dimanche 19 juillet 2015

Κρίσις - Crises



CRISES
Par Jacques Sapir, le 18 juillet 2015

La crise grecque, dont on pressent qu’elle est loin d’être achevée, aura eu pour une de ses premières conséquences d’avoir exposé la véritable nature de la zone Euro et d’avoir permis au débat sur l’Euro lui-même de revenir au premier plan.

Le diktat pour rien

Il est en effet désormais clair que l’accord extorqué à la Grèce lors de la réunion de l’Eurogroupe et de Conseil européen dans la tragique nuit du 12 au 13 juillet n’a rien réglé. Non seulement le soi-disant « accord » se révèle d’heure en heure inadapté et inapte à traiter le fond du problème, mais on se rend compte que cet accord n’apportera aucun répit[1]. En effet, si lundi 20 juillet les banques grecques vont à nouveau ouvrir leurs portes, les opérations qu’elles feront seront extrêmement limitées. Les retraits de la population ne pourront toujours pas excéder 420 euros par semaines, même si cette somme pourra être retirée en une fois. Les opérations des entreprises grecques resteront toujours très limitées. En fait, cette situation de pénurie de liquidités qui a été organisée par la Banque Centrale Européenne porte un coup fatal à l’économie grecque. Le pourcentage des prêts dits « non-performants » a très fortement augmenté depuis le 26 juin dernier. Les besoins en financement des banques grecques sont passés de 7 à 10 milliards d’euros fin juin à 25-28 milliards au 15 juillet et pourraient atteindre la somme de 35 milliards vers le milieu de la semaine prochaine. En fait, le système bancaire grec a été délibérément détruit par les pressions exercées par la Banque Centrale Européenne à des fins essentiellement politiques. Les montants qu’il faudra accorder à la Grèce simplement pour que le pays ne sombre pas dans un chaos total s’il devait rester dans la zone Euro ne sont plus désormais de 82 à 86 milliards d’euros comme estimé le 13 juillet mais plus probablement de l’ordre de 120 milliards d’euros. La dette de la Grèce n’est aujourd’hui plus « soutenable » et l’accord n’a rien fait pour en assurer la soutenabilité[2]. Si Mme Merkel, M. J-C Juncker et M. Dijsselbloem sont les « vainqueurs » d’Alexis Tsipras, ils sont en train de comprendre ce que signifie l’expression de « victoire à la Pyrrhus ».

Le coût politique de cette crise

Mais, le coût principal ne sera pas économique. Il est en réalité politique[3]. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour la dire[4]. En fait, les conditions dans lesquelles les termes de ce véritable diktat ont été imposés a fait exploser la prétention de l’Union européenne d’être un espace de coopération et de solidarité, dénué de conflits. La zone Euro s’est révélée n’être qu’un instrument de domination voulu par l’Allemagne avec l’acquiescement de la France. L’Allemagne va d’ailleurs très vite comprendre le prix politique réel de son apparente victoire. Elle a fait disparaître en quelques jours tout le capital de sympathie relative, et en tous cas de respectabilité, qu’elle avait acquise en plusieurs dizaines d’années. Il est donc désormais très probable que l’on va assister à un aiguisement des conflits au sein tant de l’Eurogroupe (la Zone Euro) mais aussi au sein de l’Union européenne. Il est clair que les dirigeant allemands sont désormais devant l’alternative suivante : soit ils acceptent la transformation de la zone Euro en une Union de transfert, ce qu’ils ont toujours refusé depuis 1999, et ce qu’ils ne peuvent accepter d’un strict point de vue comptable, soit ils organisent la sortie de la Grèce de la zone Euro, mais dans des conditions qui entraîneront bien vite l’implosion de l’ensemble de cette zone. C’est pourquoi ils tentent désespérément de trouver une troisième voie, l’instauration d’un système à deux monnaies en Grèce pour prétendre que celle-ci fait toujours partie nominalement de la zone Euro. Mais, les systèmes bi-monétaires, quand le pays qui les subit n’a plus le contrôle de sa Banque Centrale, se révèlent extrêmement instables.

Le débat sur la viabilité de l’Euro

De plus, quelles que soient les différentes tentatives pour résoudre cette crise grecque, il est clair qu’elle ouvre de manière particulièrement violente le débat sur la viabilité de l’Euro. Il est très significatif que l’ancien économiste en chef de la BCE pose ouvertement ce problème[5]. Ici encore, les voix se multiplient. Il est donc clair que ce débat, longtemps supprimé et réprimé, est désormais en train d’éclater. Les arguments d’autorité qui sont souvent avancés, et en particulier en France, ne pourront plus convaincre. L’ouverture d’un véritable débat sur les coûts tant économiques que politiques de l’Euro est le signe évident de sa décomposition. Bien entendu, les facteurs de blocage restent important, ne serait-ce que parce qu’un tel débat remet en cause la légitimité d’une grande partie de la classe politique en France. Mais, cette classe politique désormais ne peut plus mettre son véto sur le débat lui-même et elle devra, dans les semaines qui viennent, faire face à une montée de critiques. C’est le début de la fin. Il n’y a vraisemblablement plus que notre Président, M. François Hollande, pour vouloir l’ignorer .

[1] Galbraith J., « Greece, Europe, and the United States », Harper’s Magazine, 16 juillet 2015, http://harpers.org/blog/2015/07/greece-europe-and-the-united-states/
[2] Barro J., « The I.M.F. Is Telling Europe the Euro Doesn’t Work », The New York Times, 14 juillet 2015, http://www.nytimes.com/2015/07/15/upshot/the-imf-is-telling-europe-the-euro-doesnt-work.html?_r=1&abt=0002&abg=0
[3] Comme le constate D. Tusk. Voir P. Spiegel « Donald Tusk interview: the annotated transcript », Financial Times, 16 juillet 2015, http://blogs.ft.com/brusselsblog/2015/07/16/donald-tusk-interview-the-annotated-transcript/
[4] Le Point, « DSK fait encore la leçon », 18 juillet 2015, http://www.lepoint.fr/economie/grece-dsk-fait-encore-la-lecon-18-07-2015-1949756_28.php
[5] Interview d’Otmar Issing dans Corriere della Sera, 16 juillet 2015, http://www.corriere.it/economia/15_luglio_16/crisi-greca-l-economista-issing-inutile-illudersi-meglio-fuori-euro-0b802768-2b7d-11e5-a01d-bba7d75a97f7.shtml?refresh_ce-cp

Source : RussEurope

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Habermas: Merkel a dilapidé le capital politique de l'Allemagne
Par Gygde, le 17 juillet 2015 - Guardian

Traduction en français de l'entretien accordé au Guardian (16/07/2015) par le philosophe allemand Jürgen Habermas. La figure de proue intellectuelle de l'intégration européenne juge que les efforts des générations précédentes sont mis en péril par la ligne dure d'Angela Merkel vis-à-vis de la Grèce.

Guardian : Quelle est votre verdict sur l’accord conclu lundi?

Habermas: L’accord sur la dette grecque annoncé lundi matin est préjudiciable tant dans son résultat que par la manière dont il a été atteint. Premièrement, le résultat des négociations est fâcheux. Même si l’on devait considérer que cet étranglement était la bonne façon de mener les choses, on ne peut pas attendre que ces réformes soient mises en œuvre par un gouvernement qui de son propre aveu ne croit pas dans les termes de l’accord.

Deuxièmement, le résultat n’a pas de sens en termes économiques à cause du mélange toxique entre les réformes structurelles nécessaires de l’État et de l’économie et l’imposition de nouvelles mesures néolibérales qui vont complètement décourager une population grecque épuisée et tuer toute impulsion vers la croissance.

Troisièmement, le résultat signifie qu’un Conseil européen impuissant vient en substance de se déclarer en faillite politique : la relégation de facto d’un État membre au statut d’un protectorat contredit ouvertement les principes démocratiques de l’Union européenne.

Enfin, le résultat est scandaleux parce que forcer le gouvernement grec à accepter un fonds de privatisation économiquement discutable, et essentiellement symbolique, ne peut être compris autrement que comme un acte de punition contre un gouvernement de gauche. On peut difficilement imaginer comment on aurait pu faire plus de dégâts.

Et pourtant, c’est bien ce que le gouvernement allemand a fait lorsque le ministre des Finances Schäuble a menacé d’expulser la Grèce de l’euro, et s’est assumé sans vergogne comme le maître de discipline de l’Europe. Le gouvernement allemand a ainsi revendiqué pour la première fois une Europe sous hégémonie allemande – en tout cas, c’est la façon dont cela a été perçu dans le reste de l’Europe, et cette perception définit la réalité qui compte. Je crains que le gouvernement allemand, y compris sa faction sociale-démocrate, ait dilapidé en une nuit tout le capital politique qu’une Allemagne meilleure avait accumulé en un demi-siècle – et par « meilleure », j’entends une Allemagne caractérisée par une plus grande sensibilité politique et une mentalité post-nationale.

Guardian : Lorsque le Premier ministre grec Alexis Tsipras a convoqué un référendum le mois dernier, de nombreux politiciens européens l’ont accusé de trahison. La chancelière allemande Angela Merkel, à son tour, a été accusée de faire chanter la Grèce. D’après vous, quel côté porte davantage le chapeau de la détérioration de la situation ?

Habermas : Je ne suis pas sûr des intentions réelles d’Alexis Tsipras, mais nous devons reconnaître un simple fait : afin de permettre à la Grèce de se remettre sur ses pieds, les dettes que le FMI a jugées « hautement insoutenables » doivent être restructurées. Malgré cela, Bruxelles et Berlin ont toujours refusé au Premier ministre grec la possibilité de négocier une restructuration de la dette de la Grèce, et ce depuis le tout début. Afin de surmonter ce mur de résistance élevé par les créanciers, le Premier ministre Tsipras a finalement tenté de renforcer sa position au moyen d’un référendum – et il a obtenu davantage de soutien interne que prévu. Cette légitimation renouvelée obligeait l’autre côté soit à rechercher un compromis, soit à exploiter la situation d’urgence en Grèce, plus encore qu’auparavant, sur le mode de la punition. Nous connaissons le résultat.

Guardian : La crise actuelle de l’Europe est-elle un problème financier, un problème politique ou un problème moral ?

Habermas : La crise actuelle peut être expliquée à la fois par des causes économiques et comme un échec politique. La crise de la dette souveraine qui a émergé de la crise bancaire avait ses racines dans les conditions sous-optimales d’une union monétaire hétérogène. Sans une politique économique et financière commune, les économies nationales des États membres pseudo-souverains continueront à dériver les unes par rapport aux autres en termes de productivité. Aucune communauté politique ne peut soutenir une telle tension dans le long terme. Dans le même temps, en mettant l’accent sur l’évitement d’un conflit ouvert, les institutions de l’UE empêchent les initiatives politiques nécessaires à l’expansion de l’union monétaire en une union politique. Seuls les chefs de gouvernement réunis en Conseil européen sont en position d’agir, mais ce sont précisément eux qui sont incapables d’agir dans l’intérêt d’une communauté européenne commune parce qu’ils pensent principalement à leur électorat national. Nous sommes coincés dans un piège politique.

Guardian : Par le passé, Wolfgang Streeck avait déclaré que l’idéal habermassien de l’Europe était la racine de la crise actuelle, et non pas son remède: selon sa mise en garde, l’Europe ne sauverait pas la démocratie, mais l’abolirait. Au sein de la gauche européenne, beaucoup estiment que les développements actuels confirment la critique du projet européen faite par Streeck. Quelle est votre réponse à leurs craintes ?

Habermas : Mis à part pour sa prédiction d’une disparition imminente du capitalisme, je suis globalement d’accord avec l’analyse de Wolfgang Streeck. Au fur et à mesure de la crise, l’exécutif européen a accumulé de plus en plus d’autorité. Les principales décisions sont prises par le Conseil, la Commission et la BCE – en d’autres termes, les institutions mêmes qui sont soit insuffisamment légitimées à prendre de telles décisions, soit manquent même de tout fondement démocratique. Streeck et moi partageons également le point de vue que cet évidement technocratique de la démocratie est le résultat d’un modèle néolibéral de politique de déréglementation du marché. L’équilibre entre la politique et le marché est désynchronisé, au détriment de l’État social. Là où nous divergeons, c’est sur les conséquences à tirer de cette situation difficile. Je ne vois pas comment un retour à des États-nations qui devraient être gérés comme des grandes entreprises dans un marché mondial pourrait contrer la tendance à la dé-démocratisation et à l’accroissement des inégalités sociales – des choses que nous voyons d’ailleurs également en Grande-Bretagne. Ces tendances ne peuvent être combattues, le cas échéant, que par un changement de direction politique, provoqué par des majorités démocratiques dans un « noyau européen » plus fortement intégré. L’union monétaire doit avoir la capacité d’agir au niveau supra-national. A la lumière du processus politique chaotique provoqué par la crise en Grèce, nous ne pouvons plus nous permettre d’ignorer les limites de la méthode actuelle de compromis intergouvernemental.

Source : The Guardian / Mediapart (trad)



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