Évincé de l'Université de Yale en 2005, cette figure majeure de la pensée libertaire nord-américaine est aujourd'hui professeur à la London School of Economics.
Source (et suite) du texte : wikipedia
Bibliographie :
- Pour une anthropologie anarchiste, Lux Éditeur, 2006
- Dette : 5000 ans d'histoire, Ed. Les liens qui libèrent, 2013
- La Démocratie Aux Marges, Ed. Le Bord de l'eau, 2014
- Comme si nous étions déjà libres, Lux Éditeur, 2014
- Des fins du capitalisme : Possibilités I, Ed. Payot, 2014
David Graeber, Dette : 5000 ans d'histoire sur (Radio grenouille, 2014)
Commande sur Amazon : Dette : 5000 ans d'histoire
Les Matins par Marc Voinchet
David Graeber, anthropologue, économiste, 02.10.2013
David Graeber : « La façon la plus simple de désobéir à la finance, c’est de refuser de payer les dettes »
Par Agnès Rousseaux, le 16 janvier 2014
La dette ? Une construction sociale, fondatrice d’un pouvoir arbitraire, estime David Graeber, anthropologue et économiste états-unien, considéré par le New York Times comme l’un des intellectuels les plus influents actuellement. Les pays pauvres et les personnes endettées sont aujourd’hui enchainés aux systèmes de crédit. Piégés dans des relations basées sur la violence, les inégalités et justifiées par la morale, décrit l’auteur, dans un ouvrage qui retrace 5000 ans d’histoire de la dette. « Rembourser ses dettes » est devenu un dogme, impossible à contester. Et si, malgré tout, on décidait d’effacer l’ardoise ? Avec le mouvement Occupy Wall Street, David Graeber lance des actions de désobéissance civile pour démontrer l’absurdité du système capitaliste actuel. Entretien.
Basta ! : A quel moment dans l’histoire le crédit est-il apparu ? Qu’est-ce qu’une dette ?
David Graeber [1] : La dette est une promesse, qui a été pervertie par les mathématiques et la violence. On nous a raconté une histoire : « Il était une fois des gens qui utilisaient le troc. Voyant que cela ne marchait pas très bien, ils ont créé la monnaie. Et l’argent nous a amené le crédit. » Du troc au crédit, une sorte de ligne droite nous amènerait donc à la situation actuelle. Si on regarde plus attentivement l’histoire, cela s’est passé bien différemment ! Le crédit a d’abord été créé. La monnaie physique est apparue quelques milliers d’années plus tard. Cela permet de poser les questions différemment : comment sommes-nous passés d’un système où les gens disaient « je vous dois une vache », à un système où l’on peut mesurer la valeur exacte d’une dette ? Ou l’on peut assurer, formule mathématique à l’appui, que « 340 poulets sont équivalents à cinq vaches » ? Comment une promesse, une obligation de remboursement, est devenue une « dette » ? Comment l’idée que nous devons une faveur a-t-elle été quantifiée ?
En quoi quantifier une dette est-elle un problème ?
Quantifiable, la dette devient froide, impersonnelle et surtout transférable : l’identité du créancier n’a pas vraiment d’importance. Si je promets de vous rencontrer à cinq heures demain, vous ne pouvez pas donner cette promesse à quelqu’un d’autre. Parce que la dette est impersonnelle, parce qu’elle peut être exigible par des mécanismes impersonnels, elle peut être transférée à une autre personne. Sans ces mécanismes, la dette est quelque chose de très différent. C’est une promesse qui repose sur la confiance. Et une promesse, ce n’est pas la négation de la liberté, au contraire, c’est l’essence de la liberté ! Être libre, c’est justement avoir la capacité de faire des promesses. Les esclaves ne peuvent pas en faire, ils ne peuvent pas prendre d’engagements auprès d’autres personnes, car ils ne sont pas sûrs de pouvoir les tenir. Être libre, c’est pouvoir s’engager auprès d’autrui.
Au contraire, le « remboursement de la dette » est devenu un dogme moral...
La dette a été transformée en une question d’arithmétique impersonnelle, en l’essence même de l’obligation morale. C’est ce processus que nous devons défaire. Il est fascinant aussi de voir le lien entre la notion de dette et le vocabulaire religieux, de constater comment les premières religions débutent avec le langage de la dette : votre vie est une dette que vous devez à Dieu. La Bible par exemple commence avec le rachat des péchés...
Devenue dogme moral, la dette justifie les dominations les plus terribles. On ne peut comprendre ce qu’elle représente aujourd’hui sans un détour par cette longue histoire de la dette comme justification morale de relations de pouvoir inégales. Le langage de la dette permet de justifier une relation de pouvoir arbitraire. Et il est très difficile d’argumenter face à un pouvoir arbitraire sans adopter le même langage.
Vous citez l’exemple de la mafia...
Parler de dette devient un moyen pour décrire des relations inégales. Les mafieux ont compris cela : ils utilisent souvent le terme de dette, même si ce qu’ils font est en réalité de l’extorsion. Quand ils annulent ou reportent certaines dettes, cela passe pour de la générosité ! C’est comme les armées qui font payer un tribut aux vaincus : une taxe en échange des vies épargnées. Avec le langage de la dette, on dirait que ce sont les victimes qui sont à blâmer. Dans de nombreuses langues, dette, culpabilité et péché sont le même mot ou ont la même racine.
La monnaie, qui permet de quantifier précisément la valeur d’une dette, apparaît d’ailleurs dans les situations de violence potentielle. L’argent est aussi né du besoin de financer les guerres. La monnaie a été inventée pour permettre aux États de payer des armées professionnelles. Dans l’Empire romain, la monnaie apparait exactement là où stationnent les légions. De la même façon, le système bancaire actuel a été créé pour financer la guerre. Violence et quantification sont intimement liés. Cela transforme les rapports humains : un système qui réduit le monde à des chiffres ne peut être maintenu que par les armes.
Il y a aussi une inversion : le créancier semble être devenu la victime. L’austérité et la souffrance sociale sont alors considérées comme un sacrifice nécessaire, dicté par la morale…
Absolument. Cela permet par exemple de comprendre ce qui se joue en Europe aujourd’hui. L’Europe est-elle une communauté de partenaires égaux ? Ou y a-t-il une relation de pouvoir entre entités inégales ? Est-ce que tout peut être renégocié ? Quand une dette est établie entre égaux, elle est toujours traitée comme une promesse. Nous renégocions des promesses tout le temps, car les situations changent : si je vous promets de vous voir demain à cinq heures, si ma mère meurt, je ne suis pas obligé de tenir ma promesse.
Les gens riches peuvent être incroyablement compréhensifs concernant la dette des autres riches : les banques états-uniennes Goldman Sachs et Lehman Brothers peuvent se concurrencer, mais quand quelque chose menace leur position générale de classe, soudain elles peuvent oublier toutes les dettes contractées si elles le veulent. C’est ce qui s’est passé en 2008. Des trillions de dollars de dettes ont disparu, parce que cela arrangeait les puissants. De la même façon des gens pauvres vont être très compréhensifs les uns envers les autres. Les prêts que l’on fait à des proches sont finalement souvent des cadeaux. C’est lorsqu’il y a des structures d’inégalités, que soudain la dette devient une obligation morale absolue. La dette envers les riches est la seule à être vraiment « sacrée ». Comment se fait-il que Madagascar soit en difficulté quand il doit de l’argent aux États-Unis, mais que lorsque ce sont les États-Unis qui doivent de l’argent au Japon, c’est le Japon qui est en difficulté ? Le fait notamment que les États-Unis ont une puissante armée change le rapport de force...
Aujourd’hui, on a l’impression que la dette a remplacé les droits : les droits à la formation ou au logement se sont transformés en droit au crédit ?
Certains utilisent leur maison pour financer leur vie en contractant de plus en plus de prêts hypothécaires. Leurs maisons deviennent des distributeurs de billets. Les micro-crédits pour faire face aux problèmes de la vie se multiplient, en substitution de ce qui était auparavant assuré par l’État-providence, qui donnait des garanties sociales et politiques. Aujourd’hui, le capitalisme ne peut plus offrir un bon « deal » à tout le monde. On sort de l’idée que chacun pourrait posséder un bout du capitalisme : aux États-Unis, chacun était censé pouvoir investir dans les entreprises, qui en fait exploitent chacun. Comme si la liberté consistait à posséder une part de notre propre exploitation.
Les banquiers ont aussi transformé la dette en produits bancaires, échangeables comme de la monnaie, sur des marchés financiers...
C’est incroyable ! Il y a six ans, même des gens très intelligents disaient : « Que ces gens sont brillants, ils ont créé de l’argent à partir de rien ». Ou plutôt à partir d’algorithmes tellement complexes, que seuls des astrophysiciens pouvaient les comprendre. Mais cette incroyable sophistication s’est révélée être une escroquerie ! J’ai eu récemment des entretiens avec de nombreux astrophysiciens, qui m’ont affirmé que ces chiffres ne veulent rien dire. Tout ce travail semble très sophistiqué, mais en fait il ne l’est pas. Une classe de personnes a réussi à convaincre tout le monde qu’ils étaient les seuls à pouvoir comprendre. Ils ont menti et les gens les ont cru. Soudain, un pan de l’économie a été détruit, et on a vu qu’eux-mêmes ne comprenaient pas leurs instruments financiers.
Pourquoi cette crise n’a-t-elle pas changé notre rapport à la dette ?
A cause d’un profond déficit intellectuel. Leur travail idéologique a été tellement efficace que tout le monde est convaincu que le système économique actuel est le seul possible. Nous ne savons pas quoi faire d’autre. Alors nous posons un morceau de scotch sur le problème, prétendant que rien ne s’est passé. Où cela nous mènera-t-il ? A une nouvelle panne. Mais nous entrons désormais dans une nouvelle étape : celle du jeu défensif. Comme la plupart des justifications intellectuelles du capitalisme s’effondrent, ses promoteurs attaquent aujourd’hui toutes les alternatives possibles. En Grande-Bretagne, après la crise financière, la première chose qu’ont voulu faire les responsables économiques a été de réformer le système scolaire, pour le rendre plus compétitif. En réalité, le rendre plus semblable au système financier ! Pourquoi ? Sans doute parce que l’enseignement supérieur est un des seuls espaces où d’autres idées, d’autres valeurs, peuvent émerger. D’où la nécessité de couper court à toute alternative avant qu’elle ne puisse émerger. Ce système éducatif fonctionnait pourtant très bien jusqu’à présent, alors que le système financier a failli de manière spectaculaire. Il serait donc plus pertinent de rendre le système financier semblable au système éducatif, et non l’inverse !
Aujourd’hui, aux États-Unis, des gens sont emprisonnés pour incapacité à rembourser leurs dettes. Vous citez l’exemple d’un homme condamné à la prison en 2010 dans l’État de l’Illinois pour une durée illimitée, tant qu’il n’aura pas réussi à rembourser 300 dollars...
Aux États-Unis, des gens sont emprisonnés parce qu’ils n’ont pas réussi à payer les frais de citation en justice. Alors qu’il est presque impossible de poursuivre des banques pour des saisies illégales ! Les banques peuvent toujours aller voir la police pour leur demander de vous arrêter pour défaut de paiement, même si tout le monde sait qu’il s’agit d’une saisie illégale. Pouvoir financier et pouvoir politique sont en train de fusionner. Police, collecteurs d’impôts, les personnes qui vous expulsent de vos maisons, opèrent directement dans l’intérêt des institutions financières. Peu importe votre revenu, quelqu’un signe votre expulsion [2] et la police vous fait sortir de votre maison.
Aux États-Unis, tout le monde croyait faire partie de la classe moyenne. Ce n’est pas vraiment une catégorie économique, plutôt une catégorie sociale et politique : on peut considérer que font partie de la classe moyenne les citoyens qui se sentent plus en sécurité quand ils voient un policier, que l’inverse. Et par extension, avec toutes les autres institutions, banques, écoles... Aujourd’hui, moins de la moitié des Américains considèrent qu’ils font partie de la classe moyenne, contre les trois quarts auparavant. Si vous êtes pauvres, vous supposez que le système est contre vous. Si vous êtes riches, vous avez tendance à croire que le système est avec vous. Jusqu’à présent aucun banquier n’a été mis en prison pour des actes illégaux durant la crise financière. Et des centaines de manifestants ont été arrêtés pour avoir tenté d’attirer l’attention sur ces faits.
La dette provoque toujours contestation et désordre dans les sociétés, écrivez-vous. Et depuis 5000 ans, les insurrections populaires commencent très souvent par la destruction des registres de dette...
La dette semble être le plus puissant des langages moraux jamais créés pour justifier les inégalités et les rendre « morales ». Mais quand tout explose, c’est avec une grande intensité ! L’historien britannique Moisis Finley défendait l’argument que dans le monde antique, il n’y avait qu’une seule demande révolutionnaire : abolir les dettes, et ensuite redistribuer les terres. De la décolonisation de l’Inde à l’Amérique latine, les mouvements d’abolition des dettes semblent partout une priorité. Lors de révolutions paysannes, une des premières actions des insurgés est de trouver les registres de dettes pour les brûler. Puis les registres de propriété des terres. La raison ? La dette, c’est pire que si vous dites à quelqu’un qu’il est inférieur, esclave, intouchable. Car cela signifie : « Nous ne sommes pas fondamentalement différents, vous devriez être mon égal, mais nous avons conclu un contrat d’affaires et vous avez perdu. » C’est un échec moral. Et cela peut engendrer encore plus de colère. Il y a quelque chose de profondément insultant, dégradant avec la dette, qui peut provoquer des réactions très violentes.
Vous réclamez un jubilé, c’est-à-dire un effacement des dettes – dettes souveraines des États mais aussi dettes individuelles. Quel impact économique cela aurait-il aujourd’hui ?
Je laisse les détails techniques aux économistes... Cela supposerait notamment de revenir à un système public pour les pensions de retraite. Les précédentes annulations de dettes n’ont jamais concerné toutes les dettes. Mais certains types de dettes, comme les dettes de consommation ou la dette souveraine des États, pourraient être effacées sans réels effets sociaux. La question n’est pas de savoir si l’annulation de dette va avoir lieu ou pas : les gens qui connaissent bien la situation admettent que cela va évidemment arriver. La Grèce, par exemple, ne pourra jamais rembourser sa dette souveraine, elle sera progressivement effacée. Soit avec de l’inflation – une manière d’effacer la dette qui a des effets délétères – soit par des formes d’annulation directe. Est-ce que cela arrivera « par en bas », sous la pression des mouvements sociaux, ou « par en haut », par une action des dirigeants pour tenter de préserver le système ? Et comment vont-ils habiller cela ? Il est important de le faire de manière explicite, plutôt que de prétendre à un simple « rachat » de la dette. Le plus simple serait de dire qu’une partie de la dette est impayable, que l’État ne garantit plus le paiement, la collecte de cette dette. Car pour une grande part, cette dette existe uniquement parce qu’elle est garantie par l’État.
L’effacement de la dette des États, c’est la banqueroute. Les experts du FMI ou de la Banque mondiale seront-ils un jour d’accord avec cette option ?
Le FMI annule actuellement des dettes en Afrique. Les experts savent que la situation actuelle n’est pas viable. Ils sont conscients que pour préserver le capitalisme financier et la viabilité à long terme du système, quelque chose de radical doit avoir lieu. J’ai été surpris de voir que des rapports du FMI se réfèrent à mon livre. Même au sein de ces institutions, des gens proposent des solutions très radicales.
Est-ce que l’annulation de dettes signifie la chute du capitalisme ?
Pas nécessairement. L’annulation de dettes peut aussi être un moyen de préserver le capitalisme. Mais à long terme, nous allons vers un système post-capitaliste. Cela peut paraître effrayant, puisque le capitalisme a gagné la guerre idéologique, et que les gens sont convaincus que rien d’autre ne peut exister que cette forme précise de capitalisme financier. Il va pourtant falloir inventer autre chose, sinon dans 20 ou 30 ans, la planète sera inhabitable. Je pense que le capitalisme ne sera plus là dans 50 ans, mais je crains que ce qui arrive ensuite soit encore pire. Nous devons construire quelque chose de mieux.
Dans le cadre du mouvement Occupy Wall Street, vous êtes l’un des initiateurs de la campagne Rolling Jubilee. Quels sont ses objectifs et son impact ?
C’est un moyen de montrer à quel point ce système est ridicule. Aux États-Unis, des « collecteurs » achètent de la dette, à 3% ou 5% du montant de la dette initiale, et vont ensuite tenter de recouvrer la totalité de l’argent en faisant payer les personnes endettées. Avec la campagne Rolling Jubilee, nous faisons comme ces collecteurs de dette : nous achetons collectivement nous-mêmes de la dette – ce qui est parfaitement légal – et ensuite, au lieu d’exiger leur remboursement, nous effaçons ces dettes ! Quand nous atteindrons un niveau où cela commence à avoir un effet réel sur l’économie, ils trouveront sans doute un moyen de rendre ça illégal. Mais pour le moment, c’est un bon moyen de mettre en évidence l’absurdité du système (sur cette campagne, lire notre aticle « Strike debt » : un plan de sauvetage du peuple par le peuple). En complément, nous développons le projet « Drom », Debt resistors operation manuel, qui fournit des conseils légaux et pratiques aux personnes endettées.
La façon la plus simple de désobéir à la finance, c’est de refuser de payer les dettes. Pour lancer un mouvement de désobéissance civile contre le capitalisme, on peut commencer par là. Sauf que les gens le font déjà ! Un Américain sur sept est poursuivi par un collecteur de dettes. 20 % au moins des prêts étudiants sont en situation de défaut. Si vous ajoutez les prêts hypothécaires, sur les 80 % de la population qui sont endettés aux États-Unis, entre un quart et un tiers sont déjà en situation de défaut de paiement ! Des millions d’Américains font déjà de la désobéissance civile par rapport à la dette. Le problème est que personne ne veut en parler. Personne ne sait que tout le monde le fait ! Comment réunir tous ces gens isolés ? Comment organiser un mouvement social si tout le monde a honte de ne pas réussir à rembourser ses dettes ? À chaque fois que vous refusez de payer une dette médicale, une dette « odieuse » créée par la collusion entre gouvernement et financiers – qui piège les gens dans des dettes que vous n’avez d’autre choix que de subir – vous pouvez dépenser votre argent pour quelque chose de socialement important. Nous voulons encourager les « coming-out » sur cette résistance au système. Fédérer cette armée invisible de gens qui font défaut, qui sont déjà sur le terrain de bataille, s’opposant au capitalisme par une résistance passive.
Propos recueillis (en anglais) par Agnès Rousseaux
Source : Bastamag
Lire aussi : J’ai lu Graeber sur la dette et depuis, je balade mon banquier par Remi Noyon
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Un dialogue Piketty-Graeber : comment sortir de la dette
25 octobre 2013 par Thomas Piketty , David Graeber
Interview réalisée par Joseph Confavreux et Jade Lindgaard
A l’occasion de la sortie de deux livres importants, Dette 5000 ans d’histoire et Le Capital au XXIe siècle, Mediapart a eu l’heureuse idée d’organiser une rencontre entre leurs auteurs respectifs, David Graeber et Thomas Piketty. Leurs échanges sont accessibles sur le site du journal en ligne et ci-dessous.
Il existe quatre méthodes principales pour réduire significativement une dette publique : la répudiation, l’impôt sur le capital, l’inflation et l’austérité. Mediapart a organisé une rencontre inédite entre l’économiste Thomas Piketty et l’anthropologue David Graeber.
Dette, 5000 ans d’histoire, de l’anthropologue David Graeber, publié par Les Liens qui libèrent, et Le Capital au XXIe siècle de l’économiste Thomas Piketty, édité au Seuil, constituent sans doute les essais les plus forts, décapants et politiques de cette rentrée. Chacun des deux auteurs recourt à l’histoire longue – trois siècles pour Thomas Piketty et 5000 ans pour David Graeber – pour dresser un saisissant paysage de la manière dont nous sommes arrivés à une situation où l’inégalité entre les hommes et le poids des dettes atteint des sommets insoutenables.
Tous deux s’appuient sur un corpus impressionnant pour proposer des solutions originales : un impôt exceptionnel, progressif et, si possible, mondial, sur le capital et les patrimoines pour Thomas Piketty ; une répudiation des dettes, comme plusieurs sociétés en ont connu au cours des siècles, pour David Graeber.
D’où l’envie d’organiser une rencontre entre les deux chercheurs, à l’occasion de la venue à Paris de l’Américain, rencontre centrée sur la question de savoir comment se libérer économiquement, politiquement, mais aussi mentalement, des processus d’endettement et de creusement des inégalités.
Vous semblez tous deux penser que le système économique et financier est en bout de course, et ne pourra pas tenir très longtemps en l’état. Pourriez-vous, chacun, expliquer quelles en sont les principales raisons ?
Thomas Piketty. Je ne suis pas sûr qu’on soit à la veille d’un effondrement du système, du moins d’un point de vue purement économique. Cela dépend beaucoup des réactions politiques et de la capacité des élites à persuader le reste de la population que la situation est acceptable ou non. S’il existe un appareil de conviction très efficace, il n’y a aucune raison que le système ne puisse pas continuer à exister en l’état. Je ne crois donc pas que des forces purement économiques causeront la chute du système.
Marx pensait que la baisse tendancielle du taux de profit ferait inéluctablement tomber le système capitaliste. D’une certaine manière, je suis plus pessimiste que lui, puisque même avec un taux de rendement du capital stable, autour de 5 % en moyenne, et une croissance mesurée, les richesses seront de plus en plus concentrées et le poids des héritages du passé toujours plus fort.
Mais cela, en soi, ne signifie pas qu’il se produira un effondrement économique. Ma thèse est donc différente de celle de Marx, et aussi de celle de David Graeber. Il se produit certes une explosion de la dette, notamment américaine, que nous observons tous : mais il y a, dans le même temps, une forte augmentation du capital, bien supérieure au montant de la dette.
La richesse nette créée est donc positive, puisque la croissance du capital est plus rapide encore que la montée de la dette. Je ne dis pas que c’est nécessairement une bonne chose. Mais il n’y a pas de raison purement économique qui ferait que ce phénomène serait synonyme d’effondrement du système.
Mais vous dites bien que le niveau d’inégalités est devenu insupportable ?
T. P. Oui mais, là encore, l’appareil de persuasion, ou de répression, en fonction du pays dont vous parlez, ou la combinaison des deux, peut permettre à une telle situation de durer. Il y a un siècle, en dépit du suffrage universel, les élites des pays industrialisés avaient réussi à refuser toute mise en place d’impôts progressifs. Il a fallu la guerre pour créer un impôt sur le revenu progressif.
David Graeber. Mais l’endettement d’une personne correspond nécessairement à la richesse d’une autre, non ?
T. P. C’est un point intéressant. J’ai adoré votre livre, la seule critique que j’en ferais, c’est que le capital ne se résume pas à la dette. Il est exact que davantage de dettes, qu’elle soit publique ou privée, crée des ressources pour d’autres. Mais vous n’évoquez pas frontalement les différences possibles entre la dette et le capital. Vous faites comme si l’histoire du capital était la même que celle de la dette. Je pense que vous avez raison de dire que la dette joue un rôle beaucoup plus important qu’on ne l’a supposé jusqu’ici. Et, en particulier, dans les contes de fées que racontent les économistes sur l’accumulation du capital, le troc, la création de la monnaie ou l’échange monétaire.
La manière dont vous déplacez le regard, en insistant sur les relations de pouvoir et de domination à l’œuvre dans les relations d’endettement, est excellente. Mais le capital est utile en soi. Les inégalités de capital sont un problème, mais pas le capital en lui-même. Et il y a beaucoup plus de capital aujourd’hui qu’auparavant.
D. G. Je ne veux pas dire que le capital se résume à la dette. Mais qu’on raconte l’inverse à tout le monde, et que c’est notre rôle de remplir les blancs que ce récit laisse sur l’histoire du salariat, du capitalisme industriel, des formes initiales de capital. J’essaie d’élargir le spectre. Pourquoi dites-vous que les ressources augmentent alors même que la dette augmente ?
T. P. La richesse nette a augmenté, c’est-à-dire les ressources telles qu’on peut les calculer, même compte tenu de la dette.
D. G. Il y a donc plus de richesses par tête qu’avant ?
T. P. C’est évident. Prenons les logements. Non seulement il y a plus de logements qu’il y a 50 ou 100 ans, mais, en proportion d’un an de production, il y a beaucoup plus de logements « nets de dette » qu’auparavant. Rapporté à un an de PIB, si vous mesurez le capital national, défini comme tous les revenus engendrés par l’activité économique, et que vous déduisez tout l’endettement des acteurs publics et privés du pays, le ratio a augmenté dans les pays riches depuis 40 ans. C’est un peu moins spectaculaire aux États-Unis qu’en Europe et au Japon, mais il augmente aussi. Les ressources augmentent donc beaucoup plus vite que la dette.
D. G. Pour revenir à la question initiale, sur un possible effondrement du système, je pense que les prévisions historiques de ce type sont piégées. Ce qui est sûr, c’est que tous les systèmes ont une fin, et qu’il est très dur de savoir quand cela se produira. Mais nous voyons les signes d’un ralentissement du système capitaliste.
Au niveau technologique, on n’a pas le sentiment, comme dans les années 1960 et 1970, de se trouver à la veille de grandes inventions. En termes de visions politiques, on semble loin des grands projets de l’après-guerre, comme la création de l’ONU ou le lancement du programme spatial. Personne n’arrive même à agir sur le dérèglement climatique, qui menace pourtant la viabilité de notre écosystème et de la vie humaine.
Ce sentiment d’impuissance vient notamment du fait que, depuis trente ans, les appareils de persuasion ou de coercition, ont été davantage mobilisés pour gagner la guerre idéologique que pour n’importe quoi d’autre, y compris créer les conditions de la viabilité du système capitaliste. Le néolibéralisme a privilégié le politique et l’idéologique sur l’économique. Stratégiquement, cela veut dire qu‘il a préféré tout déployer pour faire croire que le capitalisme est viable à long terme, plutôt que s’atteler à le rendre viable à long terme. Le résultat, c’est une guerre de l’imaginaire, efficace au point que les gens qui se retrouvent avec des boulots de merde pensent que rien d’autre n’est possible.
On voit bien que cette hégémonie idéologique atteint ses limites aujourd’hui. Cela signifie-t-il que le système s’effondre ? C’est dur à dire. Mais s’il commençait à s’effondrer, cela ressemblerait à ce que nous voyons. Les systèmes économiques peuvent connaître des changements fondamentaux. Le capitalisme est récent, il est raisonnable d’imaginer qu’il peut devenir quelque chose d’autre.
« Retour à la Mésopotamie »
Le capitalisme est-il en lui-même la source du problème ou peut-il être réformé ?
T. P. Un des points que j’apprécie le plus dans le livre de David Graeber, c’est la continuité qu’il établit entre l’esclavage et la dette publique. La forme la plus extrême de la dette est l’esclavage : vous appartenez pour toujours à quelqu’un d’autre, et vos enfants potentiellement aussi. En principe, l’un des progrès de la civilisation a été de se débarrasser de l’esclavage.
Or, nous explique David Graeber, la transmission inter-générationnelle de la dette, qui se faisait avec l’esclavage, a trouvé un mode d’existence moderne, qui est la dette publique et son augmentation, qui permet de transférer l’endettement d’une génération à l’autre. On peut imaginer un cas extrême, avec une quantité infinie de dette publique, qui représenterait non pas un, mais dix ou vingt ans de PIB, et qui reviendrait à faire exister une société complètement esclavagisée, où toute la production, où toute la création de richesses serait affectée à rembourser la dette. Tout le monde serait, par ce biais, esclave d’une minorité de la population, ce qui serait un retour au début de notre histoire.
Dans les faits, nous n’en sommes pas encore là. Il y a en effet encore beaucoup de capital à mettre en face de la dette. Mais cette façon de regarder les choses aide à comprendre cette étrange situation, où on culpabilise les endettés, où on nous rabâche que, chacun, nous « possédons » entre 30 000 et 40 000 euros de la dette publique nationale.
C’est particulièrement fou car, encore une fois, nous possédons collectivement plus de ressources que de dettes. Une grande partie de la population possède très peu de capital, puisqu’il est très concentré. Jusqu’au XIXe siècle, 90 % du stock de capital appartenaient à 10 % de la population. Aujourd’hui c’est un peu différent. Aux États-Unis, 73 % du stock de capital appartient aux 10 % les plus riches. C’est quand même un niveau de concentration qui implique que 50 % de la population ne possède que de la dette. Pour cette moitié de la population, la dette publique par tête est donc plus grosse que ce qu’ils possèdent. Mais 50 % de la population « possède » plus de capital que de dettes et il est donc absurde de culpabiliser ainsi les populations pour justifier les politiques d’austérité.
L’annulation de la dette est-elle pour autant la solution, ainsi que l’écrit David Graeber ? Je n’ai rien contre. Mais je suis plus favorable à un impôt progressif sur le patrimoine, avec de forts taux d’imposition en haut de l’échelle. Pourquoi ? La question est de savoir à quoi ressemble le jour d’après. Que faites-vous une fois que la dette est annulée ? C’est quoi le plan ?
Annuler la dette, c’est considérer que le dernier créancier, le détenteur en dernier ressort de la dette, est le coupable. Or, le système de transactions financières tel qu’il fonctionne permet aux plus gros acteurs de se débarrasser de leurs titres de dette bien avant l’annulation. Le dernier créancier, du fait du système d’intermédiation, n’est pas forcément très riche. Si vous annulez la dette, il n’est pas sûr que les plus riches y perdent de l’argent.
D. G. Personne ne prétend que l’annulation de la dette est la seule solution. Pour moi, c’est un élément inévitable dans une série de solutions. Je ne crois pas que l’annulation de la dette puisse résoudre tous nos problèmes. Il s’agit davantage d’une rupture conceptuelle. Pour être tout à fait honnête, je crois vraiment que l’effacement massif de la dette va, de toute façon, se produire, d’une façon ou d’une autre.
Pour moi, la discussion porte donc davantage sur les modalités de cette annulation : ouvertement, par décision verticale, en protégeant les intérêts des structures existantes ou sous l’impulsion des mouvements sociaux. La plupart des responsables politiques et économiques auxquels j’ai parlé reconnaissent qu’une forme de répudiation de la dette est nécessaire.
T. P. C’est bien mon problème : les banquiers sont d’accord avec vous !
D. G. À partir du moment où cet effacement de la dette va se produire, la question est de savoir comment nous prenons possession de ce processus pour qu’il se termine bien. Car, dans l’histoire, il y a de multiples exemples d’effacement de l’endettement qui ont servi à préserver les structures sociales existantes et souvent iniques.
Mais cet effacement a aussi, parfois, servi à produire du changement social. Prenez les origines des constitutions athéniennes et romaines, dans les deux cas, il y avait une crise de la dette, et une manière de la régler a été de prendre des réformes politiques structurelles. La république romaine et la démocratie athéniennes sont nées de crise de la dette.
En réalité, tous les grands moments de transformation politique sont nés d’une manière ou d’une autre de crises de dette. Pendant la révolution américaine, la répudiation de la dette vis-à-vis de la Grande-Bretagne était l’une des demandes. Je pense que nous sommes devant un moment semblable, qui demande de l’invention politique.
Mais l’effacement n’est pas une solution en soi, puisqu’il en existe historiquement des versions terriblement régressives. Le Boston Consulting Group a ainsi pondu une note intitulée « Retour à la Mésopotamie » sur ce sujet, où ils font tourner des modèles pour voir ce qu’il se passerait en cas d’effacements massifs de dettes. Leur conclusion est que cela créerait de gros troubles économiques, mais que de ne pas le faire en créerait encore plus ! Si vous voulez protéger les structures actuelles de l’économie, il sera nécessaire d’en passer par là. Voilà un exemple typique de réponse réactionnaire à la proposition d’effacement de la dette.
Concernant le capitalisme, il m’est difficile de l’imaginer survivant encore plus de cinquante ans, surtout au regard de la question écologique. Lorsqu’on reprochait au mouvement Occupy Wall Street de ne pas formuler de demande concrète, alors qu’on l’avait fait, j’ai lancé, un peu par provocation, l’idée d’annuler la dette et d’instaurer la journée de travail de 4 heures. Ce serait bénéfique écologiquement et répondrait à l’hypertrophie du temps de travail qui veut que nous travaillons beaucoup pour des boulots dont une grande partie ne sert à rien d’autre qu’à occuper les gens.
Le mode de production actuel est fondé sur des principes moraux plus qu’économiques. La croissance de la dette, des heures de travail et de la discipline de travail, tout cela semble aller de pair. Si la monnaie est une relation sociale faite de la promesse que chacun accordera la même valeur au billet de banque qu’il a entre les mains, pourquoi ne pas réfléchir au type de promesses que nous souhaitons nous faire, en matière de productivité future et d’engagement dans le travail ? C’est pourquoi je dis que l’abolition de la dette est une rupture conceptuelle. C’est pour nous aider à imaginer d’autres formes de contrat social, qui pourraient être renégociées démocratiquement.
« S’ils n’ont pas peur de l’Irak, il n’y a pas de raison d’avoir peur des Bahamas ou de Jersey »
À vous lire, Thomas Piketty, la répudiation de la dette n’est pas une solution « civilisée ». Qu’entendez-vous par là ?
T. P. Parce que les derniers créanciers des dettes ne sont pas nécessairement ceux qu’il faudrait faire payer. Que pensez-vous, David Graeber, de la proposition d’un impôt progressif sur les richesses, qui me paraît être une façon plus civilisée d’aboutir à ce résultat ?
J’insiste sur le fait que je suis vraiment très perplexe face au fait que les plus fervents soutiens de l’abolition de la dette, à part vous, sont ceux qui veulent des « haircuts », cette expression employée au FMI et à la Bundesbank, qui revient à dire : les détenteurs de dette publiques ont pris beaucoup de risques, donc maintenant, ils doivent payer. Réduisons de 50 % la valeur de la dette grecque, de 60 % celle de la dette chypriote. Ce n’est pas du tout une solution progressiste !
Je suis surpris, excusez-moi, que vous ne preniez pas plus au sérieux la question de quel outil nous doter, de quelles institutions collectives créer, afin de mieux cibler ceux que nous voulons cibler ? Une partie de notre rôle d’intellectuels est de dire quelles institutions collectives nous voulons bâtir. L’impôt en fait partie.
D. G. L’impôt progressif me semble typique de l’« ère keynésienne » et de mécanismes redistributifs fondés sur des hypothèses de taux de croissance qui ne semblent plus vraiment soutenables. Ces formes de mécanismes de redistribution s’appuient sur des projections de hausse de productivité, liées aux hausses de salaires qui, historiquement, se sont produites en même temps que la mise en place de politiques fiscales redistributives. Est-ce que ces politiques sont viables dans un contexte de faible croissance ? Avec quels effets sociaux ?
T. P. Une faible croissance rend encore plus désirable ce type d’instruments fiscaux redistributifs. Je ne parle pas seulement du traditionnel impôt sur le revenu ; mais bien d’une taxation progressive de la richesse et du capital. Il y a une quantité de capital que des gens possèdent, net de dette. Si vous imposez un taux d’imposition progressif sur ce capital, pour ceux qui possèdent très peu, le taux d’imposition est négatif, et cela revient donc à effacer une partie de leurs dettes. Il s’agit donc de quelque chose de très différent des politiques keynésiennes d’imposition sur le revenu.
Par ailleurs, la faible croissance rend l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les richesses encore plus désirables car, avec une faible croissance, l’écart entre le taux de rendement du capital et le taux de croissance s’accroît. Durant la plus grande partie de l’histoire humaine, la croissance a été presque nulle, et le taux de rendement du capital était d’environ 5 %. Quand le taux de croissance est d’environ 5 %, comme en Europe après la guerre, l’écart entre les deux est donc faible.
Mais quand le taux de croissance est de 1 %, ou même négatif comme dans certains pays européens, l’écart entre les deux taux devient énorme. Ce n’est pas un problème d’un point de vue purement économique, mais c’est en un d’un point de vue social, parce que cela entraîne de grosses concentrations de la richesse. Face à cela, la taxation progressive de la richesse et du patrimoine est utile.
D. G. Mais cet impôt progressif sur le capital ne devrait-il pas être international ?
T. P. Oui bien sûr. Je suis internationaliste, comme vous, je ne pense donc pas que ce soit un point de discussion entre nous.
D. G. C’est quand même intéressant car, historiquement, quand vous passez à une ère où le crédit est fort, vous avez en général une forme de mécanisme surplombant qui protège les débiteurs et empêche les créanciers de faire n’importe quoi, quitte à prendre des mesures favorables aux débiteurs. Ces mécanismes qui empêchent les créanciers d’avoir trop d’emprise sur les débiteurs ont pris des formes diverses : une monarchie de droit divin en Mésopotamie, le jubilé biblique, le droit canon au Moyen Âge, le bouddhisme, le confucianisme : en bref, il existait dans ces sociétés un appareil institutionnel et/ou moral qui maintenait une forme de contrôle sur le crédit.
Aujourd’hui, nous sommes dans une phase où le crédit est déterminant, mais nous faisons les choses à l’envers. Nous avons déjà des institutions surplombantes, de nature quasi religieuses dans la mesure où le néolibéralisme peut être vu comme une forme de foi, mais, au lieu de protéger les débiteurs contre les créanciers, elles font l’inverse.
Depuis trente ans, l’ensemble composé par le FMI, l’OMC, les institutions financières issues de Bretton Woods, les banques d’investissements, les multinationales ou les ONG internationales constitue un système bureaucratique international de taille mondiale qui, contrairement à l’ONU, a les moyens de faire appliquer ses décisions. Puisque toute cette structure a été explicitement mise en place pour défendre les intérêts des financiers et des créanciers, comment serait-il politiquement possible de transformer cet appareil pour qu’il fasse le contraire de ce pour quoi il a été mis en œuvre ?
T. P. Il va falloir convaincre plus de gens, que puis-je vous dire ? ! C’est important de savoir déjà où nous voulons aller. Ce qui m’inquiète, c’est que pour les grandes institutions dont vous parlez, il est beaucoup plus naturel que ce que vous pensez d’annuler la dette. Pourquoi aiment-ils cette expression d’« haircut » ? Parce que vous restez dans le système moral du marché. Le coupable est celui qui possède la dette. Le risque, pour moi, est que les institutions financières aillent dans la direction que vous décrivez.
Typiquement, lors de la crise chypriote, alors qu’avait été discuté un projet d’impôt progressif sur les capitaux, avec un peu de progressivité, le FMI et la BCE ont, in fine, décidé de procéder par « haircuts », en faisant le choix d’une taxe égale pour tous.
En France, en 1945/46, il y avait une dette publique énorme. Deux outils ont été utilisés. D’abord beaucoup d’inflation, qui est historiquement la principale manière de se débarrasser de la dette, mais qui a réduit le peu que possédaient par exemple les personnes âgées pauvres, qui ont tout perdu. Ce qui fait qu’en 1956, il y a eu un consensus national pour créer une allocation vieillesse, une forme de revenu minimum pour ces retraités qui avaient tout perdu. Les riches n’ont rien perdu du fait de cette inflation. L’inflation ne réduit pas leur richesse, parce qu’ils l’investissent dans le dur, et cela la protège.
Ce qui leur a fait perdre de l’argent, c’est un autre mécanisme alors mis en place : un impôt progressif et exceptionnel sur les richesses et le capital, créé en 1945. Or, 70 ans plus tard, le FMI essaie de nous faire croire qu’il est techniquement impossible d’établir un impôt progressif gradué sur le capital. J’ai vraiment peur que ces institutions dont vous parlez n’aient de fortes raisons idéologiques de préférer les « haircuts ».
N’y a-t-il pas un risque d’évasion fiscale ? N’est-il pas plus facile aux possesseurs de capital d’échapper à l’impôt qu’aux effets de l’annulation de la dette ?
T. P. Non, c’est très facile d’échapper aux effets de la répudiation de la dette, comme d’échapper à l’inflation. Les gros portefeuilles ne détiennent pas de titres de dettes et sont constitués de capitaux propres. Est-il possible de lutter contre l’évasion fiscale ? Oui, si on le veut, on le peut. Quand les gouvernements modernes veulent que leurs décisions soient respectées, ils y arrivent.
Quand les gouvernements occidentaux veulent envoyer un million de soldats au Koweït pour que le pétrole koweïti ne soit pas annexé par l’Irak, ils le font. S’ils n’ont pas peur de l’Irak, il n’y a pas de raison d’avoir peur des Bahamas ou de Jersey, il faut être sérieux ! Créer un impôt très progressif sur la richesse et le capital ne pose pas de problèmes techniques. C’est une question de volonté politique.
Source : CADTM
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« L’idée d’avoir une revendication unique ne parle à personne »
Entretien avec David Graeber
Par Lindgaard Jade et Nicolas Haeringer (2012)
Mi-mars, à New York. Voilà maintenant six mois que quelques centaines d’activistes ont occupé, un soir de septembre, le parc de Zucotti, au cœur du quartier financier du sud de Manhattan. L’occupation a cessé deux mois plus tard, après son expulsion par la police new-yorkaise. Mais les militant-e-s ne se sont pas démobilisé-e-s. En cette fin d’hiver / début de printemps, ils s’affairent à préparer de grosses mobilisations, prévues pour le mois de mai : « occupy spring », le « printemps d’occupy », en référence, bien sûr, au « printemps arabe » qui les a tant inspiré. Libérés des contraintes liées à l’animation du campement, ils multiplient les actions – le 16 mars, Occupy Wall Street a même brièvement occupé, pour la toute première fois… Wall Street même, manifestant devant la bourse, à l’heure où retentit la cloche qui annonce sa fermeture pour le week-end. Les débats sont nombreux, sur les suites à donner au mouvement, les risques de « récupérations » par des organisations soupçonnées d’être proches du parti démocrates, la structuration et l’organisation de la dynamique, etc.
L’occasion de faire le point avec David Graeber, anthropologue et militant anarchiste qui a activement contribué à la préparation de l’occupation.
Mouvements : Vous avez été très impliqué dans des collectifs tels que le Direct Action Network, qui, avec des réseaux comme Ya Basta, a été à l’origine de nombreuses mobilisations à la fin des années 90 et au début des années 2000, à New York, mais aussi un peu partout sur la côte Est et jusqu’au Québec (pour le sommet des Amériques). Ces mouvements sont au cœur de votre ouvrage Direct Action, an ethnography. Leur expérience a-t-elle irriguée Occupy Wall Street ? Ou bien le temps écoulé était-il trop important ?
David Graeber : Nous sommes parvenus à construire à partir de cette expérience. Mon rôle principal dans Occupy Wall Street a d’ailleurs été de contribuer à faire ce lien intergénérationnel. Je considère que les générations militantes durent 3 à 4 ans. Si vous quittez la ville et que vous revenez trois ou quatre ans après dans une réunion militante, vous ne reverrez que 10% de visages connus. Il y a un tel niveau d’épuisement militant…
Depuis l’époque de DAN et de Ya Basta, on peut donc dire que deux à trois générations sont passées. La première nouvelle génération a émergé après le 11 septembre. Il y a ensuite eu la tentative de faire revivre SDS (Students for a Democratic Society), qui a à son tour échouée. Mais tous ces gens étaient encore dans le coin. Ce n’est pas comme s’ils avaient disparus. J’ai donc d’appelé ces gens-là, qui avaient été impliqués dans tous ces trucs, pour leur dire « cette fois-ci c’est la bonne ».
Nous sommes tellement nombreux à nous dire tous les ans, ou tous les deux ans « bon, cette fois-ci on va revenir, ça va prendre », ou bien encore « il y a la Convention Nationale du Parti Républicain et on va à nouveau être présents » … on a ce sentiment un peu constant que « cette fois c’est pour de vrai, cette fois-ci c’est la bonne ». On attendait tous que quelque chose comme Occupy Wall Street se passe, on savait que ça finirait par arriver.
Mais ça a pris tellement de temps à venir, et, quand c’est venu, ça a été une explosion tellement rapide qu’aucun d’entre nous ne s’y attendait vraiment. Beaucoup de militants réagissaient donc en disant « oui, on a déjà entendu cette histoire », « oui, je sais bien que cette fois-ci c’est la bonne, mais je n’y croirais que quand je le verrai ». La plupart des anarchistes de New York, comme la New York Metropolitan Alliance of Anarchists – c’est un projet que nous avions lancé en 2002 ou 2003, un truc important à l’époque – n’avaient rien à voir avec Occupy, ils n’y croyaient pas. Mais c’est vrai que beaucoup d’anciens membres de DAN sont revenus, ont participé à la préparation de l’occupation. L’infrastructure était là, pas uniquement à New York, d’ailleurs : des militants qui avaient été actifs dans différentes villes un peu partout aux USA ont fait leur réapparition. Mais ça a pris du temps, il y a eu un décalage.
M. : Leur implication date d’après l’occupation ?
D. G. : Avant l’occupation, j’ai créé, avec Marisa Holmes, un groupe de travail chargé d’organiser des formations.
M. : Vous avez fait de nombreuses formations avant l’occupation ?
D.G. : Nous avons fait plusieurs formations avant l’occupation, et nous en avons fait énormément au tout début de l’occupation. Marisa et moi avons par exemple organisé la première formation à l’animation d’une AG à Zucotti, au deuxième jour de l’occupation. C’était un moment très important, parce que les gens avaient perdu ou oublié de nombreuses compétences, alors qu’on pensait qu’à ce stade, tout le monde saurait comment animer un collectif fonctionnant par consensus. En réalité, c’était tellement nouveau, notamment pour les plus jeunes. Lors de notre toute première réunion, à Bowling Green , nous nous sommes répartis en groupes de travail. J’étais dans le groupe « processus », et nous avons fonctionné par consensus. L’ironie de la situation, c’est que le facilitateur de ce groupe était un membre de l’ISO (international socialiste organization) . Personne ne lui avait dit qu’il était censé être contre le consensus, puisque lorsque nous lui avons dit que nous fonctionnerions par consensus, elle a réagit de manière positive, trouvant la démarche intéressante, acceptant d’essayer… Elle était en fait assez contente de notre proposition.
Il y avait donc ces militants, avec une mémoire historique assez profonde. Les militants de Bloombergville ne savaient pas forcément comment faire, mais étaient très intéressés par la démarche. Au démarrage, le problème principal c’était donc que les gens ne savaient pas comment fonctionner. Quelque arrivait très enthousiaste « alors j’ai une proposition » et aussitôt quelqu’un opposait son veto. Nous avons donc passé du temps à rappeler des connaissances et des savoirs-faire qui s’étaient évaporés et étaient en apparence perdus – en apparence seulement, puisque les militants qui avaient cette expérience n’étaient pas si loin.
M. : Quelle était votre relation avec le collectif Adbusters ? Vous travailliez avec eux ? Ou bien ils avaient lancé le premier appel à occuper Wall Street sans trop s’occuper de la suite ?
D.G. : Nous n’avions pas grand chose à voir avec eux. Ils ont juste lancé l’appel. C’est pour ça qu’au départ, les premières réunions avaient été détournées par des organisations comme le Workers World Party (parti ouvrier mondial) ou ISO. Ils ne savaient pas à qui ils avaient affaire, et ils n’essaient pas de faire du travail d’organisation sur le terrain. Ils ont lancé l’idée. En réalité, ils avaient déjà lancé cette idée par le passé, à quatre ou cinq reprises. Régulièrement, ils publiaient un appel de ce genre, et rien ne se passait. Mais cette fois-ci, il se trouve que quelques militants ont répondu à l’appel.
M. : L’appel à une mobilisation mondiale pour le 15 octobre 2011 avait déjà été lancé par les Indignés espagnols. Est-ce que vous aviez déjà en tête cette date ?
D.G. : On était déjà au courant, oui. On était inscrits sur les listes de discussion du serveur « take the squares ». On ne savait pas toujours à qui on avait à faire… Il y avait quelques indignés espagnols présents à New York, qui se sont impliqués assez en amont, il y avait aussi un militant tunisien, l’une des personnes avec lesquelles j’ai le plus travaillé autour de la réunion de Bowling Green est originaire de Grèce, etc. On avait un tas de liens. Et les gens qui sont venus aux premières réunions étaient souvent des militants qui avaient vécu dans des squats à Barcelone, par exemple… c’était le cas de celui qui a animé notre première réunion. On a donc vraiment utilisé l’appel d’Adbusters comme un prétexte.
M. : Un prétexte pour quoi ?
D. G. : Disons que l’idée d’occuper Wall Street n’était pas l’élément central, à ce moment là. Nous n’étions pas certains de vouloir faire quelque chose à Wall Street, mais si nous avons au final décidé que oui, puisqu’ils avaient diffusé ce message largement et que la mobilisation prenait. Mais d’autres évoquaient par exemple l’organisation d’Assemblées Générales d’Occupy dans chaque quartier. Et c’est d’ailleurs ce que nous voulons désormais faire – nous avons même commencé à le faire un peu : quelque chose qui s’apparente plus à ce qui s’est passé en Argentine. L’une des raisons pour lesquelles nous nous réunissions à Tompskin Square plutôt que quelque part à Wall Street (pour préparer l’occupation), c’est parce que Tompskin Square est un lieu fréquenté par les gens du quartier, alors que Wall Street n’est pas vraiment un quartier habité. C’est juste un quartier financier.
Adbuster appelait, dans son communiqué, à ce que 20 ou 30 000 personnes viennent camper à Wall Street… et je crois qu’ils imaginaient que ça devait se passer sur Wall Street même, ce qui est évidemment impossible. Ils avaient également l’idée qu’il devait y avoir une revendication unique. Ils pensaient que c’est ce qui avait permis le succès des révolutions tunisienne ou égyptienne dont la revendication était le départ de Ben Ali ou de Moubarak. Mais cette idée d’une revendication unique ne parlait à personne. Nous avons eu des discussions sur le sujet, mais il a toujours été clair que nous n’aurions pas une revendication unique. C’était hors de question pour les gens qui étaient impliqué dans la préparation. La question était même de savoir si on devait avoir des revendications… et les gens se divisaient entre, je crois, ceux qui pensaient que nous devions avoir des revendications réalistes, dont on pourrait obtenir la réalisation, comme « créer un comité pour discuter de nouvelles taxes », mais c’est absurde. Personne ne veut risquer sa vie pour obtenir la création d’un tel comité. Il y a aussi le genre de revendications que l’on formule en sachant qu’on n’obtiendra pas leur mise en œuvre, comme « mettre fin à la corruption dans la politique ». Chacun est d’accord là-dessus, mais ce serait impossible de ne serait-ce qu’attirer l’attention autour d’une telle revendication. Nous étions tentés de formuler de telles revendications. Certains d’entre nous voulaient le faire. Mais le consensus général, c’était que formuler des revendications revenait à légitimer le système. Si tu dis « arrêtons la corruption dans la politique », à qui t’adresses-tu ? Aux hommes politiques corrompus ? Nous avons donc décidé d’adopter une rhétorique en termes de problèmes, visions et solutions, plutôt que de choisir une rhétorique en termes de revendications.
M. : Vous évoquez régulièrement les clivages entre la gauche « traditionnelle », celle des partis politiques (incluant ISO) ou de certaines ONG et des collectifs soucieux de construire quelque chose qui sorte des cadres classiques. Était-ce un élément important de votre projet ? et avez-vous travaillé beaucoup là autour ?
D. G. : Oui, tout à fait. L’une d’entre nous, Georgia, avait entendu parlé de cet appel à tenir une Assemblée Générale à Bowling Green. Elle nous en avait parlé, et nous étions tous très excités par le ton de l’appel. Il faisait référence à ce qui se passait en Grèce et en Espagne, qui s’inscrit clairement dans le rejet de la politique partidaire. Ces mouvements cherchent à construire d’autres formes d’organisations, et promeuvent des formes directes de démocratie, qui se rapprochent des principes anarchistes. Particulièrement en Grèce : ce sont les anarchistes qui ont joué un rôle clef dans l’émergence de ce genre de revendications. C’est moins le cas en Espagne – c’est pour cela qu’en Espagne ils revendiquent une « démocratie réelle », alors que les anarchistes grecques appellent à la « démocratie directe », ce qui est bien plus radical.
Nous avions tout cela en tête. Et nous sommes venus au rassemblement de Bowling Green, pour constater que c’était noyauté par le Workers’ World Party, ou d’autres groupes comme Answer Coalition. Leur modèle organisationnel, ce sont les « popular front groups », ce qui est un vrai problème pour nous. Mais avec Georgia, nous avons constaté que presque tout le monde semblait frustré et énervé par la manière dont les choses se passaient. C’était une foule composée principalement d’horizontaux, il y avait très peu de verticaux. Et ce constat a renforcé notre conviction de la pertinence de ce que j’aime appeler « l’anarchisme en minuscules » (Small a anarchism). C’était ce genre d’approches qui inspiraient DAN, et on a ressenti la même chose à ce moment là. Nous ne pouvons pas dire quels types d’anarchistes nous sommes : plate-formistes ? syndicalistes ? On finit dans des groupes de travail qui ne se définissent d’ailleurs pas toujours comme anarchistes, mais fonctionnent selon des principes anarchistes. Et cette approche qui est devenu l’esprit de la dynamique occupy : décentralisation, approche par consensus, etc.
Mais ce modèle a un peu changé. Les groupes comme DAN étaient des espaces politiques, il n’y avait pas vraiment de dimension géographique. Il n’y avait pas autant d’enjeu à tenir le terrain. Et ça a évolué au cours de la dernière décennie. Tenir le terrain est devenu un enjeu plus important. Prenez l’Angleterre. À Glenneagles (contre sommet du G8), le camp est devenu un objectif en soi. Et les camps climat, qui en sont issus, sont conçus comme des campements. Il y avait donc un mouvement vers des espaces créatives et politiques de préfiguration (prefigurative politics) de ce genre.
Et l’exemple de la place Tahrir est devenu une image vive de ce qui est vraiment révolutionnaire. L’idée était donc déjà dans l’air. Et nous faisions appel à cette tradition, contre le modèle d’organisation de la gauche.
M. : En France, il y a eu beaucoup de débats ou de discussions autour de la question du rôle que peut jouer Occupy pour les partis politiques… C’est quelque chose qui vous concerne ? Ou bien vous souhaitez vous débarrasser des partis ?
D. G. : Nous avons des positions diverses sur ce sujet. Nous ne travaillons pas dans le cadre de la politique partidaire, parce que nous considérons que la politique est corrompue. Mais je suis certain que d’autres personnes ont une autre vision des partis et de leur rôle. Nous n’avons donc pas de ligne. Ce que nous partageons c’est un rejet du travail dans le cadre de ce système, pour parvenir à atteindre nos propres objectifs. Que peut-on sauver de ce système ? sur ce point, nous avons des opinions très diverses.
M. : Est-ce que vous avez commencé à discuter des actions que pourriez faire en marge des conventions républicaine et démocrate ?
D. G. : Il y a un groupe qui s’appelle, je crois, « Occupy the primaries », qui essaie de mettre en évidence la question de la corruption du processus politique, via des actions qui ciblent différents éléments du processus politique.
Mais nous avons un problème avec les partis politiques, parce qu’il y a une sorte de problème d’infiltration, actuellement. Pas simplement une infiltration par la police, dans le but de nous perturber. Le Parti Démocrate essaie de nous récupérer actuellement. Il y a une vraie crise actuellement, notamment avec Move-on.org. Il y a de nombreux projets, et énormément de moyens. Ils ont des militants (organizers) professionnels, qui sont constamment présent dans Occupy Wall Street sans jamais reconnaître qu’ils sont également membres de Move-On. C’est un problème, parce que nous en connaissons certains, et nous ne voulons pas non plus les critiquer en tant qu’individus. C’est un problème structurel – celui de l’argent en général. D’autres fondations veulent également nous soutenir. S’ils veulent nous donner du liquide et qu’il n’y a aucune contrepartie, très bien ! Mais on a parfois l’impression que certains essaient un peu d’acheter de l’influence en proposant de donner de l’argent à Occupy.
