mardi 21 septembre 2010

Jacques Lusseyran


Jacques Lusseyran, né à Paris le 19 septembre 1924, mort le 27 juillet 1971, était un résistant français. Il devient aveugle vers l'âge de 8 ans.

En 1941, il co-fonde un groupe de résistance, Défense de la France, qui publie un journal clandestin éponyme, qui à la libération deviendra France Soir. Il est entre autres chargé des entretiens de recrutement, se fiant à un sens intérieur, développé depuis qu'il est devenu aveugle, et qui ne lui fera jamais défaut. Il est arrêté en 1943 et déporté au camp de Buchenwald. Il sera libéré en avril 1945. Sa survie est due au fait qu'il était interprète dans le camp, et qu'il n'eut pas à subir les terribles travaux forcés, les "kommandos" de travail.


Il devient ensuite professeur de philosophie et de littérature dans des universités françaises, puis aux États-Unis. Son livre Et la lumière fut relate les années de vie qui vont de l'enfance à la libération de Buchenwald. Il est le mari de Jacqueline Pardon, elle aussi membre du réseau Défense de France.


Il trouve la mort dans un accident de la route le 27 juillet 1971, à l'âge de 47 ans.

Source du texte : Wikipedia

"La joie ne vient pas du dehors, elle est en nous, quoi qu’il arrive. La lumière ne vient pas du dehors, elle est en nous, même sans les yeux".



Bibliographie :
- Et la lumière fut, Le Félin, 2005,
- Le silence des hommes (épuisé)
- Le monde commence aujourd'hui (épuisé)
- Conversation amoureuse. De l’amour à l’Amour. Éditions Triades
- La lumière dans les ténèbres, Editions Triades, 2002
- Georges Saint-Bonnet, Maître de joie, éditions A.G.I
- Ce que l'on voit sans les yeux, éditions A.G.I.

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Un jour, j’étais là-haut. Je touchais terre, mais si peu : tout s’ouvrait autour de moi, le ciel et les vallées. Je m’appuyais de tout mon corps sur l’air. J’entendais le vent glisser le long des pentes et jouer. J’entendais les pas immobiles des deux monts dressés. J’éprouvais la verticalité de l’espace et ses inflexions au fil des forêts et des roches. Je savais exactement où étaient toutes choses et je les suivais. Je voyais le paysage, et ceux qui étaient près de moi, avec tous leurs yeux, le voyaient aussi, le paysage, autrement, ni plus ni moins.

Illusion! Un aveugle peut entendre, toucher, respirer, deviner un paysage : il ne saurait voir. Allons! Je vous l’accorde : je ne le voyais pas, je le connaissais. Mais êtes-vous suffisamment assurés de ce que vous faites de vos yeux, ou de ce que vos yeux font pour vous, pour affirmer péremptoirement la différence? Chaque fois que je contrôle mes sensations par celles des voyants, c’est une surprise générale.

Pour moi aussi, c’est une surprise : je ne m’habitue pas à cette coïncidence, et j’en viens à penser qu’elle me dépasse. Certainement, elle dépasse mes dons personnels et témoigne de la continuité de l’univers, laquelle est si parfaite qu’elle peut à peine être dite dans ma langue d’homme.

Si j’attrape un son du Blue Ridge1, un courant du Blue Ridge, je connais aussitôt cette montagne toute entière, et je la connais de toutes les façons à la fois : je la vois aussi. Quant à vous, votre chance est la même : regardez-la de tous vos yeux, et aussitôt vous l’entendrez, la pèserez, la palperez.

Je n’ai pas à justifier le fait, car ce n’est pas moi qui ai filé le tissu du monde — ce tissu qui ne comporte pas de trou. Mais j’ai le droit de tenir ce fait longuement et précieusement dans ma pensée, et de vous inviter à me suivre.

À me suivre d’abord dans des mouvements de perception élémentaire. Je pose la main (et de préférences les deux mains) sur le mur de briques de la maison, là au milieu de sa pelouse : aussitôt je connais la maison tout entière. J’ai touché une brique, deux briques, un espace matériel étroit et de la plus parfaite banalité. Je n’ai donc presque rien senti, presque rien appris. Et pourtant je sens la maison jusqu’à son toit.

Cette constatation m’a tellement surpris pendant des années que je la gardais pour moi, à demi persuadé que j’avais affaire à un mirage, à une pure construction imaginative. Puis elle s’est imposée dans toute sa simplicité.

N’ayez crainte, je ne vais pas vous demander, sans plus attendre, de me croire. Je ne vais pas vous demander ce que j’ai mis si longtemps à obtenir de moi-même et n’obtiens encore aujourd’hui que par instants. D’ailleurs ce n’est pas de croyance qu’il s’agit, mais de méditation, c’est-à-dire d’attention.

Nous raisonnons tous à partir d’une idée préconçue : l’idée que la réalité et tout particulièrement la réalité la plus dense, celle que nous disons «matérielle», est constituée de parties successives. Nous nous comportons donc comme si, dans toute opération perceptive, nous devions aller d'un point à un autre, lentement, méticuleusement, analytiquement. Cette analyse devient pour nous le mouvement même de la connaissance, l’unique chemin qui conduit jusqu’aux choses. Nous voyageons ainsi à la surface du monde, sans prendre garde que nous confondons le miroitement de l’étoffe, sa raideur ou son poli, ses dessins, avec l’étoffe elle-même.

Les vrais responsables, ce sont ici nos yeux. En effet, la vue est sans doute le plus souple de nos sens, et le plus généralement exercé. La vue est, d’autre part, celui de nos sens auquel nous daignons nous fier le plus. Mais c’est un sens fondamentalement mobile, dépendant de l’espace et de ses limites, un sens qui n’entre en jeu que s'il est orienté et n’apporte ses informations, des informations nouvelles, que si nous modifions progressivement son angle par rapport aux choses. Voilà une bien grande gêne à laquelle nous devrions songer davantage.

Nous nous promenons le long des choses, nous les caressons du regard, et nous ne connaissons la maison qu’après l’avoir reconstruite de la base jusqu’au toit, brique à brique.

Nous croyons du moins procéder ainsi. Mais en avons-nous la preuve? Comment affirmer qu’il n’y a pas eu dans le premier coup d’œil, dans la première brique que le regard à frappée, le premier ton d’une mélodie dont tous les autres devaient nécessairement jaillir, la raison, elle aussi nécessaire, d'une progression dont tous les éléments étaient dès lors prévisibles?

C’est alors que mon expérience d’aveugle peut-être relaie la vôtre. Car enfin, je vous l’ai dit, une brique pour moi fait la maison, mon premier pas dans le vestibule fait le living-room, le premier son de la voix fait l’homme.

Je ne suis pourtant pas plus malin que les autres. Je n’ai pas de puissance divinatoire ni magnétique spéciale. Ce n’est pas moi qui suis devin : c’est le monde qui se donne tout entier dans chacune de ses parties.

Certains soutiennent que les lignes de la main disent la destinée. Mais il me semble encore plus vrai que le nez, le pli de la lèvre, la folie d’une mèche de cheveux, l’onctuosité ou la raideur de la chair, le plus bref soupir, la toux, le rire, l’oscillation du buste ou sa fixité, la plus légère odeur qui vient d’un homme, disent l’homme tout entier et son destin.

De même, l’air qui me frappe, quand sortant de la voiture, je rencontre le Blue Ridge, me dit le Blue Ridge, et l’air de la 42e Rue me dit Manhattan, et celui du Luxembourg, Paris, Paris tout entier et rien d’autre que Paris.

Naturellement, cette profession de foi est parfaitement intempérante. Mais c’est que je n’ai pas encore dit l’essentiel.

En temps ordinaire, ma main sur la brique modeste et intacte du mur ne m’apprend pas, cela est vrai, que, dix centimètres plus loin, le mur se dégrade ou se fend. Elle ne m’apprend pas, ou très insuffisamment, la pente du toit, l’équilibre ou les contorsions architecturales de l’ensemble. Mais ce n’est la faute ni de la main ni de la brique : c’est ma faute.

À chaque instant je connais du monde juste ce que je mérite d’en connaître. La mesure de ma connaissance est celle de mon désir, de mon attention.

Cette fois nous tenons le fil. Et pas seulement le fil d’un objet particulier, mais celui qui noue l’univers et son réseau vivant.

L’attention seule commande : c’est elle qui fait l’univers.

Je vais donc essayer de rendre ma main attentive, ou plutôt de me rendre attentif à travers elle. Pour cela, il n’est, à ma connaissance, qu’un seul moyen : ne pas transporter les idées de ma tête jusque dans ma main.

J’ai beaucoup d’amitié pour les idées en général, j’en ai encore plus pour les miennes propres, hélas! Mais je crois savoir aujourd’hui que les idées ne sont pas toujours à leur place où nous les mettons, c’est-à-dire dans le moindre de nos gestes. Nous ferions souvent bien mieux de faire le geste d’abord. Au fait, le geste d’habitude ne nous attend pas : ce sont nos idées qui lui courent après, et d’autant plus vite que nous sommes intelligents, comme on dit dans la bonne société. Eh bien, je le répète, nos idées ont souvent, ont presque toujours tort, non pas d’exister, mais de faire un métier qui n’est pas le leur, de se jeter dans nos jambes, de nous barrer le chemin, de se précipiter en tiers dans toutes nos rencontres.

Nos rencontres avec la réalité n’ont pas à être d’abord des rencontres d’intelligence, mais de réalité. Si nous disions à nos idées, à nos opinions, à nos jugements, à nos habitudes, à notre démangeaison de savoir avant de connaître : «Tenez-vous tranquilles, les amis! Je vous appellerai dans un instant», aussitôt, notre perception de l’univers serait bouleversée de fond en comble. Nous ne le reconnaîtrions plus, notre vieux monde. Et il ne serait plus fatigué ni incohérent.

Ce serait une vraie révolution celle-là et pas seulement politique. À la place de ce charroi d’objets morts, d’objets composés et décomposés, dont notre monde est endeuillé à chaque seconde, à la place de ces faits isolés, de ces consciences isolées, de ces monceaux et tourbillonnements qui gagnent sur nous chaque jour davantage, nous verrions se dresser des forces vivantes.

Ce serait, à n’en pas douter, un grand spectacle, et qui aiderait à vivre. Pouvons-nous en dire autant de beaucoup de spectacles de notre monde présent?

Si je me fais attentif à travers ma main, si j’attends la réponse à la question, si petite soit-elle, que j’ai posée, si je patiente, je connaîtrai l’enlacement mobile de toutes choses, le courant qui les unit, tous leurs cristaux. Et la brique me dira la maison, avec ses moindres fêlures ou son plus lointain éclat.

Un homme entièrement attentif connaîtrait entièrement l’univers. Les sages qui font de la sérénité une condition de toute connaissance ont bien raison, car la paix intérieure nous met en disposition attentive. Rien ne disperse davantage que l’inquiétude et le doute, à moins que le doute ne soit méthodique, se réduisant alors à une prudence de l’esprit.

Dans la perception d'un homme attentif, la réalité se livre : des pans entiers se détachent sous la seule pression de la main, sous un seul regard. Mais la main n’est alors, et le regard n’est lui-même qu’un instrument. C’est toujours au-dedans de nous que la connaissance a lieu, c’est-à-dire dans cet endroit où nous sommes reliés à toutes choses créées.

La paix intérieure, c’est cela, et c’est cela l’attention : c’est un état de communication universelle, un état de réunion.

Or, nous passons le meilleur de notre vie à diviser. Nous sommes en brouille, en contestation avec toutes choses, et d’abord avec nous-mêmes. Ce n’est pas seulement une révolte vaine, c’est une folie coûteuse.

Nous passons notre temps à préférer les idées que nous avons du monde au monde même. L’égoïsme n’est qu’une forme, et très particulière, de cette préférence totale. Ce qui m’empêche de lire dans la pensée d’autrui, ce n’est pas le silence d’autrui, ou même ses mensonges. C’est le bruit que je fais, dans ma tête, à son sujet. Avant d’aller à lui, je calcule, je pèse et contre-pèse les mérites et les torts, je tire déjà ma conclusion. Cette conclusion, je la crie dans mes propres oreilles. Je m’enivre d’elle, je m’endors déjà sur elle. Comment pourrais-je m’étonner ensuite de ne pas voir cet homme que j’ai enseveli dans mon vacarme? Je me suis dressé dans mon armure d’habitudes, dressé moi-même entre lui et moi. Je vais donc me tromper, être trompé, m’établir enfin dans ma solitude — une solitude hostile. Ah! L’artificielle misère, et comme il serait plus simple de faire attention! Comme cela nous rendrait heureux!

Le mécanisme de l’attention me fait songer à celui de la mémoire. De même que les premières notes d'une mélodie, retrouvées par hasard, s’accrochent aux suivantes et ressuscitent la musique toute entière, de même la première perception attentive provoque la venue — le retour, devrais-je dire — d’une portion tout entière du monde. Le retour, oui : l’univers apparaît à la façon d'un souvenir. Le paysage que je découvre, que je suis venu jusque dans la lointaine Amérique pour tenir devant moi, il m’attendait quelque part, je le contenais depuis toujours. Ma perception d’aujourd’hui ne fait que l’actualiser, le rendre urgent. L’attention révèle cette absolue préexistence de toutes les parties du monde en moi.

Préexistence ou coexistence? Je n’en déciderai pas. Mais à coup sûr, familiarité totale, mouvement continu de toute chose à toute autre. C’est une grande merveille : je ne puis nommer le fait autrement. Elle rend compte de tout, et même du remplacement instantané — la plus étrange de mes expériences — des sensations visuelles par toutes les autres.

Cet amour, cette circulation de la sève primordiale à travers toutes les fibres de la création, les poètes la voient. C’est pourquoi j’aime tant les poètes. C’est pourquoi j’ai tant d’indulgence envers leurs défauts, et même leurs échecs. Cela au moins qui est essentiel, ils le savent.

Philosophes et savants, il est vrai, le savent aussi. Mais ils placent le foyer de leur attention trop près de leur visage ou de leur pensée pour attraper la mélodie entière du monde : ils n’en saisissent que des fragments. De là, bien des discordances, parfois même de la cacophonie.

Les poètes, eux, portent leur attention très loin, si loin quelquefois qu’il nous est malaisé de les suivre. Ils assistent à des fiançailles, à des mariages partout, ils ont une tendresse sans fin pour les relations les plus distantes : entre les idées et les objets, les hommes et les pierres.

S’ils ne voient pas tout, s’ils ne possèdent pas la connaissance pleine, c’est peut-être simplement qu’ils parlent. Les mots font retomber leur vision en poussière. Les mots les plus beaux, les plus rares n’ont ici aucun privilège : ils diminuent, eux aussi, tout ce qu’ils touchent.

Et moi, qui voudrais vous dire, avec des mots, cette expérience que j’ai de la simplicité du réel, je la diminue moi aussi : la voici toute petite dans mes mains.

Pourtant elle n’est ni petite ni confuse : c’est sur elle que je vis. C’est elle que je respire. C’est de me la rappeler, cette expérience, aussi souvent que je le peux, que je prends le courage d’exister. Mon courage n’est pas à moi, il est dans la vie. À moi de l’accepter ou de la refuser : c’est tout.

Ainsi du courage. Mais ainsi, de même, du bonheur et de la connaissance. Et, au bout du compte, de la vie elle-même.

Tout ce qui fait accepter la vie est bon. Tout ce qui nous la fait refuser est médiocre et provisoire.

Extrait de : Le monde commence aujourd'hui
Source du texte : Omalpha

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