Emmanuel Todd - La question ukrainienne
« Entre 1990 et 1998, la décomposition de la Russie avait été très loin, conduisant à la perte de contrôle par l'État russe de populations ethniquement russes. Dans le cas des pays baltes, du Caucase et de l'Asie centrale, zones majoritairement non russes, le reflux peut être interprété comme un retrait impérial ou une décolonisation. Dans le cas de la Biélorussie, de l'Ukraine et de la moitié nord du Kazakhstan, la Russie perdait une partie de sa sphère de domination traditionnelle. La Biélorussie n'a jamais existé en tant qu'entité étatique autonome. Le nord du Kazakhstan non plus, et dans ces deux cas, la perte de contrôle peut être considérée comme l'effet paradoxal d'une anarchie qui respecterait des frontières créées à l'époque soviétique. Le cas de l'Ukraine, avec ses trois sous-populations — ukrainienne uniate à l'ouest, ukrainienne orthodoxe au centre et russe à l'est — est plus complexe. Une sécession définitive pouvait être envisagée avec plus de réalisme. Mais Huntington a probablement raison contre Brzezinski lorsqu'il affirme que l'Ukraine est appelée à revenir dans l'orbite de la Russie. On ne peut cependant accepter son interprétation religieuse simpliste du phénomène. La dépendance de l'Ukraine à l'égard de la Russie résulte de permanences historiques autrement denses et subtiles.
« Du point de vue de l'Ukraine, l'innovation est toujours venue de Russie. Nous sommes ici confrontés à une constante historique. La révolution bolchevique a pris naissance en Russie et plus spécifiquement dans sa partie historiquement dominante, un vaste espace autour de l'axe Moscou-Saint-Pétersbourg. Là était né l'État russe ; de là sont parties toutes les vagues modernisatrices, du XVIe au XXe siècle. C'est là encore que s'effectua la percée libérale des années 90. La mise à bas du communisme, la vague réformatrice qui se poursuit aujourd'hui ont pris naissance à Moscou et sont véhiculées par la langue russe. L'Ukraine, coupée de la Russie, ne peut qu'aller très lentement dans la voie des réformes, et ce, quelle que soit l'agitation idéologique et verbale entretenue par le Fonds monétaire international.
« L'Ukraine n'est, historiquement et sociologiquement, qu'une zone mal structurée, floue, jamais à l'origine d'un phénomène important de modernisation. Elle est essentiellement une périphérie russe, soumise aux impulsions du centre, et à toutes les époques caractérisée par son conservatisme : antibolchevique et antisémite en 1917-1918, plus ancrée que la Russie dans le stalinisme depuis 1990. Les Occidentaux, trompés par son positionnement géographique à l'ouest et par la présence d'une grosse minorité religieuse uniate proche du catholicisme, n'ont pas compris que l'Ukraine, en déclarant son indépendance, s'isolait de la révolution démocratique moscovite et pétersbourgeoise, même si elle se mettait ainsi en situation d'obtenir des crédits occidentaux. N'exagérons pas, cependant, le conservatisme périphérique de l'Ukraine. Ses difficultés à sortir du pur présidentialisme autoritaire ne sont quand même pas comparables à celles du Kazakhstan ou de l'Ouzbékistan.
« Le scénario proposé par Brzezinski n'était cependant pas absurde. Il existe ce qu'il faut de différenciation culturelle vis-à-vis de la Russie pour que l'Ukraine s'autodéfinisse comme spécifique. Mais, dépourvue de dynamique propre, l'Ukraine ne peut échapper à la Russie qu'en passant dans l'orbite d'une autre puissance. La puissance américaine est trop lointaine et trop immatérielle pour servir de contre-poids à la Russie. L'Europe est une puissance économique réelle, avec en son cœur l'Allemagne. Elle n'est pas un pôle de puissance militaire et politique. Mais si l'Europe veut le devenir, il n'est pas de son intérêt de satelliser l'Ukraine, parce qu'elle aura besoin d'un pôle d'équilibre russe pour s'émanciper de la tutelle américaine.
