en Amérique du Nord utilisent leurs agences de renseignement et des unités militaires spéciales, car cela n’est que peu supervisé par le Parlement et les médias. Beaucoup de ces opérations secrètes ne seront jamais révélées ou restent cachées pendant de longues années.
Célèbre et connue dans le monde entier, la CIA, avec ses collègues britanniques du MI6, a renversé en 1953 le gouvernement de Mohammad Mossadegh, le Premier ministre démocratiquement élu en Iran, puis, 20 ans plus tard, le gouvernement démocratiquement élu du Président du Chili Salvador Allende. Les deux opérations étaient évidemment illégales.
Le service de renseignement extérieur français est beaucoup moins connu que la CIA. Il s’appelle Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et son siège est à Paris. Les tâches de la DGSE se composent d’espionnage et de contre-espionnage à l’extérieur du territoire. Plus de 3 000 employés civils et 1500 militaires travaillent actuellement pour ce service de renseignement. La DGSE est subordonnée au ministère de la Défense.
La France est une puissance nucléaire et a testé ses bombes atomiques dans le Pacifique Sud. Cela a entraîné la protestation des écologistes de l’organisation Greenpeace. L’endroit le plus célèbre pour les essais nucléaires français est l’atoll de Mururoa. Là-bas, la France a fait exploser 188 bombes atomiques de 1966 à 1996, un total de 41 dans l’atmosphère et 147 souterraines. Les essais à Mururoa ont cessé en 2000. L’atoll est une zone contaminée, où beaucoup de déchets radioactifs sont aujourd’hui stockés.
En protestation contre les essais nucléaires français, Greenpeace envoya le navire Rainbow Warrior dans le Pacifique Sud. Ceci causa un émoi dans le monde entier et agaça le président François Mitterrand, parce que la présence de Greenpeace empêchait la poursuite des essais nucléaires. Par conséquent, la démocratie française utilisa l’instrument du terrorisme et fit couler le navire avec une bombe.
Le navire de Greenpeace était dans le port d’Auckland, en Nouvelle-Zélande, quand il fut coulé peu avant minuit, le 10 juillet 1985 par deux engins explosifs. La DGSE baptisa (non sans justesse) « Opération Satanique » cette action terroriste commanditée par l’État.
« La vérité est que la France a organisé cet attentat (…) Mitterrand a donné l’ordre » écrivit le journaliste Edwy Plenel alors au journal Le Monde. La recherche de Plenel a aidé à révéler l’opération secrète et obligé le ministre de la Défense Charles Hernu à démissionner. 6.
Au total, une douzaine d’agents de la DGSE participèrent à l’opération. Tout d’abord, le voilier Ouvéa apporta les explosifs en Nouvelle-Zélande. Deux agents de la DGSE, Dominique Prieur et Alain Mafart, s’étaient rendu en Nouvelle-Zélande avec de faux passeports suisses en tant que couple Turenge en lune de miel, puis ont transporté par le port les explosifs du yacht dans une fourgonnette dans l’obscurité et les amenèrent sur un bateau pneumatique avec un équipage de trois agents.
L’agent de la DGSE Gérard Royal approcha le canot du navire de Greenpeace. À 500 mètres de la cible, les nageurs de combat de la DGSE Jean-Luc Kister et Jean Cammas plongèrent et posèrent les deux mines à fusibles de temporisation sous la ligne de flottaison, sur la coque en acier du navire. Après l’explosion des deux bombes, le commando s’enfuit immédiatement avec le bateau gonflable.
La première bombe explosa à 23h48 et ouvrit une voie d’eau. Le capitaine de Greenpeace et écologiste Peter Willcox, était à bord et dormait dans sa couchette. L’explosion l’a réveillé, après quoi l’équipage quitta le navire. « Le navire a coulé si rapidement que nous avons à peine eu le temps d’évacuer le navire » raconta plus tard Willcox.
Le photographe de Greenpeace Fernando Pereira voulant sauver son matériel photographique et les images déjà prises, s’est trouvé coincé dans sa cabine par la deuxième bombe à 23h51 et s’est noyé. « Mon père a été assassiné » dit sa fille Marelle Pereira, qui était alors âgée de huit ans. Pour le capitaine Peter Willcox aussi, c’était clairement une tentative de meurtre. 7
Bien sûr, l’explosion dans le port d’Auckland déclencha immédiatement une enquête. Les deux faux époux Turenge et vrais agents de la DGSE furent arrêtés par la police locale. À Berne, la police néo-zélandaise demanda si les passeports suisses étaient réels. Les autorités suisses répondirent que c’était des faux. Les deux agents de la DGSE Dominique Prieur et Alain Mafart ont été condamnés à 10 ans de prison pour homicide.
