mercredi 29 juillet 2015

Un sentiment d'impuissance



Tsipras a-t-il développé une procédure de double pensée ? 
Par Jean-Claude Paye, sociologue, le 22 juillet 2015 - L'Humanité

Dans ses célèbres conférences, l’historien Henri Guillemin nous rappelait une phrase, datant de 1897, de Maurice Barrès, maître à penser de la droite nationaliste française : « La première condition de la paix sociale est que les pauvres aient le sentiment de leur impuissance. » Ce paradigme éclaire le résultat des négociations menées par Alexis Tsipras. Les citoyens furent appelés par leur premier ministre à se prononcer, à travers un référendum, contre les propositions de l’UE qui furent rejetées par 61 % des votants. À la suite, Tsipras accepte un accord encore plus défavorable pour les populations grecques. De plus, tout en se soumettant au diktat de l’UE, il déclare : « Je ne crois pas à cet accord. C’est un mauvais accord pour la Grèce et pour l’Europe, mais j’ai dû le signer pour éviter une catastrophe. »

La capitulation ne remet pas en cause son image : « On ne peut pas me reprocher de ne m’être pas battu. Je me suis battu jusqu’où personne ne s’est battu. » Or, il s’est totalement plié aux exigences des créanciers. Tsipras développe ici une procédure de double pensée qui consiste à annuler un énoncé en même temps qu’il est prononcé, tout en maintenant ce qui a été préalablement donné à entendre. Ainsi, le citoyen doit avoir la capacité d’accepter des éléments qui s’opposent, sans relever la contradiction existante. Il possède alors deux visions incompatibles. Le déni de l’opposition entre les deux propositions empêche toute conscience. Le discours a alors un effet de pétrification face à la toute-puissance des institutions européennes et enferme dans la psychose : aucune autre politique n’est possible.

« Retenir simultanément deux opinions qui s’annulent »

George Orwell a déjà décrit dans 1984 le dispositif de « double pensée » qui consiste à « retenir simultanément deux opinions qui s’annulent, alors qu’on les sait contradictoires et croire à toutes deux ». Il avait déjà identifié ces « principes de l’asservissement » qui destituent l’individu de toute capacité de résistance, qui ont pour fonction d’effacer chez le sujet « tout souvenir de l’existence d’un désir possible de résistance ».

La « politique d’austérité » imposée au pays a déjà en cinq ans fait baisser de 27 % le PNB et davantage le niveau de vie de la population. Le plan imposé ne peut qu’accentuer cette tendance : austérité accrue et augmentation relative de la dette. La Grèce ne pourra pas faire face à ses engagements, ce qui impliquera une nouvelle intervention extérieure. La sortie de la Grèce de l’euro pourrait être simplement reportée. De plus, la Grèce perd l’essentiel de ce qui lui restait de souveraineté nationale, car elle doit soumettre ses réformes au bon vouloir des institutions européennes. Où se situe la « catastrophe », dans un nouvel affaiblissement rapide et programmé du pays ou dans une sortie de l’euro permettant un défaut sur la dette ?

L’attaque contre le désir de résistance des populations prend tout son sens, non seulement en Grèce, mais au niveau de l’UE. Tsipras a voulu croire que ce qu’il considérait comme tabou, un « Grexit » induisant un démantèlement de la zone euro, l’était également pour ses interlocuteurs. Or, pour les dirigeants de l’UE et principalement pour l’Allemagne, la construction européenne est destinée à disparaître dans le futur grand marché transatlantique. La dissolution de l’UE dans une zone dollar ne peut se faire qu’au prix d’un important recul du niveau de vie et des libertés en Europe. Les populations de l’UE devront consentir au démantèlement de leurs acquis. L’expérience grecque conduisant à un sentiment d’impuissance prend alors tout son enjeu.

Source : L'Humanité

* * *

MAJ de la page : La gauche et l'euro / La gauche radicale et ses tabous

La Grèce et la direction du PCF
Par Jacques Sapir, le 28 juillet 2015

Cynisme : idéologie de la petite bourgeoisie grecque désespérée par la guerre du Péloponnèse. (Bolshaya Sovetskaya Entsiclopediya, éditions de 1952)

La direction (CEN ou Comité Exécutif National) du PCF a produit, le 17 juillet, un document de travail à l’usage de ses cadres et militants sur les événements de Grèce. Ce document, plus et mieux que l’interview de Pierre Laurent, le secrétaire national, donne le ton de ce qu’est l’analyse politique que fait le PCF sur ses événements. Le rappel qui est fait des événements jusqu’au 5 juillet n’est pas faux, tout en passant sous silence l’existence de débats au sein de Syriza et en se refusant à prendre parti, voir simplement à décrire, les positions des uns et des autres. On baigne dans une image d’Epinal d’un Syriza uni autour de son chef. Mais, ce document retrace fidèlement les manœuvres de l’Eurogroupe et la tentative de coup d’état qui conduit au référendum du 5 juillet.

