mardi 28 juillet 2015

Vladimir Poutine: "L'Europe devrait se montrer plus indépendante des USA"



Darius Rochebin interviewe Vladimir Poutine (RTS, 27 juillet 2015)

Course aux armements: "la relance est due aux Etats-Unis"

Interrogé sur les programmes militaires de Moscou, le président russe rejette la faute sur Washington: "Cette relance de la course aux armements date de la sortie unilatérale des Etats-Unis du traité anti-missiles balistiques. Ce traité était la pierre angulaire de tout le système de sécurité international".

Une nouvelle guerre en Europe ? "J'espère que non"

Lorsqu'on lui demande si une nouvelle guerre est possible en Europe, Vladimir Poutine réplique: "J'espère que non. Mais on aimerait voir l'Europe manifester davantage son indépendance et sa souveraineté".
Le président russe envoie une pique particulière à la France et sa position actuelle en lien avec l’Otan: "Si, pour discuter des affaires intérieures avec nos partenaires européens, nous devons aller à Washington, c’est un peu curieux". (*)

Source (et suite du texte) : RTS

(*) voir plus bas dans la page "Nous sommes passé dans l'allégeance au suzerain américain" par Jean-Pierre Chevènement

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Qui est vraiment Poutine ? Que veut-il ? Que fait-il ?
Par Paul Craig Roberts le 26 juillet 2015 -  Counterpunch

Les mensonges à propos du président de la Russie sont devenus si grossiers, menaçant le monde d’une guerre dévastatrice, que des Américains éminents se sont regroupés pour fonder le Comité américain pour l’entente Est-Ouest. Les membres fondateurs sont : l’ancien sénateur américain Bill Bradley, Amb. Jack Matlock qui était ambassadeur américain auprès de l’Union soviétique pendant la présidence de Reagan. À ces noms s’ajoutent les membres suivants de l’administration de George HW Bush : William J. Van den Heuvel, qui était ambassadeur américain à l’ONU pendant l’administration Carter, John Pepper, qui est l’ancien président et chef de la direction de Proctor Gamble, Gilbert Doctorow qui est un homme d’affaires avec un quart de siècle d’expérience en affaires avec la Russie, et les professeurs Ellen Mickiewicz de l’Université Duke et Stephen Cohen de l’Université de Princeton et New York University.

Il est extraordinaire que la coopération entre la Russie et les États-Unis forgée au fil des décennies par les gouvernements successifs, à commencer par John F. Kennedy et aboutissant à la fin de la guerre froide avec les accords Reagan-Gorbatchev, ait été détruite par une poignée de néoconservateurs américains bellicistes durant les dix-huit derniers mois. Le résultat d’un effort de 40 ans anéanti du jour au lendemain par une poignée de fauteurs de guerre insensés qui croient que Washington dispose d’un droit à l’hégémonie mondiale.

Le problème a commencé avec le président Clinton qui a violé la promesse faite aux Russes que l’Otan ne s’étendrait pas en Europe de l’Est. Cette violation de la promesse américaine a été suivie par la décision unilatérale de George W. Bush de se retirer du Traité sur les missiles anti-balistiques, et de changer la doctrine militaire des États-Unis,  pour permettre une attaque nucléaire préventive sur d’autres pays, principalement la Russie.

Ces provocations ont été suivies par l’annonce du déploiement de bases de missiles américains aux frontières de la Russie.

Le régime Obama a ajouté un coup d’État en Ukraine, longtemps une partie de l’URSS, et la mise en place d’un gouvernement vassal des États-Unis qui menace la sécurité russe.
Dans le passé, de telles provocations auraient conduit, sinon à la guerre, au moins à des contre-provocations. Cependant, Vladimir Poutine est un personnage calme et réfléchi, heureusement pour l’espèce humaine. Il se plaint poliment des provocations, mais continue de se référer à Washington et aux pseudo-gouvernements des états vassaux de Washington comme à des partenaires, même si il sait qu’ils ont décidé la perte de la Russie.