Pour les historiens comme moi, l’explosion du navire de Greenpeace Rainbow Warrior est un domaine de recherche très délicat. Doit-on appeler les agents impliqués de la DGSE des terroristes ? Sans aucun doute, c’est assurément un attentat terroriste. De nombreuses années durant, on ne savait pas qui avait placé la bombe, et aucun des poseurs de bombes impliqués ne voulait parler. Tirer au clair un attentat terroriste prend de nombreuses années aux historiens.
Aujourd’hui, nous connaissons la vérité. L’agent de la DGSE Jean-Luc Kister a brisé son silence en 2015, exactement 30 ans après l’attaque. À la télévision néo-zélandaise, il a déclaré :
« Nous ne voulions tuer personne. La mort de Fernando Pereira était un accident. Je voudrais saisir cette occasion pour présenter mes excuses à Marelle Pereira et à sa famille (…) Je présente mes excuses aussi à Greenpeace. Et je tiens à m’excuser auprès de la Nouvelle-Zélande pour cette opération secrète injuste que nous avons effectuée dans un pays paisible (…) L’ordre est venu d’en haut (…) Nous étions soldats et devions obéir aux ordres. Maintenant, je suis à la retraite et dois seulement obéir à ma conscience. C’était mal. Vraiment mal. 8
Suite au scandale, l’amiral Pierre Lacoste, directeur de la DGSE depuis 1982, a été contraint de démissionner le 12 septembre 1985. Toutefois, le Président François Mitterrand survécut à l’affaire du Rainbow Warrior. Fervent partisan des essais nucléaires français, il était aux affaires depuis 1981 et fut remplacé par le Président Jacques Chirac en 1995. Mitterrand n’a jamais admis qu’il avait donné l’ordre de l’attaque terroriste.
La question demeure : pourquoi les agents de la DGSE étaient-ils prêts à attaquer des militants de Greenpeace et à couler leur bateau. « On nous disait que Greenpeace avait été infiltré par le KGB. C’est l’explication, qu’on nous avait donné » rappelle Jean-Luc Kister. Il a été implicitement suggéré que Moscou luttait contre les essais nucléaires de la France, ce qui n’était pas la vérité.
Bien sûr, la France aurait pu faire exploser le navire de Greenpeace en pleine mer. Cela aurait été le moyen le plus sûr pour la DGSE, car alors aucune trace n’aurait pu être trouvée. Mais alors, tout l’équipage serait mort, et cela, on ne le voulait pas. Par conséquent, ils firent sauter le navire dans le port. La DGSE voulait faire évacuer les occupants avec la première bombe, et couler le navire avec la seconde.
Pour moi, historien, la destruction du Rainbow Warrior par les services secrets français est clairement un attentat terroriste. Les agents impliqués ne veulent pas être qualifiés de terroristes et évitent le mot. « Ce n’était pas un attentat terroriste ? » a-t-il été demandé à Jean-Luc Kister. À quoi il a répondu :
« Pour nous, c’était une opération de sabotage, rien de plus. » Qu’un innocent civil ait été tué, Kister le regrette beaucoup. « Ma femme était très choquée que quelqu’un ait été tué dans cette opération, parce qu’elle ne savait pas où je me trouvais. Et quelques années plus tard survint le divorce, comme chez beaucoup d’autres aussi. » 9
L’attaque illégale de la Syrie en 2017
En janvier 2017, avec l’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche, les observateurs critiques demandaient combien de temps cela prendrait jusqu’à ce que les États-Unis bombardent de nouveau un autre pays. Dès le 7 avril, le Président Trump, commandant en chef des armées, attaquait la Syrie :
« Deux navires de guerre américains dans la Méditerranée ont tiré 59 missiles de croisière de type Tomahawk du groupe de défense Raytheon sur l’aéroport militaire syrien Al-Chaayrat. »
Les premières frappes américaines, contribuant à l’objectif défini par la Maison Blanche, volèrent à une vitesse de 800 km/h et à la très basse altitude de 15 à 100 m au-dessus du sol syrien, avant de frapper et d’exploser.