« Nous pouvons mesurer ici l'inexistence concrète, économique, des États-Unis au cœur de l'Eurasie : la puissance de leur verbe ne peut y compenser l'immatérialité de leur production, particulièrement pour un pays en développement comme l'Ukraine. Si l'on met de côté ses exportations militaires et quelques ordinateurs, l'Amérique n'a pas grand-chose à proposer. Elle n'exporte pas les biens de production et de consommation dont les Ukrainiens ont besoin. Quant au capital financier, elle l'absorbe au contraire, privant le monde en développement des ressources dégagées par le Japon et l'Europe. Tout ce que peut faire l'Amérique, c'est donner l'illusion de la puissance financière à travers le contrôle politique et idéologique du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale, deux institutions dont, soit dit en passant, la Russie, elle, peut désormais se passer, grâce à ses excédents commerciaux.
« L'Amérique peut bien entendu s'offrir pour consommer les biens éventuellement produits par l'Ukraine, en les payant avec l'argent pompé en Europe, au Japon ou ailleurs. Mais les échanges commerciaux révèlent surtout la dépendance de l'Ukraine à l'égard de la Russie et de l'Europe et l'extériorité des États-Unis. En 2000, l'Ukraine a importé pour 8040 millions de dollars de la Communauté des États indépendants, pour 5 916 millions de dollars du reste du monde, principalement d'Europe. Les 190 millions de biens et services en provenance des États-Unis représentaient 1,4 % du total. L'Ukraine a exporté, durant la même année, pour 4498 millions de dollars vers la CEI et 10075 millions vers le reste du monde, dont 872 seulement vers les États-Unis, 6 % du total. L'Ukraine ne couvre ses échanges avec la CEI que pour 56 %, mais elle est excédentaire vis-à-vis du reste du monde, avec un taux de couverture de 170 %.
« C'est ici qu'apparaît le plus nettement l'immatérialité de l'empire américain : les États-Unis ne couvrent leurs importations venant d'Ukraine qu'à 22 %. Ne négligeons pas l'aspect dynamique du processus : dans leur commerce avec l'Ukraine, les États-Unis ne sont déficitaires que depuis 1994. En 1992 et 1993, ils avaient dégagé un léger excédent. La consommation est de plus en plus clairement la spécialisation fondamentale de l'économie américaine dans le système international. Les États-Unis ne sont plus, c'est le moins qu'on puisse dire, dans la situation de surproductivité de l'immédiat après-guerre et c'est pourquoi ils n'ont pu être les dispensateurs du nouveau plan Marshall dont les pays sortant du communisme auraient eu besoin. Ils sont, dans l'ancienne sphère soviétique comme ailleurs, prédateurs.
« Notre seule certitude concernant l'Ukraine est qu'elle ne va pas se déplacer. Son rapprochement avec la Russie est vraisemblable, tout comme l'impossibilité d'une reprise en main pure et simple par Moscou. La Russie, si son économie redémarre, va redevenir le centre de gravité d'un espace plus vaste qu'elle. La Communauté des États indépendants pourrait devenir une forme politique réelle et nouvelle, combinant leadership russe et autonomie de plusieurs couronnes successives. La Biélorussie serait annexée de fait, l'Ukraine resterait réellement autonome, mais redeviendrait une seconde Russie, petite ou nouvelle. La notion de « toutes les Russies » réémergerait dans la conscience des acteurs locaux et internationaux. L'Arménie, au-delà du Caucase, garderait son statut d'alliée, verrouillée à la Russie par la peur de la Turquie, alliée privilégiée, pour quelques années encore, des États-Unis. La Géorgie rentrerait dans le rang. Les républiques d'Asie centrale reviendraient explicitement sous influence, le Kazakhstan mi-russe occupant évidemment une place particulière dans le dispositif. La réémergence de la Russie comme acteur économique et culturel dynamique dans cette région mettrait évidemment les troupes positionnées par les États-Unis en Ouzbékistan et au Kirghizistan dans une situation étrange, l'expression corps étranger prenant alors tout son sens. Ce processus de réorganisation créerait immédiatement à l'est de la Communauté européenne élargie une deuxième entité plurinationale, pourvue elle d'une force directrice centrale, la Russie. Mais dans les deux cas le caractère complexe du système politique rendrait tout comportement réellement agressif difficile, et toute entrée dans un conflit militaire majeur extrêmement problématique. »
Extrait de : Emmanuel Todd - « Après l'empire », chapitre « Le retour de la Russie » (2002)
Commande sur Amazon : Après l'empire: Essai sur la décomposition du système américain
Source du texte : Brunch
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire