mardi 2 avril 2013

Lionnerie

MAJ de la page : Edgar Allan Poe





LIONNERIE

Tout le populaire se dressa
Sur ses dix doigts de pied dans un étrange ébahissement.
L’évêque Hall. — Satires.

Je suis, — c’est-à-dire j’étais un grand homme ; mais je ne suis ni l’auteur du Junius ni l’homme au masque de fer ; car mon nom est, je crois, Robert Jones, et je suis né quelque part dans la cité de Fum-Fudge.
La première action de ma vie fut d’empoigner mon nez à deux mains. Ma mère vit cela et m’appela un génie ; — mon père pleura de joie et me fit cadeau d’un traité de nosologie. Je le possédais à fond avant de porter des culottes.
Je commençai dès lors à pressentir ma voie dans la science, et je compris bientôt que tout homme, pourvu qu’il ait un nez suffisamment marquant, peut, en se laissant conduire par lui, arriver à la dignité de lion. Mais mon attention ne se confina pas dans les pures théories. Chaque matin, je tirais deux fois ma trompe, et j’avalais une douzaine de petits verres.
Quand je fus arrivé à ma majorité, mon père me demanda un jour si je voulais le suivre dans son cabinet.
« Mon fils, dit-il quand nous fûmes assis, quel est le but principal de votre existence ?
— Mon père, répondis-je, c’est l’étude de la nosologie.
— Et qu’est-ce que la nosologie, Robert ?
— Monsieur, dis-je, c’est la science des nez.
— Et pouvez-vous me dire, demanda-t-il, quel est le sens du mot nez ?
— Un nez, mon père, répliquai-je en baissant le ton, — a été défini diversement par un millier d’auteurs. (Ici, je tirai ma montre.) Il est maintenant midi, ou peu s’en faut, — nous avons donc le temps, d’ici à minuit, de les passer tous en revue. Je commence donc : — Le nez, suivant Bartholinus, est cette protubérance, cette bosse, cette excroissance, cette…
— Cela va bien, Robert, interrompit le bon vieux gentleman. Je suis foudroyé par l’immensité de vos connaissances, — positivement je le suis, — oui, sur mon âme ! (Ici, il ferma les yeux et posa la main sur son cœur.) Approchez ! (Puis il me prit par le bras.) Votre éducation peut être considérée maintenant comme achevée, — il est grandement temps que vous vous poussiez dans le monde, — et vous n’avez rien de mieux à faire que de suivre simplement votre nez. — Ainsi — ainsi… (alors, il me conduisit à coups de pied tout le long des escaliers jusqu’à la porte), ainsi sortez de chez moi, et que Dieu vous assiste ! »
Comme je sentais en moi l’afflatus divin, je considérai cet accident presque comme un bonheur. Je jugeai que l’avis paternel était bon. Je résolus de suivre mon nez. Je le tirai tout d’abord deux ou trois fois, et j’écrivis incontinent une brochure sur la nosologie.
Tout Fum-Fudge fut sens dessus dessous.
« Étonnant génie ! dit le Quarterly.
— Admirable physiologiste ! dit le Westminster.
— Habile gaillard ! dit le Foreign.
— Bel écrivain ! dit l’Edinburgh.
— Profond penseur ! dit le Dublin.
— Grand homme ! dit Bentley.
— Âme divine ! dit Fraser.
— Un des nôtres ! dit Blackwood.
— Qui peut-il être ? dit mistress Bas-Bleu.
— Que peut-il être ? dit la grosse miss Bas-Bleu.
— Où peut-il être ? » dit la petite miss Bas-Bleu.
Mais je n’accordai aucune attention à toute cette populace, — j’allai tout droit à l’atelier d’un artiste.
La duchesse de Dieu-me-Bénisse posait pour son portrait ; le marquis de Tel-et-Tel tenait le caniche de la duchesse ; le comte de Choses-et-d’Autres jouait avec le flacon de sels de la dame, et Son Altesse Royale de Noli-me-Tangere se penchait sur le dos de son fauteuil.
Je m’approchai de l’artiste, et je dressai mon nez.
« Oh ! très beau ! soupira Sa Grâce.