Mais c’est tellement à l’opposé de ce que nous essayons de faire… Nous sommes un mouvement qui s’est construit contre l’idée que l’argent peut servir à acheter de l’influence politique. Alors croire qu’on peut faire ça avec nous… ça montre le fossée qu’il y a. Nombreux parmi nous pensent que nos alliés libéraux (au sens progressiste du terme) nous ont trahi. Habituellement, il y a une sorte d’accord tacite : les radicaux vont allumer un feu à gauche, et les libéraux vont en voir la pertinence, et nous les radicaux ne sommes pas gênés que les libéraux en profitent par la suite, leur boulot étant de nous éviter de finir en prison. Ils ont vraiment échoué dans le cas d’Occupy. Il y a eu une répression policière incroyable, dans tout le pays, à laquelle nous nous attendions. Et nous sommes nombreux à penser que ces « alliés » ne sont pas venus parce qu’ils attendaient que nous quittions les campements, cessions les occupations pour nous réintégrer au processus politique et prendre part à leurs campagnes. Mais il n’y a aucune chance que ça arrive… Ils peuvent attraper quelques personnes, mais ils ne pourront jamais récupérer le mouvement. Ils nous ont laissé nous faire frapper par la police, mettre nos vies en danger, risquer des procès, être victimes de l’usage de gazs lacrymogènes qui peuvent avoir des effets durables sur notre santé, etc. tout ça parce qu’ils pensent pouvoir en tirer un avantage politique… Alors qu’on était en présence d’une violation manifeste du Premier Amendement, de son esprit. C’est assez décevant, à vrai dire.
C’est pour cela que la question du Black Bloc est apparue d’un coup à l’horizon… Alors même qu’il n’y a pas eu de Black Bloc depuis novembre, et que ça n’est arrivé qu’une fois, dans une occupation parmi 500 autres… Il y a un jeu en cours politiquement, dont le but est d’isoler les radicaux, pendant que nous essayons d’isoler ceux qui ont de l’argent – et nous allons gagner ! Les alliances vont se reconfigurer. On se centrera plus sur les liens avec les groupes démocratiques à l’intérieur des syndicats, ou encore avec les organisations qui travaillent sur les droits des migrants. C’est comme ça que se construiront les coalitions.
M. : Justement, cette question du lien avec les syndicats, comment la travaillez-vous ?
D. G. : Nous avons déjà eu des liens, des alliances avec le mouvement syndical. Parfois de manière spectaculaire… C’est grâce aux syndicats que nous avons pu faire des manifestations massives. Nous avons eu des syndicats de pilote de ligne qui sont venus avec leurs costumes… c’est important symboliquement. Les salariés de la MTA (metropolitan transport authority, qui gère les transports en communs à New York) sont venus. Ils attaquent la police en justice, parce qu’elle a réquisitionné des chauffeurs de bus pour arrêter les militants sur le Brooklyn Bridge (le XX septembre). C’est l’un des points que j’aborde dans mon prochain livre : pourquoi ces organisations qui sont très largement composées d’Afro-américains et de gens de couleur ; pourquoi ces groupes de la classe ouvrière s’identifient soudain à ce mouvement initié par de jeunes diplômés d’universités surendettés ? Il y a des transformations importantes dans le capitalisme financier qui rendent ces alliances cruciales.
Les militants syndicaux participent donc activement au mouvement. Les leaders syndicaux ont tendance à être extrêmement… quel serait le mot… quand on en arrive à l’action directe, ils sont effrayés. Ils ont peur ; parce qu’ils sont dans cette situation assez étrange où ils ont ce privilège de pouvoir faire des actions directes légales, qu’aucune autre organisation n’a, mais avec de telles restrictions qu’ils finissent par être plus timides que qui que ce soit. Personne n’est autorisé à se rapprocher d’une action directe s’il peut être identifié à son syndicat.
Mais bon… on a passé beaucoup de temps à nous plaindre des ces gens, mais ils sont dans une situation très difficile… ils ont comme autorisé à être autour de la table sans vraiment l’être. Ils sont autorisés à être traités comme si, jusqu’à un certain point, ils appartenaient à l’élite politique. Mais ce n’est pas le cas : ils se font emprisonner s’ils ne respectent par les préavis de grève… Il y a donc des raisons à leur timidité. Il y a même une campagne contre eux. Ils doivent donc essayer de mobiliser des jeunes, et occupy est une bonne opportunité. Je pense donc qu’il y aura des alliances fortes ce printemps – à moins qu’ils ne se fassent trop intimider.
M. : Dans votre livre Direct Action, vous expliquez que DAN a finit par se déliter et disparaître en grande partie à cause de tensions autour de la « couleur » du mouvement : DAN n’est pas parvenu à s’ouvrir aux Afro-américains, aux latinos, aux Asiatiques, etc. Il y a eu également des conflits autour de comportements perçus comme sexistes… Comment ces questions se posent-elles dans le cas d’Occupy Wall Street ?
D. G. : Je crois que les questions raciales et de genre sont structurelles. Elles seront toujours présentes. Mais on a tendance à les mettre de côté quand quelque chose d’excitant se passe. On a pu le constater à Occupy Wall Street dans les conséquences immédiates du raid de la police pour expulser les occupants. Toutes ces questions sont alors d’un coup devenues extrêmement importantes. Et pendant quelques temps, les Assemblées Générales ou les réunions des groupes de travail (spokes Council) ne fonctionnaient plus. Les gens criaient et s’invectivaient. Je crois que c’est dû au fait que chacun avait dû mettre ces questions un peu de côté pendant l’occupation, parce qu’il y avait des choses à faire immédiatement : faire fonctionner le camp, organiser les AG, etc. Dès lors que l’occupation a cessé, que chacun a pu prendre du recul, tout en étant traumatisé par l’expulsion, ces questions sont revenues sur le devant de la scène. Les problèmes étaient toujours présents, mais pas toujours visibles. On peut les surmonter quand on a un objectif commun clair, évident. Mais dès lors que la situation change, les tensions apparaissent.
M. : D’où vient le microphone humain ?
D. G. : Nous l’avons utilisé dès le départ. Mais nous ne l’avons utilisé uniquement lorsque nous en avions besoin. Puis c’est devenu un élément de démocratie, les gens se sont mis à l’utiliser même quand ça n’était pas nécessaire. Initialement, c’est un outil qui sert quand il y a beaucoup de monde. La première fois que nous y avons eu recours, à Zucotti, c’était pour des raisons de dynamique spatiale. Nous avions formé un cercle, parce que nous pensions que c’était le plus démocratique. Et nous avons réalisé que c’était une erreur. Quelques espagnols sont venus nous voir pour nous dire que c’était stupide de former un cercle pour tenir une assemblée. Il faut faire un arc de cercle, séparé en colonnes. Mais nous ne savions pas ce que nous faisions : nous n’avions jamais vu autant de monde à l’une nos réunions ou AG. Et nous avions trois mégaphones, que nous essayions d’utiliser au mieux, mais ça ne marchait pas. Nous avons donc fini par décider d’utiliser le microphone humain. Et les gens ont découvert qu’il y avait quelque chose de profondément démocratique dans cet outil. Parce qu’il implique que chacun écoute avec attention ce que les autres disent. Et ça permet aussi d’éviter que les gens fassent de longs discours. C’est donc devenu quelque chose de très utile pour comprendre l’esprit de la communication démocratique. Et bien sûr, cette idée du « mic-check » comme forme d’action s’est imposée rapidement. Le microphone humain, on l’utilisait déjà pour communiquer pendant nos actions de rue avec DAN, ou à Seattle. « Mic Check » en revanche, je crois que c’est vraiment quelque chose qui est issu d’Occupy Wall Street, je n’avais jamais entendu parler auparavant.
Source : Mouvement info
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L’Anarchisme, Ou Le Mouvement Révolutionnaire du Vingt et Unième Siècle
David Graeber & Andrej Grubacic (6 janvier 2004)
Il devient de plus en plus évident que le temps des révolutions n’est pas terminé. De même, il devient de plus en plus clair que le mouvement révolutionnaire mondial du vingt et unième siècle trouvera moins ses origines dans la tradition marxiste, ou même dans le socialisme au sens strict, que dans l’anarchisme
Partout, de l’Europe de l’Est à l’Argentine, de Seattle à Bombay, les idées et principes anarchistes sont en train de faire naitre de nouvelles visions et rêves radicaux. Souvent, leurs défenseurs ne se revendiquent pas « anarchistes ». Ils se présentent sous d’autres noms : autonome, anti-autoritarisme, horizontalité, Zapatisme, démocratie directe … Malgré tout on retrouve partout les mêmes principes de base : décentralisation, association volontaire, assistance mutuelle, modèle de réseau et plus que tout, le rejet de l’idée que la fin justifie les moyens, sans parler de celle selon laquelle la tache d’un révolutionnaire est de s’emparer du pouvoir d’état et donc de commencer à imposer sa vision au bout du fusil. Par dessus tout, l’anarchisme comme une éthique de pratiques – l’idée de construire une société nouvelle “à l’intérieur de l’ancienne” — est devenu l’inspiration de base du “mouvement des mouvements” (dont les auteurs font partie), dont le but a été dès le début moins de s’emparer du pouvoir d’état que dénoncer, délégitimer et démanteler les mécanismes de domination tout en gagnant des espaces d’autonomie toujours plus grands, avec à l’intérieur une gestion participative.
Il existe des raisons évidentes à l’attraction envers les idées anarchistes au début de ce 21ème siècle : la plus évidente, les échecs et catastrophes résultant des si nombreux efforts pour renverser le capitalisme en s’emparant du contrôle des appareils de gouvernement durant le 20eme. Un nombre toujours plus important de révolutionnaires ont commencé à admettre que “la révolution” ne surviendra pas comme un grand moment apocalyptique, la prise de l’équivalent d’un Palais d’Hiver mais comme un long processus qui s’est déroulé depuis une grande partie de l’histoire de l’humanité (même si, comme la plupart des choses, cela s’est accéléré ces derniers temps), rempli de stratégies d’offensives et de replis autant que d’affrontements spectaculaires et qui ne connaitra jamais – en fait la plupart des anarchistes pensent ne devrait jamais connaître – une conclusion définitive.
C’est un peu déconcertant, mais cela nous offre une énorme consolation : nous n’avons pas à attendre jusqu’à “après la révolution” pour entrevoir à quoi ressemble la vraie liberté. Comme l’exprime joliment le Crimethinc Collective, les propagandistes les plus importants de l’anarchisme américain contemporain: “la liberté n’existe que dans les moments de révolution. Et ces moments ne sont pas aussi rares que vous le pensez.” Pour un anarchiste, en fait, essayer de créer des expériences non aliénantes, une démocratie réelle, est un impératif éthique; c’est seulement en construisant une forme d’organisation au présent, au moins une approximation rudimentaire de comment fonctionnerait réellement une société libre, où tous, chaque jour, seraient en mesure de vivre, que l’on pourra garantir que nous ne redégringolerons pas dans le désastre. Des révolutionnaires sinistres et tristes qui sacrifient tous les plaisirs à la cause ne peuvent produire que des sociétés sinistres et tristes.
