vendredi 19 juin 2015

La dette grecque est illégale, illégitime et odieuse

La dette grecque est illégale, illégitime et odieuse selon le rapport préliminaire du comité sur la dette 
Par  Olivier Okeanos, le 17 juin 2015

Les preuves présentées dans le rapport indiqueraient que la dette issue des plans d’austérité est une violation directe des droits fondamentaux de l’homme. Le comité serait arrivé à la conclusion que la Grèce ne devrait pas payer cette dette parce qu’elle est illégale, illégitime et odieuse.



Le comité sur la vérité sur la dette publique grecque présente aujourd'hui et demain ses premières conclusions. Le rapport sera officiellement publié demain vers 16h. Composé de 9 chapitres, le rapport conclut, sans vraiment beaucoup de surprise, que la dette grecque est en grande partie illégale, illégitime et odieuse.

Ce rapport préliminaire présente une cartographie des problèmes et des questions clés liées à la dette publique grecque, et fait état des violations juridiques associées; il retrace également les fondements juridiques sur lesquels peut se fonder la suspension unilatérale des paiements de la dette.

Les résultats sont présentés en neuf chapitres structurés comme suit (traduction du résumé publié en anglais ici) :

1. la dette avant la troïka

Ce chapitre revient sur les analyses de la croissance de la dette publique grecque depuis les années 1980.
Il conclut que l'augmentation de la dette n'est pas le résultat de dépenses publiques excessives, qui sont en fait restées inférieures aux dépenses publiques des autres pays de la zone euro, mais plutôt en raison des taux extrêmement élevés, des dépenses militaires excessives et injustifiées, de la perte de recettes fiscales due à des sorties illicites de capitaux, de la  ​​recapitalisation  des banques privées, et des déséquilibres internationaux créés par les failles dans la conception de l'Union monétaire elle-même.
  

L'adoption de l'euro a conduit à une augmentation drastique de la dette privée en Grèce à laquelle les grandes banques privées européennes ainsi que les banques grecques ont été exposées. La crise bancaire a contribué à la crise de la dette souveraine grecque. Le gouvernement de George Papandreou a aidé à présenter les éléments d'une crise bancaire comme une crise de la dette souveraine en 2009 en mettant l'accent et en augmentant le déficit public et la dette.

2. Evolution de la dette publique grecque entre 2010 et 2015,

Ce chapitre conclut que le premier accord de prêt de 2010 a principalement visé le sauvetage des banques privées et a permis aux banques de réduire leur exposition aux obligations d'État grecques.

3. la dette publique grecque en 2015

Ce chapitre présente la nature controversée de la dette actuelle de la Grèce, les principales caractéristiques des prêts, qui sont analysés plus en profondeur dans le chapitre 8.

4. Mécanisme de la dette en Grèce

Ce chapitre révèle les mécanismes des accords qui ont été mis en œuvre depuis mai 2010. Ils ont créé une quantité importante de nouvelle dette, tout en générant des coûts abusifs ainsi que l'approfondissement de la crise.

Les mécanismes révèlent que la majorité des fonds empruntés ont été transférés directement aux institutions financières. Plutôt que de bénéficier à la Grèce, ils ont accéléré le processus de privatisation, par l'utilisation d'instruments financiers .

5. Conditionnalités contre la durabilité

Ce chapitre présente comment les créanciers ont imposé des conditions intrusives attachés aux accords de prêt, ce qui a conduit directement à l'impossibilité économique et à l'insoutenabilité de la dette. Ces conditions, sur lesquelles les créanciers insistent encore, ont non seulement contribué à la baisse  du PIB, mais aussi à un emprunt public plus élevé, faisant la dette de la Grèce plus insoutenable encore, mais a également provoqué des changements dramatiques dans la société, et a provoqué une crise humanitaire.

La dette publique de la Grèce peut être considérée comme tout à fait insoutenable à l'heure actuelle.