Poutine répond aux menaces, aux sanctions illégales et à l’incessante propagande par des déclarations rappelant que les gouvernements doivent respecter les intérêts nationaux des uns et des autres et travailler ensemble pour leur bénéfice commun. Aucun homme politique en Occident ne parle plus de cette façon. Les politiciens occidentaux, y compris des non-entités telles que le caniche de Washington, le ministre britannique Cameron, profèrent des menaces et des insultes violentes qui rendent les menaces d’Adolf Hitler douces en comparaison. La Russie pourrait détruire le Royaume-Uni en quelques minutes, et nous avons le spectacle adressé par le crétin Cameron, Premier ministre britannique, à la Russie malgré le fait que le Royaume-Uni ne soit même pas capable d’apporter une force significative où que ce soit, afin d’affronter la Russie. Le caniche Cameron se repose sur Washington, tout comme le gouvernement débile polonais se repose sur la garantie britannique.

Les idiots de Washington pensent qu’ils isolent la Russie, mais ce que font ces imbéciles est de couper Washington et ses vassaux du reste du monde. Les grands pays importants de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud sont alliés avec la Russie, pas avec Washington. Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont créé leur propre banque de développement et commercent entre eux dans leurs propres devises sans utiliser le dollar américain en faillite, la monnaie de réserve du monde .

Enregistrez bien l’adresse Web de la Commission américaine pour l’entente Est Ouest, suivez et soutenez leur travail. Ne comptez pas sur les médias de la presse prostituée. Robert Parry a récemment décrit, de façon précise, le New York Times comme étant la version washingtonienne du Big Brother de l’émissionDeux Minutes de Haine décrite par Georges Orwell dans son livre 1984.
Le visage de Poutine est l’image que le vaisseau amiral de la presse prostituée, le New York Times, fait clignoter sur l’écran pour inculquer la haine de l’ennemi. La haine de l’ennemi entretient la poursuite des guerres de Washington et conditionne les Américains à accepter la perte de leurs libertés élémentaires telles que l’habeas corpus. Les procédure judiciaires légales et le droit inaliénable de vivre s’effritent sous leurs yeux vides, aveuglés par la propagande.

À Saint-Pétersbourg  vient de se terminer le Forum économique international auquel j’étais invité, mais n’ai pas pu me rendre, ce que je regrette, j’aurais pu être présenté à Poutine. Ce dernier a donné une assurance crédible, à un large éventail d’entreprises étrangères présentes, que la Russie était concernée par la primauté du droit et que leurs activités en Russie sont en sécurité. Si vous croyez en tant soi peu à la propagande alimentée par les médias prostitués occidentaux, y compris Bloomberg, au sujet de l’effondrement de l’économie russe, vous pouvez vous libérer des mensonges en lisant le compte rendu de Poutine sur l’économie russe.

Source (et suite du texte) : Counterpunch  Le Saker francophone (trad.)

Paul Craig Roberts a été secrétaire adjoint au Trésor pour la politique économique et rédacteur en chef adjoint du Wall Street Journal. Il a été chroniqueur à Business Week, Scripps Howard News Service, et Creators Syndicate. Il a occupé de nombreux postes universitaires. Ses articles sur internet ont attiré l’attention mondiale. Les derniers livres de Roberts sont : L’échec du capitalisme du laissez faire et la dissolution économique de l’Occident et Comment l’Amérique fut perdue

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L’Europe a besoin de paix – et non pas de nouvelles troupes américaines
Par Willy Wimmer, l’ancien secrétaire d’Etat allemand à la défense, juillet 2015

On n’en croit pas ses oreilles en entendant ce qui se dit à Washington. D’abord on laisse brailler un dirigeant civil des Forces de l’air américaines parfaitement inconnu. Puis, un peu plus tard, on peut entendre la déclaration du commandant en chef de l’armée américaine désigné devant le Congrès américain. Selon lui, la Fédération de Russie est le pire des ennemis des Etats-Unis. On se tient la tête – car nous allons au-devant de catastrophes, mais il se peut aussi que nous soyons plus profondément dans le marasme de l’Alliance que nous ne le pensions.

Washington veut la bagarre, et même plus que cela. Nous avons, en Europe, quelque expérience avec la puissance dirigeante de l’Alliance, à laquelle nous appartenons. Nous, qui nous étions engagés pour une défense commune, ne menons plus que des guerres, déversant le malheur sur une large partie de la terre et nous sommes tout surpris de voir que les populations désespérées des régions que nous avons recouvert de guerre fuient vers nous dans leur détresse. Ils viennent chez nous pour constater que là où on a conçu cette politique désastreuse, les portes sont fermées hermétiquement: aux Etats-Unis.