Par contre, sur la période du 5 au 13 juillet, ce document est bien plus succinct. Il ne tient pas compte de l’interview de Stathis Kouvelakis (membre de la plate-forme de gauche de Syriza) publiée le 15 juillet dans Jacobin[1], ni de la note postée sur le blog de Paul Mason, le correspondant de Channel 4 en Grèce, qui avait recueilli les confidences de Varoufakis et des autres membres de la gauche de Syriza[2], enfin, et surtout, aucune mention n’est faite de l’analyse de Yanis Varoufakis, l’ancien Ministre des finances, analyse publiée le 14 juillet sur son blog[3]. On pourrait multiplier les exemples. C’est donc un point de vue extrêmement orienté qui est donné dans ce document de travail, celui d’Alexis Tsipras. Pire, car l’on pourrait comprendre que politiquement on reprenne le point de vue de Tsipras. Le point de vue de l’opposition interne dans Syriza n’est nullement mentionné. Dans ces conditions, la description du vote de la nuit du 15 au 16 juillet est incompréhensible pour le lecteur, qui n’a pas les éléments nécessaires pour se faire une opinion. La référence à un sondage sur l’Euro, donnant 75% des grecs opposés à une sortie de l’Euro accentue le malaise, quant on sait la valeur très discutable des sondages qui, il faut le rappeler, donnaient le OUI vainqueur ou ne donnait qu’une très faible avance au NON, alors que celui-ci fut majoritaire à plus de 61%. Ici encore, on ne peut qu’aboutir à la conclusion que le document de la CEN du PCF entend présenter la position d’Alexis Tsipras comme la seule possible. Autrement dit, la CEN du PCF nous rejoue l’antienne de Margaret Thatcher « there is no alternative » (TINA).

Il n’est pas dans mon intention d’analyser la totalité de ce document. Néanmoins, les analyses économiques de ce qu’aurait entraîné le « Grexit » présentent un intérêt, en ce qu’elle viennent conforter l’idée d’une présentation extrêmement orientée, au point même d’en être malhonnête, de la situation en Grèce.

Je me concentrerai sur le paragraphe « Concernant la sortie de la Grèce de la zone euro » qui commence fin de la page 4 et début de la page 5 du document émis par le CEN.

Les conséquences immédiates d’un GREXIT

Un « Grexit » signifierait une dévaluation estimée au minimum à 40 % et donc une perte de pouvoir d’achat de 40 % et une augmentation du coût de la dette de 40 %. Cela ne peut apporter aucun gain de compétitivité dans un pays où les salaires ont déjà baissé de 25 % et où l’appareil productif n’est pas capable de répondre à un surcroît de demande.

On ne sait vraiment pas comment les rédacteurs de cette note peuvent déterminer ainsi la dépréciation probable du taux de change de la Drachme en cas de « Grexit ». Compte tenu de la dévaluation interne déjà opérée depuis 2010, et du rétablissement de la balance courante de la Grèce, une dépréciation de l’ordre de 15% à 25% apparaît bien plus probable. Rien ne vient donc appuyer cette argumentation, si ce n’est la volonté de présenter une image « cataclysmique » d’un possible Grexit. En fait la situation de la balance courante actuelle de la Grèce laisse à penser que cette dévaluation serait nettement inférieure à 40%.