Ces changements ont été difficiles à documenter parce que, jusqu’à aujourd’hui, les idées anarchistes n’ont reçu quasiment aucune attention dans les milieux de la recherche. Il existe encore des milliers de chercheurs marxistes mais presque aucun anarchistes. Ce vide est quelque peu difficile à expliquer. C’est sans doute en partie parce que le marxisme a toujours eu des affinités avec le milieu universitaire, affinités dont ne bénéficie pas l’anarchisme de toute évidence. Après tout, le marxisme a été le seul grand mouvement social inventé par un Docteur en Philosophie. La plupart des travaux sur l’histoire de l’anarchisme partent du principe qu’il était en gros similaire au marxisme : l’anarchisme est présenté comme l’invention personnelle de quelques penseurs du 19ème siècle (Proudhon, Bakounine, Kropotkine…) qui inspirèrent ensuite des organisations de la classe ouvrière, s’empêtrèrent dans des luttes politiques, se divisèrent en sectes…
L’anarchisme apparaît couramment dans les études comme le cousin pauvre du marxisme, théoriquement un peu maladroit mais fait pour des cerveaux, peut-être, avec passion et sincérité. L’analogie est réellement fausse. Les « fondateurs » de l’anarchisme ne se voyaient pas comme ayant inventé quelque chose de particulièrement nouveau. Ils considéraient ses principes de base — assistance mutuelle, association volontaire, prise de décision égalitaire— aussi vieux que l’humanité. Il en va de même pour le rejet de l’état et toutes les formes de violence structurelle, inégalité ou domination (anarchisme signifie littéralement “sans gouvernants”) — avec l’affirmation que toutes ces formes sont reliées entre elles et se renforcent. Aucun de ces principes n’étaient considérés comme le départ d’une nouvelle et surprenante doctrine, mais comme une tendance inscrite de longue date dans l’histoire de la pensée humaine et qui ne peut être inclus dans aucune théorie générale d’une idéologie .[1]
D’un certain point de vue c’est une sorte de foi: la croyance que la plupart des formes d’irresponsabilités qui semblent rendre nécessaire le pouvoir sont en réalité les effets du pouvoir lui-même. En pratique, c’est un questionnement constant, un effort pour identifier chaque relation obligatoire ou hiérarchique dans la vie humaine et leur mise à l’épreuve pour en tester la validité, et si cela n’est pas possible — ce qui s’avère généralement être le cas— un effort pour limiter leur pouvoir et donc élargir ainsi la portée de la liberté humaine. Tout comme un soufi pourrait dire que le soufisme est le noyau de vérité derrière toutes les religions, un anarchiste pourrait prétendre que l’anarchisme est l’incitation à la liberté derrière toutes les idéologies politiques
Les écoles du marxisme ont toujours eu des fondateurs. Tout comme le marxisme est né du cerveau de Marx ; nous avons des léninistes, des maoïstes, des althussériens… (Notez comment la liste commence avec des chefs d’états et des classes sociales pour la plupart des professeurs français — qui à leur tour sont capables de donner naissance à leur propre secte : Lacaniens, Foucauldiens….)
Les écoles de l’anarchisme au contraire, émergent presque invariablement d’une forme quelle qu’elle soit de principe d’organisation ou de forme de pratique : Anarcho-syndicalistes et Anarcho-Communistes, Insurrectionnalistes et Plateformistes, Coopérativistes, Conseillistes, Individualistes, etc
Les anarchistes se distinguent par ce qu’ils font et comment ils s’organisent pour le faire. Et en effet, c’est à réfléchir et à débattre de cela que les anarchistes ont passé le plus clair de leur temps . Ils n’ont jamais montré beaucoup d’intérêt pour les diverses grandes stratégies ou questions philosophiques qui préoccupent les marxistes, du genre :est-ce que les paysans représentent une classe potentiellement révolutionnaire? (les anarchistes considèrent que c’est aux paysans de décider) ou quelle est la nature de la marchandise ? Ils ont plutôt tendance à débattre sur la manière réellement démocratique de conduire une réunion, à quel moment l’organisation cesse de donner de la puissance à l’individu et commence à entraver la liberté individuelle. Est-ce que le “leadership” est nécessairement une mauvaise chose? Ou, encore, au sujet de l’éthique de l’opposition aux pouvoirs: Qu’est-ce que l’action directe ? Doit-on condamner quelqu’un qui assassine un chef d’état? Quand est-il juste de lancer un pavé?
Le marxisme, donc, a eu tendance à se constituer en un discours théorique ou analytique sur la stratégie révolutionnaire. L’anarchisme a eu tendance à tenir un discours éthique sur cette même pratique. Il en résulte que, si le marxisme a produit des brillantes théories sur la praxis, c’est la plupart du temps des anarchistes qui ont travaillé sur la praxis en elle-même.
Il apparaît actuellement comme une rupture entre les générations de l’anarchisme: entre ceux dont la formation politique remonte aux années 60 et 70 — et qui ne se sont pas encore débarrassés des habitudes sectaires du siècle dernier— ou qui agissent encore dans ce cadre, et des militants plus jeunes beaucoup mieux informés, entre autres, à travers les idées des mouvements indigènes, féministes, écologistes et contre culturels. Les premiers s’organisent principalement à travers des Fédérations Anarchistes en vue telles que IWA, NEFAC ou IWW. Les seconds travaillent avant tout à travers les réseaux du mouvement social mondial comme Peoples Global Action, qui réunit des collectifs anarchistes d’Europe et d’ailleurs avec des groupes allant de militants Maoris en Nouvelle Zélande, des pêcheurs d’Indonésie en passant par le syndicat des postiers canadiens [2]. Ces derniers — que l’on pourrait appeler approximativement des « anarchistes, avec un a minuscule”, sont aujourd’hui de loin la majorité. Mais cela est difficile à affirmer puisque beaucoup d’entre eux ne revendiquent pas très ouvertement leurs affinités. En réalité, ils sont nombreux à prendre si sérieusement les principes anarchistes d’anti-sectarisme et d’évolutivité ouverte qu’ils refusent de se qualifier d’anarchistes pour ces raisons mêmes [3].
Mais les trois points essentiels qui traversent toutes les expressions de l’idéologie anarchiste sont bel et bien là — anti-étatisme, anti-capitalisme et actions politiques préfiguratives (par exemple,. modes d’organisation qui ressemblent délibérément à la société que l’on veut créer. Ou, comme un historien anarchiste de la révolution espagnol l’a formulé “un effort pour penser non seulement l’idées mais les réalités elles-mêmes de l’avenir”.[4] Cela est présent partout des collectifs contre culturels [jamming] jusqu’à Indymédia, tout cela pouvant être nommé anarchiste au nouveau sens du terme.[5] Dans certains pays, il n’existe qu’un degré limité de confluences entre ’es deux générations coexistantes, principalement sous la forme d’un suivi de ce que l’autre — mais pas beaucoup plus.
L’une des raisons en est que la nouvelle génération est beaucoup plus intéressée à développer de nouvelles formes de pratiques que de débattre sur les plus petits détails idéologiques. L’exemple le plus spectaculaire en a été le développement de nouvelles formes de prises de décision, les prémisses, au moins, d’une culture alternative de la démocratie. Les célèbres spokescouncils* nord-américains ou des milliers de militants coordonnent des actions à grande échelle par consensus, sans structure formelle de leadership, n’en sont que les plus spectaculaires.
A vrai dire, qualifier ces formes de « nouvelles » est quelque peu fallacieux. L’une des principales inspirations pour la nouvelle génération d’anarchistes sont les municipalités autonomes zapatistes du Chiapas, basés à Tzeltal ou Tojolobal — des communautés qui ont utilisé le consensus depuis des milliers d’années — et adopté maintenant seulement par des révolutionnaires pour garantir aux femmes et aux plus jeunes d’avoir une voix égale. En Amérique du Nord, le « processus du consensus” a émergé plus que tout autre chose du mouvement féministe des années 70, comme une vaste réaction négative contre le style macho de leadership typique de la Nouvelle gauche des années 60. L’idée même de consensus a été empruntée aux Quakers, qui eux-mêmes, disent avoir été inspirés par les Six Nations et autres pratiques indiennes.
Le consensus est souvent mal compris. On entend souvent des critiques qui prétendent qu’il engendre une conformité étouffante, mais ces critiques ne proviennent pratiquement jamais de personnes qui ont réellement observé le consensus en action, du moins, guidé par des facilitateurs entrainés et expérimentés (quelques expérimentations récentes en Europe, où il n’existe pas une grande tradition dans ce genre d’exercice se sont révélées quelques peu maladroites). En fait, l’hypothèse de départ est que personne n’est capable de convertir entièrement quelqu’un à son point de vue ou ne le devrait, probablement. Au lieu de cela, le but du processus de consensus est de permettre à un groupe de décider en commun du déroulement d’une action. Au lieu de vas et vient de propositions soumises au vote, ces propositions sont travaillées et retravaillées, amalgamées ou réinventées, avec un processus de compromis et de synthèse, jusqu’à ce que cela se termine par quelque chose qui convient à tous. Lorsque cela arrive à l’étape finale, réellement « trouver un consensus”, il existe deux niveaux possibles d’ objection: On peut “rester à l’écart”, dire “Je n’aime pas cela et ne participerais pas mais je n’empêcherais personne de le faire”, ou “bloquer”, ce qui a l’effet d’un veto. On ne peut bloquer que si l’on pense qu’une proposition est en violation des principes fondamentaux ou des raisons pour lesquelles un groupe s’est constitué. On pourrait dire que la fonction qui , dans la constitution américaine, est délégué aux tribunaux pour annuler des décisions législatives qui violent les principes constitutionnels, est ici délégué à toute personne qui a le courage de s’opposer à la volonté collective du groupe ( avec toutefois, bien sûr, des moyens de contester des blocages sans fondement).
On pourrait continuer longtemps sur les méthodes élaborées et incroyablement sophistiquées qui ont été mises en place pour rendre possible tout ce fonctionnement ;des formes de consensus modifié exigées par de très grands groupes; de la façon dont le consensus lui-même renforce le principe de décentralisation en faisant en sorte qu’on ne souhaite pas présenter des propositions devant un groupe très grand si l’on n’a pas les moyens de garantir l’égalité entre les sexes et ceux de la résolution des conflits … Il s’agit d’une forme de démocratie directe très différente de celle que nous associons habituellement à ce terme — ou, d’ailleurs, avec le type de vote à la majorité habituellement employé par les anarchistes européens et nord-américains des générations précédentes ou encore employé dans, disons, les assemblées argentines classe moyenne urbaine (bien qu’il ne le soit, la plupart du temps, parmi les piqueteros les plus radicaux qui tendent à fonctionner par consensus.) Avec des contacts internationaux toujours plus nombreux entre différents mouvements, l’ inclusion de groupes et de mouvements d’Afrique, d’Asie et d’Océanie avec des traditions radicales différentes indigènes, nous assistons au début d’une nouvelle conception mondiale de la signification du terme “démocratie”, aussi éloignée que possible du parlementarisme néolibéral tel qu’il est généralement défendu par les pouvoirs en place à travers le monde.
