samedi 11 juillet 2015

Dettes publiques : Au-delà de la mise en scène…

Dettes publiques : Au-delà de la mise en scène… 
Par Liliane Held-Khawam, le 10 juillet 2015

De négociations en négociations, la crise grecque nous tient en haleine depuis de nombreuses semaines. Ce soir encore le parlement grec devrait valider -ou pas- l’accord que M Tsipras aurait présenté aux partenaires européens et autres FMI.

Pourtant le malaise grandit toujours plus. Le rôle tenu par la gauche malmenée aujourd’hui en Grèce mais hier en France et avant-hier ailleurs montre bien que la pseudo division droite-gauche a fait long feu et qu’aujourd’hui la réalité est ailleurs. Au-delà de la scène…


La réalité pure et dure est que les financiers privés et transnationaux ont pris le pouvoir politique. Ces financiers qu’hier il fallait sauver de la faillite avec les maigres deniers publics et qui depuis ont fait exploser leurs indicateurs boursiers et leurs bonus. Ces financiers qui font ployer la Grèce, la France, l’Espagne et un bon paquet de pays sous les conséquences de leur sauvetage. Ces financiers qui sont partis poursuivre leurs malveillances ailleurs sur la planète et qui en ce moment-même font boire la très grosse tasse à l’Asie. Ces financiers insatiables qui en veulent toujours plus et qui ne sont limités par aucune règle morale ou éthique. Ces financiers qui confondent stratégie et gains, humanité et austérité, loyauté et trahison, justice et iniquité. Ce sont en réalité ces individus qui tirent les ficelles derrière les scènes médiatiques.
Car ces financiers n’ont pas la conscience tranquille. Ils ne s’exposent pas –encore- en direct. Ils utilisent des personnalités qui peuvent être acceptées par l’inconscient collectif du peuple. Oui ces financiers ont peur du peuple qu’ils honnissent. Pourtant ce sont eux les boss.

On a vu à Chypre puis aujourd’hui en Grèce qu’ils ont le pouvoir. Ils ont un pouvoir équivalent à celui d’une armée régulière. Ils ont le pouvoir de décréter un embargo. Rien de moins. Car aujourd’hui, il s’agit d’un embargo que vivent les grecs. Une honte absolue et innommable tant elle est méprisable.

Ces financiers sont les patrons de l’Allemagne endettée de plus de 2’170’000’000’000 d’euros. Certains ont même dit dans le cadre d’un reportage sur Arte le 28 juin 2012 qu’il fallait ajouter aux 2’000milliards de l’époque 5’000 pour approcher de la réalité, soit 270% de son PIB de 2012 !!!

Cette fortune colossale, l’Allemagne la doit aux banques privées et centrales (qui sont aussi privatisées pour la plupart). Cette dette est partie dans des produits financiers que seuls les ordinateurs peuvent encore appréhender. Par conséquent l’Allemagne tout comme la France, l’Italie, l’Espagne ou d’autres ne s’appartient déjà plus. Quand elle négocie, elle est une intermédiaire entre les financiers transnationaux et les grecs. Même la banque centrale grecque n’appartient plus au pays. C’est un hedge fund du groupe Carlyle qui en est le deuxième actionnaire. Or, c’est cette banque centrale grecque qui gère hors bilan pour 170 milliards d’avoirs grecs dont les capitaux des malheureux retraités qui cherchent à grappiller quelques euros là où ils le peuvent.

L’embargo de la finance transnationale contre le peuple grec est un acte de guerre. Alors par pitié laissons tomber les mots « partenaires », « accords », « aide » etc. Rien n’est plus faux.

Il faut parler de hold-up, d’humiliation, de crime contre l’humanité et surtout et avant tout de spoliation.

Il ne faut surtout pas s’y tromper. La dette publique telle que fabriquée actuellement repose sur 3 piliers contestables et contestés :

1. Tous les pays du monde ont officiellement renoncé à se faire financer par leur banque centrale. Un mur a été érigé entre la banque centrale et le gouvernement de sorte que le pays est condamné à aller chercher son financement auprès du privé.