6. Impact des "programmes de sauvetage" sur les droits de l'homme

Ce chapitre conclut que les mesures mises en œuvre dans le cadre des "plans de sauvetage" ont directement affecté les conditions de vie des personnes et ont violé les droits de l'homme, que la Grèce et ses partenaires sont tenus de respecter, de protéger et de promouvoir en vertu du droit national et international.

Les ajustements drastiques imposés à l'économie grecque et à la société dans son ensemble ont provoqué une détérioration rapide du niveau de vie, et restent incompatibles avec la justice sociale, la cohésion sociale, la démocratie et les droits humains.

7. les questions juridiques entourant les protocoles d'entente et de prêt

Ce chapitre soutient qu'il y a eu violation des droits de l'homme de la part de la Grèce elle-même et des prêteurs que sont les États membres de la zone euro, la Commission européenne, le Parlement Européen, la Banque Centrale et le Fonds monétaire International, qui ont imposé ces mesures à la Grèce.

Tous ces acteurs ont échoué à évaluer les violations des droits de l'homme comme un résultat des politiques qu'ils ont obligés de poursuivre, et ont aussi directement violé la Constitution grecque en dépouillant efficacement la Grèce de la plupart de ses droits souverains.

Les accords contiennent des clauses abusives, qui contraignent la Grèce à capituler sur des aspects importants de sa souveraineté. Ceci est imprimé dans le choix de la loi anglaise comme régissant le droit pour ces accords, ce qui a facilité le contournement de la Constitution grecque et les obligations internationales des droits de l'homme.

Il y a plusieurs indications qui montrent que les parties contractantes ont agi de mauvaise foi, ce qui rendent ces accords invalides.

8. Evaluation des dettes illégitimes, odieuses, illégale et la non-viables

Ce chapitre fournit une évaluation de la dette publique grecque selon les définitions relatives à la dette odieuse, illégitime, illégale et non viable adoptées par le Comité.

Ce chapitre conclut que la dette publique grecque, en date de juin 2015 est insoutenable, puisque la Grèce est actuellement incapable de rembourser sa dette sans compromettre gravement sa capacité à remplir ses obligations de base des droits humains. En outre, pour chaque créancier, le rapport fournit des preuves de cas indicatifs de dettes illégales, illégitimes et odieuses.

Dette envers le FMI : Elle doit être considérée comme illégale puisque qu'elle a violé les propres statuts du FMI, et ses conditions enfreignaient la Constitution grecque, le droit international coutumier, et les traités auxquels la Grèce est partie. Elle est également illégitime, puisque les conditions incluses empiétaient sur les obligations en matière de droits de l'homme. Enfin, elle est odieuse puisque le FMI savait que les mesures imposées étaient antidémocratiques, inefficaces, et conduiraient à de graves violations des droits socio-économiques.

Dettes envers la  BCE: Elles doivent être considérées comme illégales car la BCE a sur-intensifié son mandat en imposant l'application des programmes d'ajustement macro-économiques (par exemple la déréglementation du marché du travail) par l'intermédiaire de sa participation à la Troïka. Les dettes envers la BCE sont également illégitimes et odieuses, puisque la principale raison d'être du programme était de servir les intérêts des institutions financières, permettant aux grandes banques privées européennes et grecques de se débarrasser de leurs obligations grecques.

9. Les fondations juridiques pour la répudiation et la suspension de la dette souveraine grecque

Ce chapitre présente les options concernant l'annulation de la dette, et en particulier les conditions dans lesquelles un Etat souverain peut exercer le droit de répudiation ou la suspension du paiement de la dette en vertu du droit international.

