La Vie Comme Elle Va, France Culture (11 nov. 2004)
avec Pierre Hadot, Le dévoilement ou le secret de la nature
Un aphorisme hante la philosophie occidentale : celui d'Héraclite, qui veut que «la Nature aime à se voiler».
Près de vingt-cinq siècles durant, ces quelques petits mots ont successivement signifié : que tout ce qui naît tend à mourir ; que la Nature s'enveloppe dans des formes sensibles et dans des mythes ; qu'elle cache en elle des vertus occultes ; mais également que l'Être est originellement dans un état de contraction et de non-déploiement ; ou bien encore qu'il se dévoile en se voilant. Ainsi cet aphorisme aura-t-il servi à expliquer les difficultés de la science de la nature, à justifier l'exégèse allégorique des textes bibliques ou à défendre le paganisme, à critiquer la violence faite à la nature par la technique et la mécanisation du monde, à expliquer enfin l'angoisse qu'inspire à l'homme moderne son être-au-monde.
La même formule, illustrée par l'image du voile d'Isis et déployée par Pierre Hadot dans l'histoire de l'Occident, aura justifié, par suite de contresens créateurs, l'attitude prométhéenne - l'homme doit se rendre maître et possesseur de la Nature - comme l'attitude orphique - nul ne peut soulever le voile des mystères de la Nature, sinon le poète et l'artiste. Elle n'aura jamais cessé de tracer des perspectives nouvelles sur la réalité et de révéler les attitudes les plus diverses à l'égard de la Nature.
Par là, elle confirme le propos de Nietzsche : « Une bonne sentence est trop dure à la dent du temps et tous les millénaires n'arrivent pas à la consommer, bien qu'elle serve à tout moment de nourriture.»
Pierre Hadot, Le voile d'Isis. Essai sur l'histoire de l'idée de Nature, Ed. Flammarion, 2004
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La Poésie (Apollon) dévoilant une statue de la Nature (Isis-Artémis).
Dédicace à Goethe du livre d’Alexander von Humboldt, Ideen zu einer Geographie der Pflanzen, 1807
Dédicace à Goethe du livre d’Alexander von Humboldt, Ideen zu einer Geographie der Pflanzen, 1807
À la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, Isis reste dans l'imaginaire européen la déesse voilée, et l'inscription de Saïs rapportée par Plutarque « Je suis tout ce qui est, qui fut et qui sera, et nul mortel n'a soulevé mon voile » est sans cesse reprise par les poètes ; en particulier par les Romantiques allemands qui se posent la question s'il faut ou non dévoiler la déesse. Pour Goethe, les sciences expérimentales ne doivent pas arracher par des moyens violents les secrets à l'Isis-Nature. Pour lui, seuls les poètes et les artistes sont aptes, par des moyens affectifs, à s'approcher de ces secrets. La Nature se tient sous les regards et seuls les sens humains peuvent l'apercevoir, Isis est sans voile et se montre à celui qui veut bien l'admirer. Mais Goethe, s'il s'oppose aux expérimentations scientifiques comme celles qu'Isaac Newton mena sur la réfraction de la lumière, se montre aussi réticent face à l'approche symboliste de Georg Friedrich Creuzer, pour qui les mythes ont nécessairement un sens caché.
Si vous, prétendants méprisés,
Ne faites pas taire votre lyre désaccordée,
Je désespère totalement.
Isis se montre sans voile,
Mais l'homme, il a la cataracte.
Les symboles expliqués par l'histoire,
Bien fou est celui qui y attache de l'importance.
Sans fin il mène une recherche stérile
Et il laisse échapper la richesse du monde.
Ne cherche pas d'initiation secrète.
Sous le voile, laisse ce qui est figé.
Si tu veux vivre, pauvre fou,
Regarde seulement derrière toi vers l'espace libre.
— Goethe, Xénies apprivoisées, Livre VI
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