Du Grain à moudre par Hervé Gardette
Réforme du Collège: à quoi servent les langues mortes ? 12.05.2015
Avec :
- Pascal Engel, philosophe, directeur d'études à l'EHESS
- François Martin, enseignant en ZEP en Seine-Saint-Denis, vice président de la CNARELA (Coordination Nationale des Associations Régionales des Enseignants de Langues Anciennes)
- Florence Castincaud, professeur de collège en ZEP dans l'Oise, membre du CRAP (Cercle de Recherche et d'Action Pédagogique) et des Cahiers pédagogiques
- Philippe Cibois, sociologue, professeur émérite à l'Université de Versailles - Saint Quentin en Yvelines
Pour en finir avec le latin et le grec
Par Pascal Engel, Directeur d'études à l'école des Hautes études en Sciences sociales, le 9 avril 2015
Il faut applaudir des deux mains le projet de suppression de l’enseignement du latin et du grec dans les lycées et collèges. Ces langues ont fait assez de mal à des générations d’enfants soumis à la férule de maîtres imbéciles. Comme disait Leibniz, Nec proinde culpandi sunt quod ista sunt prosecuti, sed quod pueros fatigarunt. Elles les ont éloignés de la vie réelle. Non vitae, sed scholae discimus. On me dira que la connaissance des humanités contribue à l’éducation des citoyens. Mais quel rapport entre le monde ancien et le nôtre ? Ne savons-nous pas que chaque culture a son monde propre, intraduisible dans un autre ? Qui, à part Paul Veyne, peut encore lire l’Enéide ? Qui de nos jours agirait comme Regulus ou les Gracques ?
Le latin et le grec ne font que renforcer les inégalités sociales et bloquent l’intégration républicaine. Ils perpétuent des aristocraties académiques indignes de la démocratie du savoir, et empêchent les collégiens d’accéder aux matières utiles à la vie comme la conduite automobile, l’éducation civique et sexuelle. Litterae non dant panem. Ces langues misogynes réduisent la femme à une harpie ou à une ancillaire. Kakon anankaoion gunè ! Et qui, sur Facebook et Twitter parle latin ? Il n’y a même pas de mot pour désigner Internet en latin. Même les catholiques n’ont plus la messe en latin. Veut-on conserver le privilège ultramontain ? Quant au grec, ses locuteurs ne vont-ils pas sortir de l’Europe, et n’ont-ils d’ailleurs pas abandonné le grec ancien il y a des siècles ? Quod periit, periit !
Quelques propositions simples permettront d’éradiquer définitivement le latin et le grec, et de faire des économies. Nervus gerendarum rerum pecunia. La plus simple consistera à supprimer les professeurs de langues anciennes du secondaire et du supérieur, mais aussi une bonne partie des archéologues. Cela ne les mettra pas au chômage, car on leur proposera, comme pour les postiers, de se reconvertir en moniteurs du permis de conduire. On demandera ensuite à l’Académie de toiletter la langue française en supprimant toutes les expressions grecques et latines, telles que statu quo, a priori ou et cetera, puis les mots à racine grecque et latine, comme abdominal, belliqueux, anonyme ou misanthrope, pour ne garder que ceux qui viennent du gaulois, de l’arabe ou de l’anglais. On supprimera des dictionnaires les pages roses, qui ne servent qu’aux pédants. On demandera à Uderzo d’enlever des albums d’Astérix toutes les allusions ridicules qu’y glissait Goscinny, telles que exegi monumentum, alea jacta est ou acta est fabula. On se passera des locutions latines en droit, auxquelles personne ne comprend rien, comme mens rea ou inter partes. Summum jus, summa injuria ! Par la même occasion, on débarrassera la médecine de ses noms antiques de maladies, comme le lupus, le tetanos ou le delirium tremens, qui nous embrouillent.
Non barbarus sum. Je ne demande pas qu’on détruise la Vénus de Milo. Mais avons-nous vraiment besoin d’appeler nos détergents «Ajax», nos slips «Athéna» et nos foulards «Hermès» ? Le pédant Guy Debord n’aurait-il pas pu traduire son titre In girum imus nocte et consumimur igni ? Je ne propose pas qu’on détruise les livres en latin et en grec, qui peuvent bien rester numérisés. Mais ne gagnerait-on pas de l’espace en expulsant de nos bibliothèques les Loeb et autres Budé qui les encombrent, et en n’imprimant plus les textes latins de Descartes, Spinoza ou Leibniz ? Ils peuvent bien être ad usum delphini. Cela les rendra moins chers et plus accessibles, et cela allègera les notes des éditions de Montaigne. Imaginez aussi le gain de place que feront les musées si les légendes latines des tableaux et sculptures disparaissaient. On supprimera aussi les chiffres romains, qui ne servent à rien, et l’alphabet grec, avec ses Ω et ses ∑ que seuls les mathématiciens utilisent. Par la même occasion, on rebaptisera le Quartier latin d’un nom plus attrayant, «Espace de loisirs rive gauche», et j’avance la modeste proposition de supprimer, également, l’alphabet latin.
On conviendra qu’il serait un peu bête de fermer les sections antiques de nos musées, ou des sites tels que le pont du Gard, le théâtre d’Orange ou la Maison carrée de Nîmes, qui rapportent à l’Etat par le nombre de touristes chinois et japonais qui s’y pressent. On ne voudrait évidemment pas les voir partir pour Pompéi ou le Parthénon. Mais on pourrait y installer les Instituts Confucius généreusement dotés, et y employer les professeurs de latin et de grec comme gardiens de musée. Vae victis. Ceux-ci sont-ils prêts à s’exclamer : Caesar non supra grammaticos ? Nous leur répondons : Ignoramus et ignorabimus.
Pascal ENGEL Philosophe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Source : Libération
Victoire de Samothrace (détail)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire