mardi 5 octobre 2010

56 (1)



Petit commentaire sans prétention sur les 56 aphorismes de Franklin Merrell-Wolf (pas encore lu autre chose mais ses livres sont en commande - il y a donc sans doute des erreurs).

La forme est inhabituelle, 56 propositions numérotées (publiées en 1973), mais elle n'est pas si novatrice. Wittgenstein a écrit un "Tractatus logico-philosophicus" (1921) en 7 propositions principales, mais bien avant encore, Proclus a composé les "Eléments de théologie" (au Ve siècle) en 211 propositions (exposées selon la méthode euclidienne de théorèmes suivi de leur démonstration). Ceci explique aussi cela, les trois auteurs sont à la fois philosophe et mathématicien ou encore logicien.

Pour le fond, certains thèmes renvoient aussi bien à la tradition occidentale, en premier lieu au poème de Parménide, mais aussi à Platon et au néoplatonisme, qu'orientale, Shankara et bien d'autres, mais la pensée de l'auteur reste profondément originale. 

"Ou que je commence, cela m'est indifférent, car je retournerai à ce point de nouveau."

Parménide (fr.V).

Les 56 peuvent se subdiviser en 10 thèmes, dont le dernier est aussi le premier (sous un autre nom), les autres sont en couples contraires. 
On peut aussi voir deux parties encadrées par un prologue et un épilogue.

PROLOGUE : 

(I) Conscience sans objet (1-5). 
PREMIÈRE PARTIE (6-21) : Attention.
(II) Univers, nirvana (6-11)
(III) Temps, intemporalité (12-16)
(IV) Espace, vacuité spatiale (17-21)
SECONDE PARTIE (22-50) : Loi.
(V) Tension, équilibre (22-28)
(VI) Agonie, béatitude (30-34)
(VII) Créativité, résistance (35-40)
(VIII) Action, repos (41-45)

(IX) Esclavage, liberté (46-50)
ÉPILOGUE : 
(X) Grand espace (51-56).


Les subdivisions sont évidentes : la dernière proposition des thèmes autres que la CSO (Conscience Sans Objet), nie que celle-ci puissent différencier les contraires (11, 16, 21) ou les recevoir (28, 34, 40, 45, 50). Quant au premier et dernier thème il se termine par l'affirmation de son unicité (5, 56).

Ce que confirme la conclusion (51) qui nie chaque couple de contraires. 

L'être de la conscience sans objet (1) est donc le point de départ des aphorismes, et son unicité, le point d'arrivée (5, 56). 
Que se passe-t-il entre les deux ? 

(I)(1-5) Conscience sans objet

D'abord la conscience sans objet, qui n'est pas pris dans la dualité entre conscience et inconscience, ou dans celle entre un sujet et un objet de conscience, EST au sens fort du terme (1). C'est sur cette fulgurance que se déroule la suite des aphorismes. Elle est antérieur aux objets (2), d'un point de vue logique, et non chronologique (puisque la temporalité n'est pas encore); objets qui n'ont qu'une réalité d'apparence (3). La CSO demeure inaffectée aussi bien par leur apparition que leur disparition (4) précisément en raison de leur statut d'apparence. Elle est et elle est seule (5). 

(II)(6) Pouvoir d'attention

"Au sein de la conscience sans objet réside le pouvoir d'attention qui projette les objets" (6).
Sous entendu que les objets sont dans la CSO, tout comme ce pouvoir, et que ce pouvoir les projette en portant son attention sur eux. Mais il ne faut pas essayer d'imaginer un processus spatio-temporel (le terme de projection pourrait induire en erreur). Il n'y a pas un moment "t" qui est le point de départ de cette projection, et elle ne s'effectue pas, dans un lieu propre, en dehors de la CSO, car le temps et l'espace n'existe pas dans la CSO. Temps et espace sont crées simultanément par cette projection, au sein même de la CSO. Et parce que cette projection est illusoire, tout comme ce qui en résulte (le temps, l'espace, le sujet et les objets), la CSO demeure inchangée. 

(II)(7) En tant que sujet

"Lorsque les objets sont projetés, le pouvoir d’attention en tant que sujet est présupposé,... " (7).
Après leur projection les objets sont des objets au sens propre du terme, formant un contenu de conscience pour un sujet conscient. Ce qui n'est pas le cas pour les objets, ou le pouvoir d'attention, avant projection, qui (on peut le penser) ne se différencient pas dans, et de, la CSO. 
"... cependant la Conscience-sans-objet demeure inchangée" (7).
Car tout cela (ce déploiement) n'est qu'un jeu ou une illusion. 