Il y a ensuite une erreur grossière dans le texte. Tellement grossière que l’on peut penser qu’elle est faite à dessein, pour provoquer un mouvement de recul sur la base d’un « effet d’évidence » c’est quand il est dit qu’une dépréciation de 40% entraînerait une baisse du pouvoir d’achat de 40%. Cela équivaut à prétendre que la totalité de la consommation en biens et services de la totalité de la population est réalisée en biens importés. Ce n’est évidemment pas le cas. Si l’on excepte les 10% les plus riches de la population, dont la part de consommation de biens importés peut atteindre 70%, pour le reste de la population on sait que cela se situé à moins de 50% et pour les personnes les plus pauvres (disons pour les 50% les moins riches), on sait que la part importée se situe autour de 20% voire de 15%. Cela veut donc dire qu’une dépréciation de 40%, que l’on considère par ailleurs comme une hypothèse excessive, aboutirait à une perte de pouvoir d’achat de -28% sur les plus riches mais de -8% voire -6% sur les plus pauvres. De fait, la perte de pouvoir d’achat porterait essentiellement sur les plus riches. En réalité, une dépréciation de la devise induit un changement au sein de la population, touchant bien plus fortement les catégories sociales qui sont largement importatrices. C’est, aussi, un mécanisme de justice sociale au sein d’une population.

Deuxième erreur grossière, le passage suivant : « Cela ne peut apporter aucun gain de compétitivité dans un pays où les salaires ont déjà baissé de 25 % et où l’appareil productif n’est pas capable de répondre à un surcroît de demande ». Tout d’abord le problème est bien plus celui des élasticités croisées import/export ; passons. Mais, la question de la compétitivité de l’économie grecque implique de connaître les secteurs exportateurs. Ceci montre que les rédacteurs du document n’ont aucune idée, ou n’ont pas cherché à en avoir, de la situation sur ce point de la Grèce. En effet, les ressources de la balance courante de la Grèce incluent quatre postes importants :

Les recettes de l’industrie touristique (considérées comme des « exportations » du moment que des touristes non résidents viennent en Grèce). Or, il est évident, et corroboré par de nombreuses études, que l’industrie touristique bénéficierait massivement d’une dépréciation de la Drachme, en particulier en attirant des touristes hors-saison (cas des touristes britanniques et d’Europe du Nord) qui aujourd’hui vont en Croatie ou en Turquie.
Les recettes de la construction et de la réparation navale. On sait que c’est un des secteurs « exportateurs » de l’économie grecque. Actuellement, ce secteur est en crise à cause de la concurrence faite par la Croatie et la Turquie (qui a déprécié sa monnaie dans des proportions importantes depuis 3 ans). Un retour de chiffre d’affaires au niveau de celui de 2010 est probable avec une dépréciation de la Drachme de -25%, du fait de la qualité reconnue de ce secteur.
Les recettes de l’industrie grecque. L’industrie grecque est peu développée, mais elle a quelques secteurs d’excellence, secteurs qui sont très loin de travailler à pleine capacité des installations. En fait le taux d’utilisation des capacités semble se situer autour de 60-65%. Une montée vers 80% est possible en cas de dépréciation de la Drachme.
Les recettes de l’agriculture grecque. L’agriculture grecque est largement exportatrice, que ce soit vers les Balkans, vers les pays arabes, ou vers les pays de l’Eurozone. Ses marges d’exportation sont limitées par le cours de l’Euro dans les deux premiers cas.
On voit qu’une dépréciation de la Drachme induirait un coup de fouet important sur l’économie grecque. Par ailleurs, il serait alors possible d’accroître les investissements en proportion du PIB. Le coup de fouet se transformerait alors en une pente vertueuse, des investissements plus importants améliorants la productivité dans les secteurs exportateurs, qui pourraient accroitre leurs parts de marché. L’économie grecque renouerait avec la croissance et le chômage, qui touche aujourd’hui plus de 26% de la population diminuerait rapidement.

On voit que les auteurs du texte de la CEN n’ont pas présenté une image objective, et tout simplement honnête, des conséquences du GREXIT à leurs lecteurs.

Conséquences financières

« Cela aurait pour effet immédiat une hausse des prix importés donc plus d’austérité salariale, une dette privée plus chère, des difficultés accrues pour financer les investissements et, finalement, une soumission encore plus forte à la finance ».

En ce qui concerne la dette de la Grèce, il est clair qu’un GREXIT indurait un défaut souverain. Mais cela ne veut pas dire que la Grèce ne rembourserait rien. On sait qu’après un défaut, les créanciers et le pays endettés se mettent d’accord sur une forte dépréciation de la dette, qui peut aller jusqu’à 80% comme en Russie après le défaut de 1998. Si on admet que la dépréciation de la dette soit simplement de 66%., compte tenu d’une dépréciation de la devise de -25% cela donne :

Dette actuelle : 315 milliards d’Euros

Dette recalculée en Drachme, après dépréciation de la Drachme de -25% : 420 milliards de Drachmes

Dette après abattement de 66% : 138,6 milliards de Drachmes.