2. Un gouvernement doit ainsi aller chercher le financement de sa dette auprès d’un marché privé libre de lui fixer les conditions et les coûts.

Aucun des gouvernants qui ont admis ce point de vue ne l’aurait accepté pour ses affaires privées. On invoque la liberté des marchés pour justifier la chose. Or, rien n’est moins libre que les marchés financiers cartellisés pour ne pas dire monopolistiques. Ils sont manipulés et même planifiés comme le pire des régimes totalitaires.

3. Ce point est le pivot de l’arnaque qui n’a que trop duré. L’octroi du pouvoir de la création monétaire à ces mêmes financiers. Les banquiers fabriquent des quantités illimitées de monnaie créées à partir des dettes et donc des dettes publiques. Le travail et le patrimoine des citoyens en sont, grâce aux dettes publiques et privées, la consistance.
Les dettes publiques européennes ont clairement permis de donner de la consistance à une monnaie bancaire illégitime et même illégale puisque cette monnaie bancaire n’est pas reconnue par la législation.

Il est aussi à souligner que l’argent des dettes publiques récupéré par les banques a servi à partir à la conquête de l’Asie (cf les chiffres phénoménaux des investissements directs à l’étranger sont disponibles dans les statistiques de CNUCED ; banques centrales, BM, FMI).

Ces gigantesques dettes publiques sont l’assise qui a permis à certains acteurs de la finance transnationale de s’approprier le monde en le financiarisant.

En conclusion, une bonne partie des dettes publiques est en fait totalement illégitime et injustifiée. Elle ne fait qu’effondrer les Etats pour mieux instaurer un Etat transnational en mains exclusives des financiers privées. Qui veut de cet avenir qui mène assurément à l’esclavage pour ses enfants? Quel est l’homme ou la femme d’Etat qui va aujourd’hui se lever et s’y opposer avec tous les risques que cela comporte ? M Tsipras ?…

Source : Liliane Held-Khawam

* * *

Vers une classe dirigeante mondiale ? Mondialisation et classe capitaliste transnationale. 
Par William Robinson et Jerry Harris

Avant-Propos de Liliane Held-Khawam :
Cette publication « Vers une classe dirigeante mondiale? Mondialisation et classe capitaliste transnationale » est basée sur une étude conduite par le professeur William Robinson, professeur en Sociologie à University of California/Santa Barbara. C’est avec son autorisation que des extraits de son article sont repris et traduits sur ce blog. Je l’en remercie vivement dans la mesure où des travaux équivalents font cruellement défaut dans la littérature francophone.
Cette publication est d’autant plus importante qu’elle explique l’émergence d’une classe capitaliste transnationale qui promeut et gère un Etat émergent transnational. Mieux comprendre cette nouvelle organisation sociale semble indispensable pour appréhender plus tard le choc de nouvelles strates sociales inconnues du grand public. Nous pourrions en répertorier deux: la bourgeoisie dirigeante et un prolétariat tous deux transnationaux!
Le conflit sociétal du 21ème siècle est plus organisationnel que financier. C’est dire l’importance du phénomène.

[Texte présenté en 12 post]

1/12 Présentation de l’étude :

Une classe capitaliste transnationale (CCT) a vu le jour comme segment de la bourgeoisie mondiale qui représente le capital transnational, les propriétaires des principaux moyens de production à travers le monde incarné par les sociétés transnationales et des institutions financières privées.

La propagation de firmes transnationales (FTN), la forte augmentation de l’investissement direct étranger, la prolifération des fusions et acquisitions par-delà les frontières nationales, l’émergence d’un système financier mondial, et l’imbrication croissante des postes au sein de la structure globale de l’entreprise sont certains des indicateurs empiriques de l’intégration transnationale des tenants du capitalisme.

La CCT gère des circuits d’accumulation globaux plutôt que nationaux. Cela lui confère une existence objective en tant que classe, une identité spatiale et politique dans le système mondial au dessus de tout territoire local ou de systèmes politiques locaux.

La CCT s’est politisée à partir des années 70 jusqu’aux années 90 et a mené un projet de mondialisation d’une classe  capitaliste. Celle-ci a été  institutionnalisé dans un appareil d’Etat transnational émergent dont le programme politique est qualifié de ‘‘Troisième Voie’’.

Le bloc historique capitaliste émergent mondial est divisé sur les questions stratégiques de domination des classes et comment parvenir à la réglementation de l’économie mondiale. Des projets émancipateurs de la main-d’oeuvre mondiale sont rendus possibles grâce aux contradictions présentes au sein du bloc dirigeant.

IL EST LARGEMENT RECONNU QUE LE CAPITALISME MONDIAL a connu une période de profonde restructuration depuis les années 70 en lien avec le processus historique et mondial connu sous le nom de mondialisation (Burbach et Robinson, 1999).

Un processus central de la mondialisation capitaliste est la formation de la classe transnationale qui s’est déroulé par étapes avec l’internationalisation des capitaux et l’intégration mondiale des structures productives nationales.

Etant donné l’intégration transnationale des économies nationales, la mobilité des capitaux, la fragmentation et la décentralisation globales des circuits d’accumulation (financière), la formation d’une classe sociale est de moins en moins liée à une territorialité.

L’hypothèse traditionnelle des marxistes selon laquelle la classe capitaliste est -par une théorie décrétée -organisée en Etats-nations et alimentée par la dynamique de la concurrence capitaliste nationale et les rivalités entre Etats, doit être modifiée.

Nous soutenons dans cet essai que la classe capitaliste transnationale (dorénavant CCT) a émergé et que cette CCT est une classe dirigeante mondiale. Il s’agit d’une classe dirigeante parce qu’elle contrôle à la fois  les leviers  d’un appareil étatique transnational émergent et ceux de prises de décisions de portée mondiale.

Cette CCT est dans un processus de construction d’un nouveau bloc historique capitaliste mondial : un nouveau bloc hégémonique constitué de diverses forces économiques et politiques domine actuellement la classe dirigeante dans le monde, et ce aussi bien dans  les pays du Nord que les pays du Sud. Politiques et politiciens de ce bloc dirigeant sont conditionnés par la nouvelle structure mondiale d’accumulation financière et celle de la production.

Ce bloc historique est composé des sociétés transnationales et des institutions financières, les élites qui gèrent les organismes économiques supranationaux de planification, les principales forces dans les partis politiques dominants, les conglomérats de médias, les élites technocrates et les dirigeants d’Etats du Nord et du Sud.

(…)

Les propositions formulées ici visent à susciter des discussions, sont évidemment de nature provisoires et nécessitent des justifications supplémentaires dans les recherches en cours. (les 3 points suivants correspondent à la structure de l’étude):

1. Dans la partie I,nous parlerons de la notion-même de la formation d’une classe transnationale, identifierons quelques uns des principaux développements dans l’émergence d’une CCT en tant qu’institution dans les dernières décennies du 20è siècle et, comme partie intégrante du même processus historique, l’émergence d’un appareil transnational étatique au cours de cette même période.
2. Dans la partie II, nous examinerons quelques données empiriques sur la mondialisation en tant qu’indicateurs de la formation de la classe capitaliste transnationale.
3. Dans la partie III, nous traiterons de la dynamique politique de la CCT, y compris les débats stratégiques et les scissions émergentes entre les capitalistes transnationaux et leurs intellectuels organiques.

Source : Towards A Global Ruling Class? Globalization and the TransnationalCapitalist Class (PDF) / Liliane Held-Khawam (tard.)


2/12. Formation d’une classe transnationale et la CCT : quelques éléments conceptuels  

Depuis les années 60, un nombre croissant d’observateurs a parlé de l’émergence d’une ‘‘classe capitaliste internationale’’. Au début des années 70, Stephen Hymer notait qu’ «une classe capitaliste internationale » est en cours d’émergence dont les intérêts se situent dans l’économie mondiale en tant qu’ensemble unique et dans un système de propriétés privées internationales qui permet la libre circulation des capitaux entre pays… Il ya une forte tendance pour les groupes les plus puissants de la classe capitaliste de voir de plus en plus leur avenir dans la croissance future du marché mondial plutôt que dans sa limitation» (Hymer, 1962, 262).