(II)(8-11) Conscience des objets et de leur absence

"Lorsque la conscience des objets naît, alors semblablement, surgit la conscience de l’absence d’objets" (8).
L'illusion n'est une illusion que si un jour elle prend fin. A la projection, qui aboutit à la conscience des objets, correspond un mouvement inverse de retour, que l'auteur ne nomme pas mais, qui est la conscience de l'absence d'objet. Les deux sont corrélatifs, peut-être peut on voir dans cette conscience de l'absence d'objet une simple reconnaissance de leur vacuité. 
En effet la conscience des objets, et non pas les objets eux-mêmes, (nous sommes donc dans une sorte d'idéalisme absolu), est l'univers (9) et la conscience de l'absence d'objets est le nirvana (10). 

On pourrait résumer cela ainsi : 

A) Avant projection : 
(i) Conscience sans objet, (ii) Pouvoir d'attention, (iii) Objets. 
B) Après projection : 
(i) Conscience des objets (univers), (ii) Sujet conscient, (iii) Objets de la conscience.
C) Retour : 
(i) Conscience de l'absence d'objets (nirvana), (ii) Absence de sujet, (iii) Absence d'objet.

La conscience de l'absence d'objet (CAO) n'est pas la conscience sans objet (CSO), celle-ci englobe à la fois la conscience des objets et la CAO, et les deux ne sont pas distincte dans la CSO (11).


(III)(12-16) Temps, intemporalité

"Dans la conscience sans objet réside la semence du temps" (12).
La semence du temps n'est pas temporelle, c'est une potentialité (comme les objets dans la CSO). Idem que précédemment, et pour la suite, la connaissance d'un terme est simultanée, ou corrélative, à celle de son contraire. En l’occurrence l'attention connait à la fois le temps et l'intemporalité - autrement dit l'affranchissement de la temporalité (13). Etre conscient du temps c'est être conscient de l'univers et vice-versa, puisque l'univers est constitué des objets de la conscience qui ne subsistent que provisoirement, et que le temps ne s'exerce que sur ces objets (14). Et tout comme la reconnaissance de la vacuité des objets, ou de leur absence, celle de la vacuité du temps, ou de l'intemporalité, amène au nirvana (15). A nouveau pour la CSO, il n'y a aucune différence entre temps et intemporalité (qui sont en elles mais sous un mode incompréhensible) (16). 

(IV)(17-21) Espace, vacuité spatiale

Idem pour l'espace. La semence (non spatiale) de l'espace, contenant le monde, réside dans la CSO (17). L'espace est donc vu comme un contenant dont le contenu est des objets de conscience, car ce sont eux qui forment l'univers. L'espace tout comme le temps, n'est donc pas une réalité indépendante de la conscience, car tous les objets sont des objets de la conscience (que ce soit dans la CSO ou dans la conscience ordinaire, après leur projection). L'espace et la vacuité de l'espace sont connus simultanément par l'attention (18). Car on ne connait vraiment une chose que si on en connait le statut d'apparence. 

Contenu : 
- Objets de conscience, vacuité des objets (absence d'objets)
Contenant : 
- Temps, vacuité du temps (intemporalité)
- Espace, vacuité de l'espace

La vacuité n'est pas une simple absence, les objets, le temps ou l'espace ne disparaissent pas, mais une reconnaissance : les objets, le temps ou l'espace n'ont jamais vraiment existé (ce n'étaient que des apparences). 
Par la suite, être conscient de l'espace c'est être conscient de l'ensemble des objets qui en sont le contenu (19), puisque contenu et contenant ne sont pas indépendant l'un de l'autre. On peut alors se demander en quoi l'espace (en tant que contenant) se différencie de la conscience ? En fait l'espace, comme le temps, et comme les objets, est un contenu de la conscience. Les objets sont contenus dans l'espace qui est contenu dans la conscience. 

Etre conscient des objets/du temps/de l'espace = être conscient de l'univers.
Reconnaître la vacuité des objets/du temps/de l'espace = atteindre le nirvana.

A noter, l'emploi du terme de reconnaissance pour la vacuité, car la reconnaissance ne présuppose pas une dualité sujet-objet (ou une trinité si on ajoute la conscience), comme dans être conscient de quelque chose. La reconnaissance, non pas de quelque chose mais de rien, est un acte pur (sans objet il ne peut pas non plus y avoir de sujet). Ensuite l'auteur nous dit que reconnaître la vacuité de l'espace c'est s'éveiller à la conscience nirvanique (20). En quoi cette conscience nirvanique (semblable à la conscience de l'absence d'objet) se distingue-t-elle d'une conscience sans objet ? Probablement en rien si on considère la nature de cette conscience mais en tout si on considère sa provenance. La conscience sans objet est indépendante de toute projection, la conscience nirvanique provient d'un retour, en constatant le caractère illusoire de cette projection. C'est pourquoi pour la CSO l'espace et la vacuité spatiale ne sont pas distinctes (21). Pas plus que le recto et le verso d'une même feuille de papier (et sans doute encore moins). 

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