— Oh ! au secours ! bégaya le marquis.
— Oh ! choquant ! murmura le comte.
— Oh ! abominable ! grogna Son Altesse Royale.
— Combien en voulez-vous ? demanda l’artiste.
— De son nez ? s’écria Sa Grâce.
— Mille livres, dis-je en m’asseyant.
— Mille livres ? demanda l’artiste d’un air rêveur.
— Mille livres, dis-je.
— C’est très beau ! dit-il en extase.
— C’est mille livres, dis-je.
— Le garantissez-vous ? demanda-t-il en tournant le nez vers le jour.
— Je le garantis, dis-je en le mouchant vigoureusement.
— Est-ce bien un original ? demanda-t-il en le touchant avec respect.
— Hein ? dis-je en le tortillant de côté.
— Il n’en a pas été fait de copie ? demanda-t-il en l’étudiant au microscope.
— Jamais ! dis-je en le redressant.
— Admirable ! s’écria-t-il tout étourdi par la beauté de la manœuvre.
— Mille livres, dis-je.
— Mille livres ? dit-il.
— Précisément, dis-je.
— Mille livres ? dit-il.
— Juste, dis-je.
— Vous les aurez, dit-il ; quel morceau capital !!! »
Il me fit immédiatement un billet, et prit un croquis de mon nez. Je louai un appartement dans Jermyn street, et j’adressai à Sa Majesté la quatre-vingt-dix-neuvième édition de ma Nosologie, avec un portrait de la trompe.
Le prince de Galles, ce mauvais petit libertin, m’invita à dîner.
Nous étions tous Lions et gens du meilleur ton.
Il y avait là un néoplatonicien. Il cita Porphyre, Jamblique, Plotin, Proclus, Hiéroclès, Maxime de Tyr, et Syrianus.
Il y avait un professeur de perfectibilité humaine. Il cita Turgot, Price, Priestley, Condorcet, de Staël, et l’Ambitious Student in Ill Health.
Il y avait sir Positif Paradoxe. Il remarqua que tous les fous étaient philosophes, et que tous les philosophes étaient fous.
Il y avait Æsthéticus Éthix. Il parla de feu, d’unité et d’atomes ; d’âme double et préexistante ; d’affinité et d’antipathie ; d’intelligence primitive et d’homœomérie.
Il y avait Théologos Théologie. Il bavarda sur Eusèbe et Arius ; sur l’hérésie et le concile de Nicée ; sur le puseyisme et le consubstantialisme ; sur Homoousios et Homoiousios.
Il y avait Fricassée, du Rocher de Cancale. Il parla de langue à l’écarlate, de choux-fleurs à la sauce veloutée, de veau à la Sainte-Menehould, de marinade à la Saint-Florentin, et de gelées d’orange en mosaïque.
Il y avait Bibulus O’Bumper. Il dit son mot sur le latour et le markbrünnen, sur le champagne mousseux et le chambertin, sur le richebourg et le saint-georges, sur le haut-brion, le léoville et le médoc, sur le barsac et le preignac, sur le grave, sur le sauterne, sur le laffite et sur le saint-péray. Il hocha la tête à l’endroit du clos-vougeot, et se vanta de distinguer, les yeux fermés, le xérès de l’amontillado.
Il y avait il signor Tintontintino, de Florence. Il expliqua Cimabuë, Arpino, Carpaccio et Agostino ; il parla des ténèbres du Caravage, de la suavité de l’Albane, du coloris du Titien, des vastes commères de Rubens et des polissonneries de Jean Steen.
Il y avait le recteur de l’Université de Fum-Fudge. Il émit cette opinion, que la lune s’appelait Bendis en Thrace, Bubastis en Égypte, Diane à Rome, et Artémis en Grèce.
Il y avait un Grand Turc de Stamboul. Il ne pouvait s’empêcher de croire que les anges étaient des chevaux, des coqs et des taureaux ; qu’il existait dans le sixième siècle quelqu’un qui avait soixante et dix mille têtes, et que la terre était supportée par une vache bleu de ciel ornée d’un nombre incalculable de cornes vertes.