Si l’accord post-défaut inclut une perte de valeur faciale de 80% (comme dans le cas de la Russie) on aboutit à : 84 milliards de Drachmes.

Même dans le cas le moins avantageux, la dette grecque aurait été ramenée à 70% du PIB (200 milliards d’Euro = 200 milliards de Drachmes).

Quant à la hausse des prix, induite par la hausse des prix importés, une étude relayée par mon excellent confrère Alberto Bagnai (que je salue ici) montre qu’elle serait de 0,3 x montant de la dépréciation, soit de 7,5% étalés sur environ 3 ans. Ici encore, rien de catastrophique, et certainement rien de comparable avec les effets du 3ème mémorandum.

Quant à la question des investissements, je renvoie à ma note sur l’interview de Pierre Laurent, car j’ai montré qu’en réalité une dépréciation de la Drachme serait très favorable à l’investissement[4]. Une fois encore, on voit que les auteurs du document de travail de la CEN prennent des libertés inadmissibles avec la réalité, et que ceci ne peut s’expliquer que par la volonté idéologique de discréditer toute politique de sortie de l’Euro.

Conséquences à l’Europe

« Par ailleurs, un « grexit » déclencherait des assauts spéculatifs massifs pour faire sortir d’autres pays de la zone euro, à commencer par l’Italie (2.070 milliards d’euros de dette), l’Espagne (966 milliards d’euros), le Portugal (219 milliards d’euros) et, probablement, la France ensuite. On entrerait dans une course sans fin de chaque pays aux dévaluations compétitives, anti-salariales et déflationnistes renforçant encore la guerre économique pour prendre des parts de marché au détriment des partenaires européens ».

Le risque d’attaques spéculatives est réel, et il est probable qu’un GREXIT entraînerait un éclatement de la zone Euro. Mais, cet éclatement serait largement positif pour trois pays, l’Italie, la France et le Portugal. Si cet éclatement est anticipé (et pourquoi ne le serait-il pas ?), les gouvernement peuvent s’entendre sur une sortie collective, et fixer des limites à la dépréciation de leurs monnaies. En fait, cet éclatement de l’Euro ne pénalisera qu’un seul pays : l’Allemagne, qui verra sont excédent commercial se réduire très rapidement. Tout cela a été calculé de nombreuses fois et ces calculs ont montré que les conséquences d’un éclatement de l’Euro ne seraient, là non plus, pas « apocalyptique » comme l’écrivent les rédacteurs du document de la CEN. Ici, on voit bien l’idéologie européiste en action qui prétend que, hors de l’Euro, point de salut. Ce qui revient à dire que l’on est dans l’idéologie, et nul part ailleurs.

Un discours essentiellement idéologique

On voit la nature profonde du document de la CEN dans l’extrait suivant : « Mais le grexit serait la meilleure façon de légitimer le discours nationaliste de l’extrême droite (Aube dorée en Grèce, FN en France…) ». Autrement dit, si Mme Marine le Pen dit qu’il fait soleil à Athènes en plein midi, nous devrions tous nous précipiter sur nos manteaux et nos parapluies et crier qu’il pleut et qu’il fait froid à Athènes. Tel est le niveau de raisonnement ou est tombé le Comité Exécutif National du PCF dans son document de travail. Cela en dit long sur la terreur qui semble avoir saisi ses rédacteurs, mais aussi très long sur jusqu’où les membres de la CEN sont prêt à aller pour induire les cadres et les militants de leur parti à emprunter une voie sans issue. Car, il faut le redire encore et encore, un GREXIT n’est nullement la propriété d’un parti mais une solution économique et politique, qui doit être traitée d’un point de vue économique et politique, et non idéologique.

Le Comité Exécutif National du PCF a donc commis un document qui est largement idéologique. Il en dit long sur le désarroi de la direction du PCF (ou d’une partie de celle-ci) confrontée à la réalité, une réalité qu’il n’hésite pas à tordre ou a dissimuler. Car, il y a suffisamment de personnes de valeurs au sein de ce parti pour que l’on puisse penser que ces distorsions de la réalité, et ces mensonges, ne sont pas le produit de l’ignorance mais bien celui d’une ligne politique.

Annexe

Texte du document de travail du Comité Exécutif National du PCF en date du 17 juillet
CEN 17 juillet 2015

Source (et suite) du texte : RussEurope

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