Il est difficile de suivre ce nouvel esprit de synthèse en lisant la plupart de la littérature anarchiste actuelle, parce que ceux qui dépensent la plupart de leur énergie sur des questions théoriques , plutôt que sur des formes de pratiques émergentes, sont les plus susceptibles de préserver la vieille logique dichotomique sectaire. L’anarchisme moderne est imprégné d’innombrables contradictions. En même temps que les anarchistes,avec un a minuscule, intègrent lentement des idées et des pratiques apprises de leurs alliés indigènes dans leur mode d’organisation ou au sein de leurs communautés alternatives, la principale trace dans la littérature a été l’émergence d’une secte de primitivistes, une bande notoirement controversée qui appelle à la destruction complète de la civilisation industrielle et même, dans certain cas, agricole.[6] Pourtant, ce n’est qu’une question de temps avant que cette vieille logique du soit/ou laisse place à quelque chose qui ressemblera davantage à la pratique des groupes basée sur le consensus.
A quoi pourrait ressembler cette nouvelle synthèse? Il est possible d’en discerner quelques grandes lignes à l’intérieur du mouvement. Elle insistera sur la nécessité d’approfondir constamment le sujet de l’antiautoritarisme, en prenant ses distances du réductionnisme de classe pour essayer d’englober « l’ensemble des formes de domination », c’est à dire mettre l’accent non seulement sur l’état mais également sur les relations entre sexes, non seulement sur l’économie mais aussi sur les relations culturelles et l’écologie, la sexualité et la liberté sous toutes ses formes, et tout cela non seulement à travers les relations à l’autorité mais également basé sur des concepts plus riches et variés
Cette approche ne nécessite pas une expansion sans limite de production matérielle, ou ne prétend pas que la technologie soit neutre, mais elle ne dénonce pas non plus la technologie per se. Au contraire, elle se l’approprie et l’emploie de différentes manières si cela est approprié. Elle ne se contente pas non plus de contester les institutions per se, ou les formes d’organisations politiques per se, elle essaie de concevoir de nouvelles formes d’institutions et d’organisations politiques pour le militantisme et la société nouvelle, incluant des nouvelles formes de réunions, de prises de décision, de coordination, de la même façon qu’ont déjà été revitalisés des groupes affinitaires et de paroles. Et elle ne dénonce pas seulement les réformes per se, mais lutte pour définir et gagner des réformes non réformistes, attentive au besoins immédiats des gens et à l’amélioration de leur vie ici et maintenant , tout en recherchant des gains plus lointains et, finalement, une transformation totale.[7]
Et bien sûr la théorie doit coïncider avec la pratique Pour être pleinement efficace , l’anarchisme moderne devra inclure au moins trois niveaux : des militants, des organisations populaires et des chercheurs. Le problème du moment est que les intellectuels anarchistes qui veulent dépasser les vieilles habitudes avant-gardistes — les vestiges sectaires marxistes qui hantent encore le monde intellectuel radical— ne sont pas tout à fait sûr de ce qu’est supposé être leur rôle. L’anarchisme doit devenir réfléchi. Mais comment ? D’un côté, la réponse semble évidente. On ne devrait pas faire de conférences magistrales, ni dicter, ni même se considérer comme un professeur mais seulement écouter, explorer et découvrir. Démêler et rendre explicite la logique tacite déjà présente dans les nouvelles formes de pratiques radicales. Se mettre au service des militants en apportant des informations, ou en exposant les intérêts de l’élite dominante, soigneusement cachés derrière une soi disant objectivité, des discours qui feraient autorité, plutôt que d’essayer d’imposer une version nouvelle de la même démarche. Mais, en même temps, la plupart des gens reconnaissent que le combat intellectuel à besoin de regagner sa place. Nombreux sont ceux qui commencent à remarquer qu’une des faiblesses fondamentales de l’anarchisme aujourd’hui, par rapport à disons, l’époque des Kropotkine, Reclus ou Herbert Read, est de négliger précisément le symbolique, le visionnaire et de privilégier la recherche de l’efficacité dans la théorie. Comment aller de l’ethnographie à des visions utopiques — idéalement à autant de visions utopiques que possible? Ce n’est pas une coïncidence si les plus grands recruteurs de l’anarchisme dans des pays comme les États-Unis sont des écrivaines féministes de sciences fiction comme Starhawk ou Ursula K. LeGuin[8].
L’une des raisons pour laquelle cela commence à arriver c’est que des anarchistes commencent à récupérer l’expérience d’autres mouvement sociaux à l’aide d’un corpus théorique plus élaboré, des idées qui proviennent de cercles proches ou inspirées par l’anarchisme. Prenons par exemple l’idée d’économie participative, qui représente une vision économiste anarchiste par excellence et qui complète et rectifie la tradition économiste anarchiste. Les théoriciens de la Parecon exposent l’existence de non seulement deux mais trois classes principales dans le capitalisme moderne: pas seulement une bourgeoisie et un prolétariat mais également une classe de « coordinateurs » dont le rôle est de diriger et contrôler le travail de la classe ouvrière. Il s’agit de la classe qui comprend la l’appareil hiérarchique de direction, les consultants professionnels et les conseillers, ayant un rôle central dans le système de contrôle — comme avocats, ingénieurs, analystes, et ainsi de suite. Ils conservent cette position de classe grâce à leur monopolisation respective de leurs connaissances, compétences et relations. Par conséquent, des économistes et autres travaillant sur cette tradition ont essayé de créer des modèles pour une économie qui éliminerait systématiquement les divisions entre travail manuel et intellectuel. Maintenant que l’anarchisme est devenu clairement le centre de la créativité révolutionnaire, les adversaires de tels modèles se sont, sinon rallié exactement au drapeau, mais ont souligné malgré tout combien ces idées étaient compatibles avec la vision anarchistes.[9]
Des choses similaires commencent à apparaître avec l’évolution des visions politiques anarchistes. C’est un domaine ou l’anarchisme classique avait déjà une longueur d’avance sur le marxisme classique , qui n’a jamais développé une quelconque théorie de l’organisation politique Des écoles différentes de l’anarchisme ont déjà préconisé des formes d’organisations sociales très précises, même si elles sont souvent en nette contradiction les unes avec les autres. Pourtant, l’anarchisme dans son ensemble a eu tendance à mettre en avant ce que les libéraux appellent des « libertés négatives », des ‘libertés contre,’ plutôt que des ‘libertés pour.’ positives. Cela a été souvent salué comme la preuve du pluralisme de l’anarchisme, de sa tolérance idéologique ou de sa créativité. Mais en contrepartie, se sont manifestées la réticence à aller au-delà de formes d’organisations à petite échelle et l’opinion selon laquelle des structures plus grandes et plus complexes pourront être improvisés plus tard dans le même esprit.
Il y a eu quelques exceptions. Pierre Joseph Proudhon a essayé d(inventer une vision globale du fonctionnement d’une société libertaire .[10] Cela est généralement considéré comme un échec, mais a montré la voie pour des visions plus élaborées comme le “municipalisme libertaire” des North American Social Ecologists . Par exemple Il existe un débat animé sur comment équilibrer le contrôle des ouvriers – mis en avant par les partisans de la Parecon — et la démocratie directe , mise en avant par les Écologistes Sociaux.[11]
Pourtant, il existe encore de nombreux détails à régler : quelles sont, dans leur totalité, les alternatives institutionnelles constructives des anarchistes face aux pouvoirs législatifs , tribunaux, forces de police et diverses structures exécutives actuelles ? Comment présenter une vision politique qui englobe la législation, la mise en application, l’adjudication et la défense de ce qui devrait être accompli concrètement de manière antiautoritaire — non seulement pour entretenir un espoir à long terme mais également pour faire part de réponses immédiates face au système électoral, législatif, de maintien de l’ordre, et judiciaire et donc d’offrir de nombreux choix stratégiques. Évidemment, il ne pourra jamais y avoir une ligne de parti anarchiste sur ces sujets, le sentiment général, au moins parmi les anarchistes avec un a minuscule, étant que nous avons besoin de nombreuses visions concrètes. Néanmoins, entre les expérimentations sociales actuelles au sein de communautés autogérées en pleine croissance dans des régions comme le Chiapas et en Argentine, et les efforts des militants/chercheurs anarchistes comme les forums du Planetary Alternatives Network nouvellement créé ou de Life After Capitalism qui commencent à localiser et à recenser des exemples réussis d’initiatives économiques et politiques , le travail est commencé [12]. C’est de tout évidence un processus à long terme. Mais le siècle anarchiste ne fait que commencer.
[1] Cela ne signifie pas que les anarchistes doivent être contre toute théorie. Il n’est pas besoin d’une Grande Théorie au sens habituel du terme aujourd’hui. Nous n’avons certainement pas besoin d’une seule Grande Théorie Anarchiste Cela irait totalement à l’encontre de son esprit. Nous pensons qu’il vaut mieux quelque chose de plus adapté au processus anarchiste de prise de décision : appliqué à la théorie, cela signifierait accepter la nécessité d’une grande diversité de perspectives théoriques, unies seulement par un certain nombre de vues et d’engagements communs. Plutôt que de se baser sur le besoin de prouver que les hypothèses des autres sont fausses, c’est la recherche de projets précis au sein desquels ces perspectives se renforcent mutuellement. Le fait que ces théories sont différentes sir certains points ne signifient pas qu’elles ne peuvent exister côte à côte, voire se compléter, pas plus que le fait que les individus aient des vues uniques et différentes sur le monde n’empêche qu’ils ne peuvent pas devenir amis ou amants ou encore de travailler sur des projets communs. Bien plus qu’une Grande Théorie l’anarchisme a besoin de ce que l’on pourrait appeler une petite théorie : une façon de se colleter avec ces questions réelles, immédiates qui émergent d’un projet de transformation social
[2] Pour plus d’information sur l’histoire passionnante de Peoples Global Action , nous suggérons le livre We are Everywhere: The Irresistible Rise of Global Anti-capitalism, édité par Notes from Nowhere, London: Verso 2003. Voir aussi le site web de PGA :http://www.agp.org
NDT : Je suis plus réservé que les auteurs sur PGA, devenu inactif aujourd’hui semble t’il, même si l’idée de départ était intéressante
[3] Cf. David Graeber, “New Anarchists”, New left Review 13, Janvier— Février 2002
[4] Voir Diego Abad de Santillan, After the Revolution, New York: Greenberg Publishers 1937
[5] Pour plus d’ information : http://www.indymedia.org
*spokescouncils Réunion de groupes affinitaires afin de définir ensemble des actions communes NDT
[6] Cf. Jason McQuinn, “Why I am not a Primitivist”, Anarchy: a journal of desire armed, printemps/été 2001.Cf. le site anarchiste http://www.anarchymag.org . Cf. John Zerzan, Future Primitive & Other Essays, Autonomedia, 1994.
[7] Cf. Andrej Grubacic, Towards an Another Anarchism, : Sen, Jai, Anita Anand, Arturo Escobar et Peter Waterman, The World Social Forum: Against all Empires, New Delhi: Viveka 2004.
[8] Cf. Starhawk, Webs of Power: Notes from Global Uprising, San Francisco 2002. Voir aussi: http://www.starhawk.org
[9] Albert, Michael, Participatory Economics, Verso, 2003. Voir également: http://www.parecon.org
[10] Avineri, Shlomo. The Social and Political Thought of Karl Marx. London: Cambridge University Press, 1968
[11] Voir The Murray Bookchin Reader, édité par Janet Biehl, London: Cassell 1997. Egalement le site web de lnstitute for Social Ecology
[12] Pour plus d’information sur le forum Life After Capitalism :http://www.zmag.org
Source : zcommunications/ Racines et branches (trad)
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