Il y avait Delphinus Polyglotte. Il nous dit ce qu’étaient devenus les quatre-vingt-trois tragédies perdues d’Eschyle, les cinquante-quatre oraisons d’Isæus, les trois cent quatre-vingt-onze discours de Lysias, les cent quatre-vingts traités de Théophraste, le huitième livre des sections coniques d’Apollonius, les hymnes et dithyrambes de Pindare et les quarante-cinq tragédies d’Homère le Jeune.
Il y avait Ferdinand Fitz-Fossillus Feldspar. Il nous renseigna sur les feux souterrains et les couches tertiaires ; sur les aériformes, les fluidiformes et les solidiformes ; sur le quartz et la marne ; sur le schiste et le schorl ; sur le gypse et le trapp ; sur le talc et le calcaire ; sur la blende et la horn-blende ; sur le micaschiste et le poudingue ; sur la cyanite et le lépidolithe ; sur l’hæmatite et la trémolite ; sur l’antimoine et la calcédoine ; sur le manganèse et sur tout ce qu’il vous plaira.
Il y avait moi. Je parlai de moi, — de moi, de moi, et de moi ; — de nosologie, de ma brochure et de moi. Je dressai mon nez, et je parlai de moi.
« Heureux homme ! homme miraculeux ! dit le prince.
— Superbe ! dirent les convives. Et, le matin qui suivit, Sa Grâce de Dieu-me-Bénisse me fit une visite.
— Viendrez-vous à Almack, mignonne créature ? dit-elle en me donnant une petite tape sous le menton.
— Oui, sur mon honneur ! dis-je.
— Avec tout votre nez, sans exception ? demanda-t-elle.
— Aussi vrai que je vis, répliquai-je.
— Voici donc une carte d’invitation, bel ange. Dirai-je que vous viendrez ?
— Chère duchesse, de tout mon cœur !
— Qui vous parle de votre cœur ! — mais avec votre nez, avec tout votre nez, n’est-ce pas ?
— Pas un brin de moins, mon amour, dis-je. » Je le tortillai donc une ou deux fois, et je me rendis à Almack. Les salons étaient pleins à étouffer.
« Il arrive ! dit quelqu’un sur l’escalier.
— Il arrive ! dit un autre un peu plus haut.
— Il arrive ! dit un autre encore un peu plus haut.
— Il est arrivé ! s’écria la duchesse ; il est arrivé, le petit amour ! »
Et, s’emparant fortement de moi avec ses deux mains, elle me baisa trois fois sur le nez.
Une sensation marquée parcourut immédiatement l’assemblée.
« Diavolo ! cria le comte de Capricornutti.
— Dios guarda ! murmura don Stiletto.
— Mille tonnerres ! jura le prince de Grenouille.
— Mille tiaples ! » grogna l’électeur de Bluddennuff.
Cela ne pouvait pas passer ainsi. Je me fâchai. Je me tournai brusquement vers Bluddennuff.
« Monsieur ! lui dis-je, vous êtes un babouin.
— Monsieur ! répliqua-t-il après une pause, Donnerre et églairs ! »
Je n’en demandais pas davantage. Nous échangeâmes nos cartes. À Chalk-Farm, le lendemain matin, je lui abattis le nez, — et puis je me présentai chez mes amis.
« Bête ! dit le premier.
— Sot ! dit le second.
— Butor ! dit le troisième.
— Âne ! dit le quatrième.
— Benêt ! dit le cinquième.
— Nigaud ! dit le sixième.
— Sortez ! » dit le septième.
Je me sentis très mortifié de tout cela, et j’allai voir mon père.
« Mon père, lui demandai-je, quel est le but principal de mon existence ?
— Mon fils, répliqua-t-il, c’est toujours l’étude de la nosologie ; mais, en frappant l’électeur au nez, vous avez dépassé votre but. Vous avez un fort beau nez, c’est vrai ; mais Bluddennuff n’en a plus. Vous êtes sifflé, et il est devenu le héros du jour. Je vous accorde que, dans Fum-Fudge, la grandeur d’un lion est proportionnelle à la dimension de sa trompe ; — mais, bonté divine ! il n’y a pas de rivalité possible avec un lion qui n’en a pas du tout.


Extrait des Nouvelles histoires extraordinaires, trad. Charles Baudelaire (1884)
Commande sur Amazon : Nouvelles histoires extraordinaires
En ligne : wikisource

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...