Plusieurs arguments juridiques permettent à un Etat de répudier unilatéralement sa dette illégale, odieuse et illégitime. Dans le cas de la Grèce, un tel acte unilatéral peut être fondée sur les arguments suivants :

la mauvaise foi des créanciers qui ont poussé la Grèce à violer la loi nationale et les obligations internationales relatives aux droits de l'homme;
la prééminence des droits humains sur les accords tels que ceux signés par les gouvernements précédents avec les créanciers ou la troïka;
la coercition;
les clauses abusives qui violent de manière flagrante la souveraineté grecque et violent la Constitution;
et enfin, le droit reconnu en droit international à un Etat de prendre des contre-mesures contre les actes illégaux commis par ses créanciers, qui endommagent délibérément sa souveraineté budgétaire, l'obligent à assumer la dette odieuse, illégale et illégitime, violent l'autodétermination économique et les droits humains fondamentaux.
En ce qui concerne la dette insoutenable, chaque État est légalement en droit d'invoquer la nécessité dans des situations exceptionnelles afin de sauvegarder les intérêts essentiels menacés par un péril grave et imminent. Dans une telle situation, l'Etat pourra être dispensé de l'accomplissement de ces obligations internationales qui augmentent le péril, comme cela est le cas avec les contrats de prêts en suspens.

Enfin, les Etats ont le droit de se déclarer unilatéralement insolvable quand le service de leur dette est insoutenable, dans ce cas, ils ne commettent aucun acte illicite et donc n'en portent pas la responsabilité.

La dignité des personnes vaut plus qu'une dette illégale, illégitime, odieuse et insoutenable

Ayant achevé son enquête préliminaire, le Comité estime que la Grèce a été et est la victime d'une attaque préméditée et organisée par le Fonds Monétaire International, la Banque Centrale Européenne, et la Commission Européenne. Cette mission violente, illégale et immorale était exclusivement destinée à transférer la dette privée sur le secteur public.

En mettant ce rapport préliminaire à la disposition des autorités grecques et du peuple grec, le Comité estime avoir rempli la première partie de sa mission telle que définie dans la décision du président du Parlement du 4 Avril 2015. La commission espère que le rapport sera un outil utile pour ceux qui veulent sortir de la logique destructrice de l'austérité et défendre ce qui est aujourd'hui mis en péril : les droits humains, la démocratie, la dignité des peuples, et l'avenir des générations futures.
Source : Left / Okeanoew (trad) 

* * *

Grèce : le rapport sur la dette est une arme utile pour Athènes
Par Romaric Godin, le 18 juin 2015 - la Tribune

Le Comité sur la vérité concernant la dette publique grecque va remettre, ce jeudi 18 juin, son rapport préliminaire à la présidente du parlement hellénique. Un rapport qui soutient la position du gouvernement hellénique.

« Nous sommes parvenus à la conclusion que la Grèce ne doit pas payer sa dette parce qu’elle est illégale, illégitime et odieuse. » C’est la principale conclusion du rapport préliminaire du Comité pour la vérité sur la dette mis en place en avril 2015 par la présidente du parlement grec, Zoé Konstantopoulou. Ce rapport préliminaire (dont on trouvera ici un résumé en français) sera connu dans le détail ce jeudi 18 juin, mais le comité en a présenté dès mercredi les principales conclusions. Des conclusions particulièrement inquiétantes pour les créanciers.

La déconstruction du storytelling européen
Le Comité apporte en effet une déconstruction en règle du storytelling européen sur la Grèce depuis 2010. Rappelons rapidement ce dernier. Le pays a vécu jusqu’en 2009 dans une sorte d’indolence coupable jusqu’à ce que les marchés, censeurs justes et impitoyables, réveillent les Hellènes et les appellent à expier leurs fautes. Le FMI et les Européens sont alors venus au secours des Grecs avec bienveillance, en leur prêtant les sommes nécessaires à leur sauvetage, mais, évidemment, en leur imposant, pour leur propre bien, des « réformes » destinées à les protéger, à l’avenir, de telles crises. Le Comité a, mercredi, rejeté entièrement ce qui apparaît désormais comme un mythe.

Aussi a-t-il rappelé ces faits têtus qui, à eux seuls, réduisent à néant ce storytelling. Le niveau de dépenses publiques grecques est resté, durant toute la période, inférieur à la moyenne européenne. Les raisons de l’explosion de la dette résident ailleurs : jusqu’à l’entrée dans la zone euro, ce sont les taux d’intérêts élevés qui ont fait exploser principalement l’endettement qui avait été contracté par la Grèce pour ramener le niveau de protection sociale du pays à un niveau qui, in fine, est toujours resté en deçà de celui de l’Europe occidentale. Une fois dans la zone euro, la dette publique a été augmentée sous l’effet cette fois de taux anormalement bas et d’une perte de compétitivité brutale. Le Comité insiste aussi sur le niveau « injustifié » des dépenses militaires et l’importance de l’évasion fiscale qui a pesé sur les recettes. Point donc de Grecs paresseux vivant de la dépense publique et comptant sur l’argent « allemand » pour payer.

Surtout, le Comité rappelle que la crise grecque trouve aussi son origine dans l’explosion de l’endettement privé, alimenté par les banques grecques et étrangères dans le pays. Il souligne que le gouvernement de George Papandréou en 2009 s’est évertué “à présenter les éléments d’une crise bancaire en crise de la dette souveraine”. Le Comité confirme ainsi les doutes qui circulaient en Grèce depuis quelques années : ce gouvernement a volontairement intégré, avec la complicité d’Eurostat, des éléments qui ne devaient pas l’être dans le calcul du déficit public et de la dette pour 2009. Le but était d’alimenter le storytelling de la dépense excessive.

Les pressions de 2010 pour une solution imposée
Le Comité souligne ensuite combien le « sauvetage » de 2010 est empreint d’illégalités et de pressions. Il révèle ainsi que le FMI était entièrement conscient à la fois des conséquences sociales des mesures imposées à la Grèce et du caractère insoutenable des « aides » accordées à la Grèce. Ces deux éléments rendent les prêts du FMI à la fois illégaux (le FMI ne peut prêter à un pays qui n’a pas la capacité de rembourser) et illégitimes dans la mesure où les « droits humains » ont été violés par des mesures dont les conséquences sociales étaient clairement évaluées.

Le Comité insiste sur le fait que les Européens et le FMI ont, en 2010, tout fait pour empêcher le gouvernement grec de procéder à une restructuration de sa dette. Il met en avant l’intervention de la BCE qui, dès avril 2010, avait menacé, dans ce cas, de couper l’accès des banques grecques à la liquidité d’urgence, inaugurant ainsi une méthode utilisée encore en Irlande en novembre de la même année, puis à Chypre en mars 2013. En imposant de nouvelles dettes pour rembourser les anciennes, les Européens ont alors permis aux banques détentrices de dette publique grecque de se désengager massivement, un désengagement encore facilité par les rachats de la BCE dans le cadre du programme SMP de la BCE. Cette méthode a clairement été imposée aux Grecs.

Dette illégale, illégitime et odieuse
Le Comité s’intéresse ensuite dans le détail aux prêts accordés à la Grèce et il estime qu’il y a, dans tous les cas, lieu de plaider leur caractère illégal, illégitime ou odieux. On l’a vu dans le cas du FMI, mais c’est également le cas des dettes détenues par la BCE qui, rappelons-le, sont les seules dettes privées émises avant 2012 à avoir échappé à la restructuration de mars 2012. Le Comité souligne que, dans tous les cas, les conditions imposées à la Grèce pour l’obtention des prêts posent de sérieux problèmes en raison de leur conditionnalité qui a réduit à néant la capacité d’action budgétaire de la Grèce tout en imposant des mesures ayant des conséquences économiques et sociales dramatiques qui, selon le Comité, enfreignent les “droits humains fondamentaux”. Dès lors, cette dette peut être considérée comme odieuse. Le Comité insiste aussi sur l’aspect non démocratique du mémorandum de 2012 qui contourne soigneusement la Constitution hellénique en relevant du droit anglais.

Bases suffisantes pour une annulation ou une suspension
Tous ces arguments permettent au Comité de considérer qu’il existe des bases suffisantes pour annuler unilatéralement une grande partie de la dette grecque ou en suspendre le remboursement. C’est une arme redoutable que le gouvernement grec a désormais à sa disposition. Certes, ce rapport n’engage en rien Alexis Tsipras, et le gouvernement grec se garde bien de le commenter. Mais, dans la partie d’échecs avec les créanciers, c’est un coup redoutable à sa disposition. Sans doute les créanciers n’accepteront-ils jamais les conclusions de ce comité, pas davantage du reste que sa légitimité. Mais en cas de rupture et de conflit ouvert, ce sera un élément décisif. La notion de dette odieuse est désormais bien établie en droit international et, si l’on peut estimer que les membres du comité étaient, au départ, favorables à la Grèce, il est impossible de leur contester leurs compétences juridiques et leur expérience dans ce domaine. Si donc le Comité s’avance autant, c’est que, très clairement, la Grèce a des chances de l’emporter devant un tribunal international, comme ce fut le cas, rappelons-le, de l’Islande qui, dans l’affaire Icesave, a obtenu gain de cause en 2013 contre le Royaume-Uni et les Pays-Bas.

Arme contre le FMI
Pour le moment, il n’est peut-être pas temps pour Athènes d’utiliser cette arme. Mais elle rééquilibre à point nommé les rapports de force dans le bras de fer avec les créanciers. Surtout, elle va permettre à la Grèce d’utiliser des arguments concrets pour obtenir une restructuration de sa dette. Enfin, elle permet de relativiser les conséquences du défaut vis-à-vis du FMI. Si l’institution de Washington décide de lancer une procédure contre la Grèce en refusant de rééchelonner les échéances, Athènes pourra contester la dette elle-même et le Fonds sera alors dans une position délicate.

Le rapport du Comité n’est donc pas certainement une panacée. Mais c’est un élément nouveau essentiel dans la crise grecque.
Source : La Tribune

* * *

Soutenir la Grèce
Par Serge Halimi, mars 2015 - le Monde diplomatique

Appuyée par la plupart des capitales européennes, l’Allemagne n’accepte pas l’arrivée au pouvoir à Athènes d’un gouvernement de gauche déterminé à appliquer son programme. Elle prétend tirer argument de sa domination économique et financière pour contraindre la Grèce à tenir le cap d’une politique d’austérité qui l’a ruinée.

Les Grecs n’ont pas besoin qu’on leur explique la signification du terme « démocratie ». Pourtant, les leçons pleuvent sur leurs têtes depuis qu’ils ont porté au pouvoir une force de gauche déterminée à tourner le dos aux politiques d’austérité qui depuis six ans les tourmentent. Les admonestations leur sont dispensées d’autant plus copieusement que les maîtres d’école savent de quoi ils parlent. Eux qui ont imposé des traités rejetés par le suffrage populaire et renié leurs engagements de campagne sitôt leur élection acquise. Désormais, une épreuve de force les oppose à ceux qui veulent tenir ce qu’ils ont promis, et à quoi ils croient. Elle sera d’autant plus rude que ces derniers pourraient diffuser à des tiers, jusqu’alors résignés à leur impuissance, des idées menaçantes pour l’ordre social. Au-delà du sort de la Grèce, cet affrontement engage le destin de la démocratie européenne (1).

Sitôt connue la victoire de Syriza, chacun semblait s’être donné le mot sur le Vieux Continent. Sur un mode arrogant, Berlin mais aussi Madrid, La Haye, Lisbonne et Helsinki expliquèrent que l’alternance à Athènes ne changeait rien, puisque la politique rejetée par les Grecs devrait être poursuivie sans aucune modification. Sur un ton plus doucereux, on susurrait la même chose à Rome, Bruxelles et Paris : « Il faut, estima par exemple le ministre des affaires étrangères français Laurent Fabius, concilier le respect du vote par l’électeur et le respect des engagements de la Grèce en matière de réformes. » Mais tous les gouvernements de l’Union européenne semblent ne se soucier que du second terme de l’équation. Et s’offusquer quand M. Alexis Tsipras insiste pour rappeler le premier.

Bien qu’isolée au sein de l’Union européenne, soumise au harcèlement de ses créanciers et confrontée à des comptes qui se dégradent, Syriza s’emploie en effet à réhabiliter des mots devenus aussi insolites dans la vie démocratique que « souveraineté », « dignité », « fierté », « espoir ». Mais comment peut-elle y parvenir dans une situation de détresse financière permanente quand, négociation après négociation, il lui faut en rabattre. Et s’y résigner d’autant plus douloureusement que les instruments destinés à garrotter la volonté d’un peuple indocile sont exhibés aux yeux de tous et que ses tourmenteurs se délectent chaque fois qu’ils détaillent le dernier de leurs faits d’armes.

M. Tsipras l’a compris : on attend de lui qu’il capitule. Car tant qu’il se cabre, tant qu’il mobilise l’enthousiasme de sa population, il défie un ordre économique et sa camisole de force, il chamboule les usages politiques les mieux installés. Après tout, M. François Hollande n’a pas eu besoin de plus de vingt-quatre heures pour se rendre à Berlin et piétiner ses promesses de campagne — la renégociation du pacte de stabilité européen, le combat contre son « véritable adversaire », la finance — et endosser sans broncher la politique de son prédécesseur.

Moins de dix jours après la victoire de Syriza, les banquiers centraux de la zone euro envoyaient leur première salve punitive en privant subitement les banques grecques de leur principal canal de financement. C’était un moyen pour eux d’obliger Athènes à négocier dans l’urgence un accord avec ses créanciers, essentiellement les Etats européens et le FMI, et à reprendre le programme d’austérité là où le précédent gouvernement l’avait laissé. M. Hollande jugea aussitôt « légitime » le coup de force de la Banque centrale européenne (BCE). Tout comme le premier ministre italien, M. Matteo Renzi. Si l’on ne sait jamais très précisément où se trouve le président français, du moins comprend-on désormais où il ne se situe pas : avec le peuple grec.

Pendant que le garrot européen se resserre, que les marchés financiers accentuent leur pression sur le gouvernement d’Athènes, les termes du jeu deviennent terriblement clairs. La Grèce est soumise à un diktat. En échange des financements dont elle a besoin, on exige qu’elle entérine sur-le-champ une avalanche d’exigences dogmatiques et inefficaces, toutes contraires au programme de son gouvernement : réduire une fois de plus les retraites et les salaires, augmenter encore le taux de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), engager la privatisation de quatorze aéroports, affaiblir davantage le pouvoir de négociation des syndicats, affecter des excédents budgétaires croissants au remboursement de ses créanciers alors même que la détresse sociale de son peuple est immense. « Les ministres [de l’Eurogroupe], a précisé M. Pierre Moscovici, commissaire européen aux affaires économiques, étaient tous d’accord sur le fait qu’il n’existe pas d’alternative à la demande d’une extension du programme actuel. » Avant de répéter le célèbre slogan de Margaret Thatcher, M. Moscovici, se souvenant peut-être qu’il était membre d’un parti socialiste, avait néanmoins tenu à préciser : « Ce que nous voulons, c’est aider le peuple grec » (2). L’aider, mais en lui interdisant de dévier de la politique d’austérité qui l’a ruiné.

La Grèce, fait savoir son ministre des finances Yanis Varoufakis, est « déterminée à ne pas être traitée comme une colonie de la dette dont le destin est de souffrir (3) ». L’enjeu en cause dépasse ainsi celui du droit d’un peuple à choisir son destin, y compris quand un arbitre des élégances démocratiques aussi délicat que le ministre des finances allemand, M. Wolfgang Schäuble, estime qu’il « a élu un gouvernement qui agit de manière un peu irresponsable (4)  » Car la question posée porte aussi sur la possibilité pour un Etat de s’extraire de stratégies destructrices, au lieu de devoir les durcir chaque fois qu’elles échouent.

Vingt-sept assassins de l’espérance

Depuis que les institutions européennes ont jeté leur dévolu sur la Grèce et soumis l’économie la plus déprimée de l’Union à la politique d’austérité la plus draconienne, de quel bilan peuvent-elles se prévaloir ? Celui qu’on pouvait attendre et qui fut d’ailleurs annoncé : une dette qui ne cesse d’enfler, un pouvoir d’achat qui s’effondre, une croissance atone, un taux de chômage qui s’envole, un état sanitaire dégradé. Mais peu importe, le Gramophone européen ne cesse de répéter : « La Grèce doit respecter ses engagements ! » (lire « Dette publique, un siècle de bras de fer »). Sclérosée dans ses certitudes, la sainte alliance refuse même d’entendre le président des Etats-Unis quand il explique, encouragé dans son analyse par une armada d’économistes et d’historiens : « On ne peut pas continuer à pressurer des pays en dépression. A un moment donné, il faut une stratégie de croissance pour pouvoir rembourser ses dettes (5). »

L’effondrement économique que la Grèce a subi depuis six ans est comparable à celui que quatre ans de destructions militaires et une occupation étrangère avaient infligé à la France pendant la première guerre mondiale (6). On comprend alors que le gouvernement de M. Tsipras bénéficie dans son pays, y compris à droite, d’un énorme appui populaire quand il refuse de prolonger une politique aussi destructrice. Et de se résigner à survivre « comme un drogué qui attend sa prochaine dose (7) ». Hélas, Syriza compte moins d’appuis ailleurs. Un peu à la manière du roman d’Agatha Christie Le Crime de l’Orient-Express, enquêter sur les assassins potentiels de l’espérance grecque obligerait à interroger la totalité des gouvernements européens. Et d’abord l’Allemagne : les règles disciplinaires qui ont échoué sont les siennes ; elle entend écraser les peuples qui renâclent à les subir indéfiniment, surtout quand ils sont méditerranéens (8). Avec l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, le mobile du crime est encore plus sordide. Les populations de ces Etats auraient en effet intérêt à ce que la main de fer de l’austérité cesse enfin de les broyer. Mais leurs gouvernements ont peur, en particulier quand chez eux une force de gauche les menace, qu’un Etat ne démontre enfin qu’on peut refuser d’emprunter « un chemin balisé, un chemin connu, un chemin connu des marchés, comme des institutions et de l’ensemble des autorités européennes », celui dont M. Michel Sapin, ministre des finances français, continue de prétendre qu’on doit « l’explorer jusqu’au bout » (9). Or une éventuelle échappée belle d’Athènes démontrerait que tous ces gouvernements se sont fourvoyés en faisant souffrir leur peuple.

Chacun sait en effet qu’à moins de parvenir à « tirer du sang à une pierre », la dette grecque ne sera jamais remboursée. Comment ne pas comprendre également que la stratégie économique de Syriza consistant à financer des dépenses sociales urgentes grâce à une lutte contre la fraude fiscale pourrait enfin s’appuyer sur une jeune force politique, populaire, déterminée, issue des mouvements sociaux, dégagée des compromissions du passé. A défaut d’être « balisée », la voie est donc tracée. Et l’avenir fait penser à ce qu’écrivait la philosophe Simone Weil à propos des grèves ouvrières de juin 1936 en France : « Nul ne sait comment les choses tourneront. (…) Mais aucune crainte n’efface la joie de voir ceux qui toujours, par définition, courbent la tête la redresser. (…) Ils ont enfin fait sentir à leurs maîtres qu’ils existent. (…) Quoi qu’il puisse arriver par la suite, on aura toujours eu ça. Enfin, pour la première fois, et pour toujours, il flottera autour de ces lourdes machines d’autres souvenirs que le silence, la contrainte, la soumission (10). » Le combat des Grecs est universel. Il ne suffit plus que nos vœux l’accompagnent. La solidarité qu’il mérite doit s’exprimer en actes. Le temps est compté.

Source : Le Monde diplomatique

Voir aussi les pages : Grèce / Dette

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