La Russie est capable de répondre elle-même aux tirades venant du Congrès américain. Mais depuis plus de vingt ans, nous ne manquons pas d’expérience avec notre grand voisin oriental. Et cette expérience va à l’encontre de ce que se dit à présent publiquement à Washington. De hauts fonctionnaires américains exigent, lors d’entretiens dans notre pays, une «fidélité sans faille» dans le domaine de nos relations avec la Fédération de Russie. On y met le paquet. Lors de son voyage dans les Balkans, le pape a mis en garde contre une nouvelle guerre mondiale. Dans le même temps, Monsieur le Président de notre pays a été fêté lors d’une grande manifestation, alors même qu’il s’emploie à soutenir des engagements militaires comme aucun de ses prédécesseurs auparavant ne l’avait fait. Et sa méthode n’est pas sans conséquences. 

Ces déclarations états-uniennes risquent de nous emporter avec le courant, car ceux qui dans notre pays devraient contribuer à la libre formation d’une opinion indépendante dans le sens des intérêts nationaux se montrent depuis belle lurette incapables d’assurer cette tâche étatique primordiale. Tant le gouvernement que le Parlement sont, en la matière, impuissants, et laissent en réalité les organes secrets diriger les affaires, alors qu’ils n’ont aucune légitimation pour se mêler de la politique du pays. La politique allemande éveille l’impression que l’épicentre de la politique a été transféré sous les yeux de tous de Berlin vers une grande ville de Westphalie orientale. Les médias, qui du temps de Bonn se battaient pour présenter les meilleures voies en politique, semblent ne vouloir plus rien d’autre que la meilleure position à la pointe du courant dominant. Ce qui se dit à Washington dans les hautes sphères développe suite aux mécanismes de l’Alliance et des traités une énorme force contraignante, telle une forte aspiration. C’est très exactement ce qui se passe suite aux déclarations de ce général utilisé comme porte-voix par son président.

Qui oserait, à Berlin, s’aventurer à émettre sa propre conception de la situation? A la fin de la première guerre froide, on a pu observer à quel point l’évaluation de la menace soviétique d’alors par Washington était soumise à l’opportunité. Alors que toute la partie occidentale de l’Europe craignait une attaque venant de l’Est, on présentait à Washington aux visiteurs allemands une nouvelle vue du monde. A l’encontre de tout ce qui avait été prêché pendant des décennies, on prétendit que l’armée rouge, avec ses forces d’attaques en Europe centrale, n’était soudainement plus que défensive, destinée à tirer les leçons militaires des guerres de Napoléon et Hitler: la défense de la mère patrie russe contre les menaces venant de l’Occident accompagnées de dévastations sans fin.

S’il ne s’agissait à Washington que de tactique, en considération de la situation économique réelle de cet immense empire, alors nous devrions réfléchir, en cette année du 25e anniversaire de la réunification allemande, au fait que les Etats-Unis se soient focalisés sur la Russie avec leurs alliés les plus sûrs, cela depuis la Première Guerre mondiale, afin de la détruire. Alors même que Moscou avait lâché du lest en acceptant la réunification, Washington, mais aussi Londres et Paris, sans parler de Tel-Aviv, ayant de la peine à y croire. Frank Elbe, l’un des plus importants collaborateurs du dernier grand ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher a, il y a quelques semaines, lors d’une interview accordée au média russe sputnik, attirait l’attention sur le fait que ceux qui, à Washington, incitent de façon virulente, à se positionner contre la Russie, ont des origines familiales russes remontant à la période de la guerre. Dans quelle mesure a-t-on affaire à des règlements de comptes et qu’est-ce qui se joue à nos dépends?

Lors du coup d’Etat au printemps 2014 à Kiev, nous avons pu observer à quel point l’ensemble de l’Occident s’est laissé influencer. Rarement l’Occident, auquel pourtant nous tenons, a pareillement renié ses valeurs comme lors du massacre du Maïdan ou lors de l’incendie d’Odessa avec une quarantaine de victimes, de même que la triste instrumentalisation des victimes du crash d’un avion de ligne en Ukraine. Une fois de plus la fin justifie les moyens et c’est d’autant plus consternant que nous avons déjà vécu de tels moments de malheur dans le passé.
Nous nous mettons en péril mortel du fait des manœuvres non seulement des forces navales de l’OTAN sous le nez de la flotte russe dans la mer Noire, mais aussi de l’apparition de bombardiers atomiques américains dans l’espace aérien ukrainien ou des opérations «coups de poings» à la frontière russe avec la participation de troupes allemandes. La modification de la politique générale européenne, ayant donné à Moscou – en acceptant l’unification allemande – l’espoir de ne plus devoir craindre de guerre dans ses régions occidentales, a sciemment été inversée par l’ensemble des pays occidentaux.

Ne risque-t-on pas que les forces ayant une mentalité similaire que le chef d’état major américain désigné réapparaissent également à Moscou? Si l’un des pilotes des avions bombardiers occidentaux et russes qui survolent la région commet une erreur dans cette atmosphère de guerre, nous aurons rapidement fini d’exister. Nous n’aurions plus même l’occasion de déterminer qui a commis l’erreur fatale. Voulons-nous vraiment admettre en Europe que Washington crée, avec les forces bellicistes européennes des conditions semblables à celles des manœuvres américano-sud-coréens dans la péninsule coréenne risquant à tout instant le déclenchement d’une guerre non maîtrisable? Le comportement des Etats-Unis sur notre territoire et celui d’autres Etats européens, a détruit depuis de longues années les fondements du traité de l’OTAN et ne justifie donc plus le stationnement de troupes américaines dans les pays européens. La raison profonde de ces stationnements réside dans une défense commune, ce à quoi les peuples avaient donné leur accord. Mais en aucun cas, les Parlements l’avaient pour une alliance agressive – et surtout pas pour se lancer dans une destruction collective, une destruction soutenue par certains cercles à Washington, au Congrès américain et par un général de l’infanterie de marine. 
Source : Horizons et débats (trad)

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"Nous sommes passés dans l'allégeance au suzerain américain"
Entretien de Jean-Pierre Chevènement accordé à Marianne, vendredi 10 juillet 2015. Propos recueillis par Anne Rosencher et Alexis Lacroix.

MARIANNE : Les événements récents ont donné matière à s’interroger sur la place de la France, sur sa capacité à tenir son rang et à se faire entendre. On a notamment appris il y a deux semaines que la NSA avait mis sur écoutes trois présidents français. Ces révélations ont donné lieu à quelques froncements de sourcils mollement mis en scène. Notre réaction a-t-elle été suffisante ?

Jean-Pierre Chevènement : Le général de Gaulle eût été beaucoup plus sourcilleux. Depuis cette époque, et surtout depuis les événements du 11 septembre 2001, il s’est développé un système d’écoutes généralisées, facilité par les progrès fulgurants des technologies de l’espace et des télécommunications, contre lequel il est difficile de lutter. Mais dans cette affaire, ce qui m’a le plus frappé, ce fut la révélation que le Bundesnachrichtendienst – le service de renseignements allemand – avait effectué des écoutes pour le compte de la NSA. J’y ai vu là un partage du travail assez révélateur de la situation de l’Europe actuelle : l’Allemagne est la puissance décisionnaire en matière économique, financière, monétaire, mais pour tout ce qui relève de la grande politique, comme les relations avec la Russie, il faut qu’il soit clair que les Etats-Unis tiennent le manche. Dans l’affaire qui nous intéresse, on aurait été en droit d’attendre au moins que le gouvernement des Etats-Unis présente ses excuses à la France.

Barack Obama s’est excusé, non ?

Pas exactement. Le président des Etats-Unis s’est borné à promettre que son pays ne recommencerait plus. Pour comprendre dans quel monde nous vivons, il importe de replacer la pratique américaine des écoutes dans un cadre plus vaste. Au prétexte de lutte contre la corruption ou d’application des embargos qu’ils décrètent, les Etats-Unis, depuis une bonne dizaine d’années, se sont arrogé le droit de sanctionner financièrement les entreprises qui manquent à des obligations du droit américain. BNP Paribas ou Alstom, mais aussi la Société générale et le Crédit agricole, en ont fait les frais. Le droit extraterritorial qu’appliquent les Etats-Unis de punir les entreprises jugées « contrevenantes » exerce un effet de tétanisation sur une large part de nos banques. Beaucoup craignent de perdre leur accès au marché financier américain. Il en résulte un système d’allégeance et d’inféodation à l’échelle planétaire. Les Américains ont mis en place ce système très sophistiqué de punition extraterritoriale pour obliger les entreprises étrangères à relayer l’ordre international qu’ils décident souverainement. Les Européens y ont résisté, un peu : au milieu des années 2000, Dominique de Villepin, Jack Straw et Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères de leurs pays respectifs, ont tenté d’infléchir la politique de sanctions vis-à-vis de l’Iran. Leurs efforts n’ont toutefois pas résisté à la politique d’alignement mise en œuvre en France par Nicolas Sarkozy.

Qu’est-ce qui explique, selon vous, que nous ayons plié le genou face aux Etats-Unis ? L’arme économique est-elle devenue un moyen pour Washington d’asseoir son hégémonie politique ?

La tétanisation exercée sur nos entreprises commence à l’échelle des banques. Dès lors qu’un financement paraît un tant soit peu risqué vis-à-vis de potentielles sanctions américaines, les banques le refusent. L’effet dissuasif, par exemple, est manifeste en ce qui concerne les sanctions visant la Russie. Qui sait que les exportations de la France vers ce pays sont passées de 9 milliards en 2012 à 6,7 milliards en 2014 ? Et qu’au premier trimestre 2015, elles ont encore fléchi de 33% par rapport au premier trimestre 2014 ? Au travers de leur économie – qui représente environ 1/5è de l’économie mondiale –, mais surtout grâce au fait que le dollar reste la monnaie mondiale, les Etats-Unis se sont arrogé la possibilité de contrôler, à travers leur Département de la Justice, les activités de toutes les entreprises de la planète.

Vous dressez un constat d’intériorisation de la contrainte par nos entreprises et par nos dirigeants. Comment remédier à cet état de fait ?

Il importe d’abord de savoir si l’Europe n’est plus qu’une machine à relayer les sanctions décrétées par les Etats-Unis en fonction de leurs propres critères qui ne sont pas forcément les nôtres. Dans la crise ukrainienne qu’on aurait pu éviter si on n’avait pas placé l’Ukraine devant le dilemme absurde d’avoir à choisir entre l’Europe et la Russie, la France a essayé de réagir en mettant sur pied le format dit « de Normandie ». Cela a abouti aux deux accords de cessez-le-feu de Minsk. Or, les accords de Minsk II ne sont pas appliqués du fait de l’Ukraine, refusant le volet politique qui prévoit des élections dans les régions russophones de l’Est et une réforme constitutionnelle permettant une large décentralisation. Et voilà qu’on sanctionne la Russie ! C’est du Guignol ! Les sanctions ont été reconduites sans vrai débat le 29 juin par le Conseil européen. Ce système d’inféodation doit être contesté. L’ordre international n’est plus l’ordre formellement égalitaire de 1945. Au sein de l’ONU, toutes les nations sont en principe à égalité sauf, naturellement, au conseil de Sécurité où il y a cinq membres permanents sur quinze. Ce schéma légal s’est décomposé. L’« occidentalisme » qui prévaut désormais est un système d’allégeance au Suzerain américain.

D’ailleurs, l’OTAN n’a-t-il pas aussi pris la place de l’ONU ?

En effet, l’OTAN aimerait bien remplacer l’ONU, car, au sein des Nations unies, il y a le P2 (Etats-Unis/Grande-Bretagne), le P3 (avec la France) et le P5 (avec la Russie et la Chine). Le bon sens voudrait qu’on continue à travailler dans ce cadre, car nous ne sommes plus à l’époque de la guerre froide et nous pouvons discuter raisonnablement avec les Chinois et avec les Russes, comme cela a été fait avec succès pour le désarmement chimique de la Syrie. Mais les Américains, avec l’affaire ukrainienne, ont allumé un brandon de discorde entre l’Europe et la Russie ; ils cherchent à empêcher l’Europe d’exister politiquement et accessoirement de trouver une alternative à sa dépendance énergétique envers les pays du Golfe, qu’ils protègent. Pourtant, face à Daesh, une menace dirigée conjointement contre l’Europe, l’Amérique et la Russie, sans parler des populations musulmanes prises au piège, nous aurions bien besoin d’une coopération !

Justement, quelle analyse géopolitique faites-vous de l’émergence de Daesh ? Rejoignez-vous celle du premier ministre, Manuel Valls, qui a récemment parlé d’une «guerre de civilisation » ?