Les théoriciens de la dépendance ont énoncé que la notion de bourgeoisie internationale est formée à partir de l’alliance de bourgeoisies nationales liées par leurs intérêts mutuels à défendre le système capitaliste mondial. Dans leur étude déterminante, Global Reach 1974, Barnet et Mueller affirment que la propagation des firmes multinationales a donné naissance à une nouvelle élite internationale du monde de l’entreprise. Résumant une grande partie de ce travail précoce dans les années 60 et 70, Goldfranck soulignait en 1977 que ‘‘de plus en plus, les propriétaires et les dirigeants des entreprises multinationales viendront à se constituer en une puissante classe sociale’’(35) et que ‘’l’étude de la structure de classe ou stratification est à ses balbutiements’’(32).

Parallèlement aux recherches en plein essor sur la mondialisation économique, des études dans les années plus récentes se sont orientées sur le processus de formation de la classe transnationale. L’excellent travail théorique de Kees van der Pijl sur la formation de la classe internationale se distingue ici (1984 ; 1989 ; 1998).

Il a analysé à la sortie de la 2ème guerre mondiale le fractionnement des capitaux autour de fonctions organisationnelles (d’entreprises) dans les pays avancés , l’internationalisation de ces fractions ainsi que leurs projets comme une conséquence de l’expansion transnationale des capitaux, l’important développement d’une conscience de classe bourgeoise mondiale et d’un ‘’concept complet de contrôle » par la classe bourgeoise au niveau international.

David Becker er ses collègues, dans leur thèse controversée sur le ‘’post-impérialisme’’, notent que les entreprises mondiales promeuvent l’intégration de divers intérêts nationaux sur une nouvelle base transnationale. Un « mouvement international d’entreprise » de la bourgeoisie managériale est le principal promoteur de ce processus. Il constitue aussi la nouvelle coalition dirigeante qui réunit une ‘’bourgeoisie managériale nationale » représentant aussi bien les intérêts privés que publics de l’ancien Tiers-Monde à une ‘’bourgeoisie d’entreprise transnationale’’ issue des firmes mondiales.

Dans le même sens, ‘’l’école italienne’’ en relations internationales a tenté de théoriser une formation sociale mondiale qui se place hors de la logique de l’Etat-nation (voir en particulier Cox, 1987; Gill, 1990). Robert Cox (1987, 271) parle d’une ‘‘émergente structure mondiale de classe’’ et Stephen Gill a identifié une ‘‘ fraction de la classe capitaliste transnationale en développement ‘’ (1990, 94).

Dans un ordre d’idées tout à fait différent, ‘’la théorie du système mondial’’ de Leslie Sklair implique l’idée de classe capitaliste transnationale qui réunit les dirigeants des firmes transnationales, ’’ la mondialisation des bureaucrates, politiciens et professionnels ’’ et les ‘’élites consuméristes’’ des médias et du secteur commercial (1995 ; 1998).

Bien que son analyse soit embrouillée du fait d’un certain nombre de confusions théoriques et conceptuelles, l’amalgame entre classe et strate et  son incapacité à aborder la question de l’Etat, le travail de Sklair va plus loin en concevant la classe capitaliste comme n’étant plus liée à une territorialité ou motivée par une compétition/concurrence nationale.

Ce que toutes ces considérations mettent en évidence (à l’exception de Sklair) est un concept de classe centré sur l’Etat-Nation. Elles posent comme principe que des bourgeoisies nationales convergent hors du pays vers d’autres classes nationales au niveau du système international à travers l’internalisation des capitaux ainsi que de la société civile. La formation d’une classe dirigeante mondiale est perçue comme la collusion internationale de ces bourgeoisies nationales et de leurs coalitions internationales. (…)

En revanche, nous estimons que la mondialisation est en train d’établir les conditions matérielles en vue de l’avènement d’une bourgeoisie dont les références ne sont plus nationales. Dans ce processus de formation d’une classe transnationale, les groupes dominants fusionnent en une classe (ou une fraction de classe) dans l’espace transnational. La composition organique, la position objective et la constitution subjective de ces groupes ne sont plus liées aux Etats-nations. (…)

Source : Towards A Global Ruling Class? Globalization and the TransnationalCapitalist Class (PDF) / Liliane Held-Khawam (tard.)


3/12 D’une Bourgeoisie Internationale à une bourgeoisie Transnationale  

Marx et Engels parlaient, le siècle dernier, dans les passages prémonitoires du Manifeste Communiste de la nature mondiale essentielle du système capitaliste et de l’impulsion de sa bourgeoisie à développer sa portée transformatrice à travers le monde entier.

Cependant, Marx et beaucoup d’autres marxistes venus après lui ont décrété  la bourgeoisie comme une classe dont l’assise est l’Etat-nation.Cela alors même qu’ils la considèrent comme un agent mondial. Pour eux, elle est organiquement nationale en ce sens que son développement a lieu dans les limites d’un Etat-nation donné.

Au début du 20è siècle, les théories sur l’impérialisme ont constitué le cadre de l’analyse marxiste sur la rivalité des capitaux nationaux. Ce cadre a été soutenu par la suite par des économistes politiques du 20è siècle via les théories de dépendance et le système mondial, la théorie radicale sur les relations internationales, les études sur les interventions des Etats Unis et ainsi de suite.

Loin de séquencer les idées, ces théories furent développées pour expliquer des évènements historiques  mondiaux tels les deux guerres mondiales ou d’orienter des études telle que celles sur les révolutions nationales dans le Tiers-Monde perçues notamment comme étant dirigées contre les pays impérialistes.

Le problème n’était pas que ces théories étaient à côté de la réalité historique. Au contraire, elles en étaient des abstractions théoriques . Pourtant ces théories ont échoué à reconnaître la spécificité historique du phénomène qu’elles abordaient, tendant à extrapoler une conclusion transhistorique. Celle-ci se plaçait dans une dynamique précise de la formation d’une classe mondiale à un moment historique donnée du développement du capitalisme  .

La conséquence de cet héritage théorique et politique est que de nombreuses recherches récentes sur la mondialisation -effectuées par des marxistes et des non-marxistes d’ailleurs- ont analysé le processus de mondialisation économique selon le cadre politique du système de l’Etat-nation et là-dedans le pouvoir des classes et des groupes nationaux (pour une critique  de ce ‘’cadre d’analyse de l’Etat-nation’’ voir Robinson, 1998 ; 1999).

La vision classique marxiste selon laquelle puisque le capitalisme est toujours plus international, la classe capitaliste a par conséquent  aussi un caractère international doit être mise en perspective avec la mondialisation. Dans la notion d’international est compris un système d’Etat-nation qui assure la médiation des relations entre classes et groupes, y compris la notion de capitaux nationaux et de bourgeoisies nationales. En revanche, le terme Transnational désigne les processus économiques, sociaux, politiques et culturels, y compris la formation des classes, qui remplacent les Etas-nations. L’économie mondiale apporte des changements dans le processus de production sociale universel et donc, réorganise la structure de la classe mondiale.

Un siècle auparavant, la montée en puissance économique des sociétés anonymes(par actions)et des sociétés nationales a affecté profondément la structure des classes. Avec la consolidation des sociétés nationales et des marchés nationaux, les capitalistes locaux et régionaux se sont constitués en classes capitalistes nationales. Celles-ci sont devenues de puissantes classes dirigeantes qui ont restructuré la société et introduit dans une nouvelle ère du capitalisme d’entreprise.

Nous sommes ( 2000, année de la rédaction de cette publication/LHK) dans les premières étapes du même processus qui est simplement reproduit actuellement au niveau mondial. Les capitaux nationaux ont toujours plus fusionné en capital transnational. L’essor du capital transnational issu des anciens capitaux nationaux a un effet transformateur similaire sur ce qui étaient des classes capitalistes nationales. Celles-ci sont intégrées par la mondialisation dans les processus transnationaux qui réorientent les facteurs déterminants de formation des classes. Les couches dirigeantes capitalistes mondiales sont cristallisées dans une CCT.

La formation de la classe transnationale est donc un aspect essentiel du processus de mondialisation. En ayant un peu de recul dans le niveau d’abstraction, la mondialisation implique un ‘’virage d’époque’’ dans le développement du système capitaliste mondial (Burbach et Robinson, 1999). Plus précisément, elle représente la transition de la phase d’Etat-nation à une nouvelle phase transnationale du capitalisme. Dans la phase de l’Etat-nation, les Etats étaient reliés entre eux via les marchandises et les flux financiers dans un marché international intégré. Dans la nouvelle phase, le lien social mondial est un lien interne qui jaillit de la mondialisation des processus de production et de l’intégration des structures de production nationales, comme indiqué précédemment.

La mondialisation redéfinit donc la relation entre production et territorialité, entre Etats-nations, institutions économiques et structures sociales. La formation de la classe organique n’est plus liée au territoire et à la compétence politique des Etats-nations.

Dans la phase de capitalisme de l’Etat-nation, la relation des classes « subordonnées » au capital se faisait  au travers de l’Etat-nation. Les classes capitalistes se sont développées dans le cocon protecteur des Etats-nations et ont développé des intérêts en opposition aux capitaux nationaux rivaux.

Ces Etats ont manifesté les coalition de classes et de groupes dans des blocs historiques issus des Etats-nations. Il n’y avait rien de transhistorique ou de prédéterminé concernant ce processus de formation de classe mondiale. Il est maintenant en train d’être remplacé par la mondialisation.

La globale décentralisation et fragmentation des processus de production redéfinit -en relation avec l’Etat-Nation- l’accumulation des capitaux et des classes. Ce qui se passe actuellement, est un processus de formation d’une classe transnationale dans lequel l’élément médiateur des Etats-nationaux a été modifié.

Les groupes sociaux -aussi bien dominants que subordonnés- ont été mondialisés via les structures, les institutions et la phénoménologie d’un Etat-nation mondial, l’infrastructure historique et atavique sur laquelle le capitalisme est en train de construire une nouvelle institutionnalité transnationale.

L’Etat-nation n’est plus le principe organisateur du capitalisme et le « cocon » institutionnel du développement des classes et de la vie sociale. Comme les structures nationales de production sont maintenant intégrées au niveau transnational, les classes mondiales dont le développement organique s’opère à travers l’Etat-nation, expérimentent une intégration supra-nationale avec des classes ‘’nationales’’ d’autres pays.

La formation de la classe mondiale a entraîné la division accélérée du monde en une bourgeoisie mondiale et un prolétariat mondial. Elle a apporté des changements dans les rapports entre classe dominante et classe subordonnée avec les sérieuses implications qui en découlent pour la politique mondiale. Les politiques mondiales de la CCT ne sont pas menées -comme c’était le cas pour les classes capitalistes nationales- par le flux des rivalités changeantes et des alliances qui se déroulent au travers d’un système interétatique comme nous le verrons plus tard.

La réalité du capital en tant qu’ensemble de capitaux individuels concurrents et leur existence concrète comme une relation de classe dans les limites spatiales déterminées géographiquement en tant qu’Etats-nations est un frein à une tendance unificatrice transnationale ou internationale dans le développement du capitalisme mondial.

La libération du capital de ces barrières spatiales grâce aux nouvelles technologies, la réorganisation universelle de la production et la levée des contraintes de l’Etat-nation quant au fonctionnement du marché mondial impliquent que le centre des rapports de classe et de groupe dans la période actuelle n’est pas l’Etat-nation.

Pourtant, de nombreux marxistes et non marxistes, promeuvent une  construction dualiste particulière qui propose des logiques distinctes pour d’une part des systèmes économiques mondiaux et d’autre part pour un système politique centré sur l’Etat-nation. L’Etat-nation est perçu dans cette construction dualiste comme immanent dans le développement capitaliste et la formation de la classe transnationale ne peut donc pas être vraiment conçue au delà de la collusion des classes ‘’nationales’’.2

Mais une telle construction dualiste va à l’encontre des principes fondamentaux du matérialisme historique, si nous voulons maintenir que les conditions matérielles, et en particulier le processus de production, sont au cœur du développement politique et que les classes sont fondées sur de réels rapports de production économique. Si nous reconnaissons que ces rapports de productions se mondialisent alors, il nous incombe d’aborder la question de la formation de la classe transnationale. Concentrons-nous donc brièvement sur la question de la mondialisation de la production avant de revenir à la CCT.

Source : Towards A Global Ruling Class? Globalization and the TransnationalCapitalist Class (PDF) / Liliane Held-Khawam (tard.)


4/12 La mondialisation de la production et le circuit du capital. 

Le capitalisme mondial n’est pas la simple juxtaposition d’‘‘économies nationales’’ comme une certaine conception dominante voudrait le suggérer (voir, entre autres, Wood, 1999). Beaucoup de critiques qui soutiennent que la mondialisation est exagérée, voire illusoire (par exemple Wood, 1999 ; Gordon, 1988; Hirst and Thomas, 1996; Weiss, 1998; Glyn et Sutcliff, 1992) affirment que la période actuelle est seulement une intensification quantitative des tendances historiques et non  une nouvelle époque qualitative. Mais cet argument ne fait pas de distinction entre l’extension du commerce et des flux financiers par-delà les frontières nationales, qui dans notre conception représente l’internationalisation et la mondialisation du processus-même de production qui représente la transnationalisation.

Ces rapports indiquent le degré élevé d’intégration du commerce mondial dans la période antérieure à la Première Guerre Mondiale (en effet, l’économie mondiale était à ce moment, au moins aussi intégrée économiquement qu’elle ne l’était au début du 21e siècle). Mais ils ne sont pas parvenus à noter ce qui est qualitativement nouveau. L’intégration d’avant 1913 s’est faite au travers de « la longueur des bras »  dans le commerce de biens et services . Elle était basée uniquement sur les systèmes de production nationaux et au travers des flux financiers transfrontaliers prenant la forme d’investissements de portefeuille.

Durant cette période, les classes capitalistes nationales organisèrent des chaînes de production nationale et produisirent des marchandises au sein de leurs propres frontières (en fait, la main-d’oeuvre les a produites), qu’elles ont ensuite échangées contre des marchandises produites dans d’autres pays. C’est ce que Dicken appelle «intégration superficielle» (1998, 5). Cela contraste avec ‘’l’intégration profonde’’ de la mondialisation qui implique la transnationalisation de la production de biens et services.

La mondialisation de la production a entraîné la fragmentation et de la décentralisation des chaînes complexes de production, leur dispersion à travers le monde et l’intégration fonctionnelle de leurs différents segments. Cette mondialisation de la production était de plus en plus recherchée. Nous nous intéresserons ici à ses implications sociales et politiques, en particulier, en ce qui concerne la formation de classe.

C’est la mondialisation de la production qui sert de base à la transnationalisation des classes et à l’essor d’une CCT.

Dans ses importants travaux sur l’internationalisation des capitaux, Christian Palloix a suggéré une séquence historique claire: le circuit du capital-marchandise était le premier à être internationalisé sous la forme de commerce mondial; le circuit de capital-argent était le second sous forme de flux grâce à un portefeuille de participations dans  des fusions d’entreprises à l’étranger; le circuit du capital-production est le plus récent, sous la forme de croissance massive des sociétés transnationales dans la période post-deuxième Guerre mondiale (Palloix, 1977a; 1977b). Cette transnationalisation de la production s’est développée de façon spectaculaire depuis que Palloix a écrit à la fin des années 70 incluant non seulement la dispersion des activités des firmes transnationales (FTN) mais aussi la restructuration, fragmentation, et décentralisation mondiale du processus de production (cf.inter alia, Dicken, 1998; Howells and Wood, 1992; Burbach and Robinson, 1999; UNCTAD, various years).

Rappelons la place centrale du circuit de capital dans l’analyse de classe, et que celui-ci est intégré dans les processus sociaux, politiques et culturels. C’est autour de ce circuit, en particulier M-C-P-C’-M ‘(incluant l’indispensable P pour production) que la formation des classes a lieu, que les classes luttent, que les processus politiques se déroulent, que les Etats tentent de créer les conditions générales pour la reproduction du circuit, les processus culturels germent, et ainsi de suite.

Durant la première période de l ‘«intégration superficielle», la première partie de ce circuit, M-C-P-C’, se déroule au niveau des économies nationales. Les marchandises étaient vendues sur le marché international, et les profits retournaient dans le pays d’origine, où le cycle se répétait. Sous la mondialisation, P est de plus en plus mondialement décentralisée, et il en est de même pour l’ensemble de la première partie du circuit, M-C-P.

Les biens et services produits à l’échelle mondiale sont commercialisés dans le monde entier. Les bénéfices sont dispersés dans le monde entier au travers du système financier mondial qui a émergé depuis les années 1980, un système qui est qualitativement différent des flux financiers internationaux de la première période. Comme l’ensemble du circuit devient transnationalisé, il en est de même pour les classes, processus politiques, les États et les processus culturels et idéologiques.

Ce qui nous intéresse dans la présente étude est la formation de la classe transnationale et la montée d’une CCT. Or, la transnationalisation du circuit de capital implique ainsi bien la transnationalisation des agents de capital.3 Et comme les circuits nationaux de capitaux sont intégrés de façon transnationale, ces nouveaux circuits transnationaux deviennent à leur tour les lieux de formation de classes dans le monde entier.

Ceux qui prétendent que la mondialisation est simplement un approfondissement quantitatif du processus de l’internationalisation, soulignent également la présence persistante du phénomène de l’État-nation en tant que variations et «spécificités» nationales. Certains processus de production sont encore clairement limités par: les contraintes de certains Etats-nations, groupements capitalistes nationaux , leur protagonistes politiques, dans les pays où ces groupes sont en mesure d’influencer les pratiques étatiques, les permanentes rivalités interétatiques, la persistante phénoménologie de l’Etat-nation, et ainsi de suite 4 (voir, entre autres, Wood, 1999).

Pour autant tous ces phénomènes bien  présents ne permettent pas d’invalider l’analyse de la mondialisation en tant que nouvelle époque qualitative dans le développement du capitalisme mondial. Il n’y a absolument rien dans la conception et la méthode de l’analyse dialectique et du matérialisme historique pour suggérer que les phénomènes contradictoires ne peuvent pas coexister, comme nous le verrons ci-dessous dans le cas concret de fractions des classes nationales et transnationales et les contradictions entre elles. Dans la totalité des structures historiques, il y a de nombreux processus qui sont en contradiction les uns avec les autres ou prenant des directions opposées au sein d’une plus grande unité. La mondialisation est un processus, non un état ou une condition.

C’est une conception de la structure historique en mouvement et, en tant que tel, de nombreuses formes peuvent être impliquées dans sa dynamique: des formes de classes transnationales ascendantes, nationales descendantes, de structure productives, et ainsi de suite. Ce qui est important pour l’analyse matérialiste est d’arriver à capter la direction d’un mouvement historique et des tendances en cours, même lorsque ces processus historiques sont en cours. Ceux-ci peuvent alors aller dans des directions nouvelles et imprévues, voire même des retournements.

Source : Towards A Global Ruling Class? Globalization and the TransnationalCapitalist Class (PDF) / Liliane Held-Khawam (tard.)

SUITE A VENIR

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