Celui qui s’accroche encore à la croyance erronée que les démocraties européenne ou américaine n’attaquent pas des États souverains ignore l’histoire récente. Déjà, le prédécesseur de Trump, le Président Barack Obama, avait commencé en septembre 2014 à bombarder la Syrie. Mais les attaques d’Obama tout comme celle de Trump en Syrie étaient illégales, car les États-Unis n’ont pas de mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies.
Comme je l’ai indiqué et abondamment illustré par beaucoup d’exemples dans mon livre « Les Guerres illégales de l’OTAN » la Charte de l’ONU ne tolère le recours à la force que si un État attaqué se défend ou si le Conseil de sécurité de l’ONU a approuvé l’intervention militaire. En l’espèce, ce n’était pas le cas. Le Président de la Syrie Bachar el-Assad n’ayant pas attaqué les États-Unis, ce n’était pas un cas de légitime défense. Et le Conseil de sécurité de l’ONU n’a donné de mandat, ni au Président Obama, ni au Président Trump, pour bombarder la Syrie. 10.
« Il est devenu gênant d’être américain » a regretté l’Américain Paul Craig Roberts, très critique, au printemps 2017. « Trump a attaqué la Syrie avec les forces armées américaines et est devenu, dès le début de son règne, un criminel de guerre » dit-il en termes clairs. En 1939, Roberts en a beaucoup vu lui-même et a été le chef de la politique économique au département du Trésor sous la présidence de Ronald Reagan.
Roberts sait que la Charte des Nations Unies interdit les guerres d’agression. Par conséquent, il a critiqué le Président Bill Clinton quand, en 1999, ce dernier a bombardé la Serbie sans mandat des Nations Unies ; quand en 2003 le Président George Bush junior a attaqué l’Irak, à nouveau sans un mandat des Nations Unies ; quand en 2014 le Président Barack Obama a bombardé la Syrie ; et quand maintenant le nouveau Président Trump, lui aussi, bafoue le droit international. « Notre pays a eu quatre présidents criminels de guerre de suite » dit Roberts dans une conclusion qui donne à réfléchir. 11.
Parce que la Russie luttait aux côtés de l’armée syrienne contre la milice terroriste État Islamique en Syrie, l’attaque de Tramp faisait courir le risque d’une confrontation directe des deux puissances nucléaires que sont les États-Unis et la Russie. La base de Chaayrat frappée illégalement par Trump comportait aussi des installations pour les soldats russes et du matériel militaire russe.
Peu avant l’attentat, Washington avait informé les militaires russes, afin qu’aucun de leurs soldats ne soit tué par les Tomahawks américains. Depuis que les systèmes de défense aériens russes S-300 et S-400 sont stationnés en Syrie, la confrontation indirecte entre puissances nucléaires menaçait dangereusement, ce qui rappelle de la crise des missiles de Cuba en 1962.
« Il est déprimant que de plus amples dommages soit ajoutés à la relation déjà brisée entre la Russie et les États-Unis » a regretté le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov. Et le porte-parole du Président Poutine, Dimitri Peskov a condamné « l’agression contre un État souverain » et la violation de la Charte des Nations Unies. 12.
Dieter Deiseroth, ancien juge à la Cour administrative fédérale de Leipzig, estime également l’attaque de Trump contre la Syrie très dangereuse. « L’attaque était illégale » souligne Deiseroth et « attente gravement à l’intégrité territoriale de l’État membre de l’ONU qu’est la Syrie ». Conformément au principe de légitime défense en droit international, la Syrie aurait désormais le droit de se défendre ainsi que ses alliés (la Russie et l’Iran) contre l’attaque américaine.
« La Syrie avait et a encore à l’avenir le droit, face à d’autres actions militaires américaines de même type, à l’autodéfense individuelle et collective et pourrait donc également demander de l’aide militaire à ses alliés – comme la Russie et l’Iran – et cela serait parfaitement légal. Il s’agirait alors de défense collective de ces pays contre les États-Unis » explique Deiseroth.
Cela serait « une situation très explosive » parce qu’une confrontation directe des deux puissances nucléaires (États-Unis et Russie) aurait des conséquences importantes. 13.
