Relativement à cet infini dont nous nous occupons actuellement, l’infini de l’espace, nous avons entendu dire souvent que « si l’esprit admettait cette idée, acquiesçait à cette idée, la voulait concevoir, c’était surtout à cause de la difficulté encore plus grande qui s’oppose à la conception d’une limite quelconque. » Mais ceci est simplement une de ces phrases par lesquelles les penseurs, même profonds, prennent plaisir, depuis un temps immémorial, à se tromper eux-mêmes. C’est dans le mot difficulté que se cache l’argutie. L’esprit, nous dit-on, accepte l’idée d’un espace illimité à cause de la difficulté plus grande qu’il trouve à concevoir celle d’un espace limité. Or, si la proposition était posée loyalement, l’absurdité en deviendrait immédiatement évidente. Pour parler net, dans le cas en question, il n’y a pas simplement difficulté. L’assertion proposée, si elle était présentée sous des termes conformes à l’intention, et sans sophistiquerie, serait exprimée ainsi : « L’esprit admet l’idée d’un espace illimité à cause de l’impossibilité plus grande de concevoir celle d’un espace limité. »
On voit au premier coup d’œil qu’il n’est pas ici question d’établir un parallèle entre deux crédibilités, entre deux arguments, sur la validité respective desquels la raison est appelée à décider ; il s’agit de deux conceptions, directement contradictoires, toutes deux d’une impossibilité avouée, dont l’une, nous dit-on, peut cependant être acceptée par l’intelligence, en raison de la plus grande impossibilité qui empêche d’accepter la seconde. L’alternative n’est pas entre deux difficultés ; on suppose simplement que nous choisissons entre deux impossibilités. Or, la première admet des degrés ; mais la seconde n’en admet aucun ; c’est justement le cas suggéré par l’auteur de l’impertinente épître que nous avons citée. Une tâche est plus ou moins difficile ; mais elle ne peut être que possible ou impossible ; il n’y a pas de milieu. Il serait peut-être plus difficile de renverser la chaîne des Andes qu’une fourmilière ; mais il est tout aussi impossible d’anéantir la matière de l’une que la matière de l’autre. Un homme peut sauter dix pieds moins difficilement que vingt : mais il tombe sous le sens que pour lui l’impossibilité de sauter jusqu’à la Lune n’est pas moindre que de sauter jusqu’à l’étoile du Chien.
Puisque tout ceci est irréfutable, puisque le choix permis à l’esprit ne peut avoir lieu qu’entre deux conceptions impossibles, puisqu’une impossibilité ne peut pas être plus grande qu’une autre, et ne peut conséquemment lui être préférée, les philosophes qui non-seulement affirment, en se basant sur le raisonnement précité, l’idée humaine de l’infini, mais aussi, en se basant sur cette idée hypothétique, l’Infini lui-même, s’engagent évidemment à prouver qu’une chose impossible devient possible quand on peut montrer qu’une autre chose, elle aussi, est impossible. Ceci, dira-t-on, est un non-sens ; peut-être bien ; je crois vraiment que c’est un parfait non-sens, mais je n’ai nullement la prétention de le réclamer comme étant de mon fait. (33-36) (...)
« Il faut être Dieu même ! » Malgré cette phrase effrayante, vibrant encore dans mon oreille, j’ose toutefois demander si notre ignorance actuelle de la Divinité est une ignorance à laquelle l’âme est éternellement condamnée. (44-45)
Extrait de Eurêka, Essai sur l'univers matériel et spirituel (1848), Ed. Le Castor Astral, 1993. (Ouvrage épuisé).
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En ligne : wikisource (trad. Baudelaire)
Etude :
René Dubois, Edgar A. Poe à la lumière du Bouddhisme mahayana (thèse de doctorat, université de la réunion, 1995), Ed. Messene, 1997. (Ouvrage épuisé)
En ligne : tel.archives-ouvertes (PDF)
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