Deux jours avant l’attaque contre la Syrie, l’ambassadrice américaine à l’ONU Nikki Haley, se référant à l’attaque non élucidée au gaz chimique à Khan Cheikhoun le 4 avril 2017, annonça une action militaire, illégale et unilatérale :
« Quand les Nations Unies échouent régulièrement pour se conformer à leur obligation d’entamer une action commune, il est un moment dans la vie des États où nous sommes obligés de lancer nos propres actions » a-t-elle averti. 14.
Mais aucun des 193 membres de l’ONU n’a le droit de lancer des guerres d’agression, pas même les États-Unis. Le crime que représente l’utilisation sournoise d’armes chimiques doit être élucidé, mais ne justifie aucune violation du droit international par les États-Unis. Les mensonges de guerre du Président George Bush junior, qui fonda sa guerre illégale d’agression contre l’Irak en 2003 sur la prétendue prolifération des armes de destruction massive de Saddam Hussein, sont encore présents à l’esprit de tous.
Conclusion
Il est temps que les populations des démocraties d’Europe et d’Amérique du Nord discutent ouvertement de la spirale mondiale de la violence où nous nous trouvons. Bien sûr, ce n’est pas seulement les démocraties occidentales qui fomentent cette spirale de violence. Mais il me semble important qu’on parle de façon ouverte en Autriche, en Suisse, en Allemagne, en France du rôle de l’Occident dans cette escalade.
Les crimes des pays de l’OTAN doivent être analysés honnêtement afin que les conclusions puissent être tirées. L’attaque illégale de la France et de la Grande-Bretagne contre l’Égypte en 1956, l’attentat terroriste illégal de la France contre le navire de Greenpeace en 1985 et l’attaque illégale des États-Unis en Syrie en 2017 sont trois exemples parmi tant d’autres qui montrent clairement que les démocraties entretiennent également la spirale de la violence.
Nous voyons trop souvent la paille dans l’œil du voisin, mais pas la poutre dans le nôtre.
Daniele Ganser
Les Guerres illégales de l'OTAN
Historien et irénologue, Daniele GANSER est un spécialiste de l’Histoire contemporaine depuis 1945 et un expert en politique internationale. Ses principaux axes d’étude sont la recherche pour l’énergie et la géostratégie, les mises en œuvre de guerres secrètes, les conflits pour les ressources et la politique économique. Il est le fondateur et le directeur du SIPER (Swiss Institute for Peace and Energie Research) à Bâle (www.siper.ch). Son précédent ouvrage en français est « Les Armées secrètes de l’OTAN ». Père de deux enfants, le professeur Ganser vit avec sa famille dans les environs de Bâle (en Suisse).
Traduit par Les éditions DemiLune
Daniel Yergin, « Der Preis. Die Jagd nach Öl, Geld und Macht » Fischer 1991, p.605 et 608 ↩
Daniel Yergin, p.609 ↩
Conseil de Sécurité de l’ONU, 30 octobre 1956 ↩
Ibid ↩
Ibid ↩
Edwy Plenel. Zitiert dans « French Secret Service Agent Who Led Fatal 1985 Bombing of Greenpeace Ship Breaks His Silence ». Democracy Now, 8 septembre 2015. Note du traducteur : en France, le premier journaliste à avoir écrit un article sur l’implication des services français dans l’attentat contre le Rainbow Warrior est M. Jacques-Marie Bourget, en août dans VSD « La DGSE a fait couler le Rainbow Warrior » ↩
Ibid ↩
Ibid ↩
Ibid ↩
Voir le chapitre sur la Syrie, dans le livre de Daniele Ganser : « Les Guerres illégales de l’OTAN. Une chronique de Cuba à la Syrie » Editions Demi-Lune, 2017 ↩
Paul Craig Roberts : « A Government of Morons » 15 avril 2017, www.paulcraigroberts.org ↩
« Diesmal präsentieren sie nicht einmal Fakten ». Tages Anzeiger, 7 avril 2017 ↩
Marcus Klöckner : « Der von Trump angeordnete Raketenangriff ist eine schwere völkerrechtswidrige Straftat ». Interview de Dieter Deiseroth. NachDenkSeiten, 10 avril 2017 ↩
« Trump im Syrien-Dilemma ». Die Welt, 7 avril 2017 ↩
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