Manuel Valls utilise la terminologie du politologue américain Samuel Huntington – dont on oublie trop souvent qu’il ne préconisait pas le clash des civilisations, et qu’il voulait plutôt le prévenir… Manuel Valls n’a sûrement pas voulu alimenter cette Confrontation que cherche à provoquer le terrorisme djihadiste : l’Islam contre l’Occident. Nous ne sommes pas affrontés à une civilisation, mais au terrorisme. Les premières victimes du terrorisme, ce sont les musulmans. Les fractures et les divisions au sein des sociétés du monde arabo-musulman viennent de loin. Historiquement, deux réponses à l’Occident se sont faites jour au lendemain de l’effondrement de l’Empire ottoman : d’une part, la réponse moderniste, libérale ou socialiste, avec Nasser et le parti Baas ; d’autre part, la réponse identitaire, dont la création des Frères musulmans en 1928, par Hassan el-Banna, a été la première formulation, avant l’émergence du salafisme révolutionnaire avec El Quaïda puis Daesh. Si les Etats-Unis ont largement soutenu le wahhabisme, qui est le terreau du salafisme, la France, elle, jusqu’à la guerre du Golfe, en 1990, a toujours cherché à privilégier la voie moderniste au sein du monde arabe. Les deux Guerres du Golfe ont abouti à la destruction de l’Etat irakien et installé au pouvoir à Bagdad une majorité chiite. Le gouvernement El Maliki a mené une politique sectaire vis-à-vis des sunnites de l’ouest du pays. Abandonnés, ceux-ci, qui avaient joué un rôle dirigeant depuis l’installation de la dynastie hachémite en Irak en 1921, ont été jetés, par aveuglement, dans les bras d’Al-Qaida et de Daesh.

Que faire face à ce que l’islamologue Mohammed Arkoun appellait «l’extension de la pandémie djihadiste», et qui arrive aux portes de l’Europe, dans le Maghreb francophone et en Libye ?

L’action de la France avait, jusqu’ici, largement contribué à soustraire le Maghreb à ce que le général de Gaulle avait appelé «les malheurs grandissants» qui se sont faits jour au Proche et Moyen Orient après 1967. Il faut reconnaître, ensuite, que la guerre de Nicolas Sarkozy contre la Libye de Kadhafi, a été une imbécillité – mais j’ai été bien seul à le dire alors. J’ai été le seul sénateur de gauche, avec les communistes, à ne pas voter la prolongation de l’opération française en 2011… Aujourd’hui, les troubles s’étendent au Maghreb. La malheureuse Tunisie a été frappée par deux fois en trois mois par le terrorisme djihadiste. Et je songe avec inquiétude à l’Algérie, où, en dépit des efforts des autorités, l’on observe dans le M’zab des tensions intercommunautaires entre les Mozabites et les Arabes chaambi. Pour toutes ces raisons, il y a urgence à réinventer vis-à-vis du monde arabo-musulman une politique qui soit la nôtre au Moyen-Orient, faite de prudence et de raison. Nous en sommes loin. La France a un rôle de médiation à jouer.

La deuxième actualité qui donne à réfléchir aux questions de souveraineté est la crise européenne liée à la dette grecque. Que traduisent, selon vous, les rebondissements de ces derniers jours ?

Pour que les choses soient claires, j’ai toujours considéré que la monnaie unique comportait un vice originel dont elle ne peut pas plus se défaire que l’homme du pêché originel, selon les écritures…

C’est-à-dire ?

Le vice tient à ce que l’euro juxtapose des pays très hétérogènes, du point de vue économique, mais aussi au regard de leur culture et de leurs repères historiques. L’Europe est faite de nations. Nous ne sommes aux Etats-Unis d’Amérique, où il y avait treize colonies britanniques, mais dans un continent où il existe une bonne trentaine de peuples. L’erreur initiale, il faut donc chercher très en amont… Bien avant la création de l’euro…

C’est ce que vous avez nommé, dans un de vos livres, « la faute de Monsieur Monnet» ?

En effet, la méthode choisie par Jean Monnet a consisté à créer une suite de petits faits accomplis censés conduire à ce que Robert Schuman nommait une « solidarité croissante des peuples européens ». Qui peut être contre une « solidarité croissante des peuples européens » ? Moi même je suis pour ! Mais, dans l’optique de Jean Monnet, il fallait créer progressivement l’irréversible en agissant par-dessus la tête des Etats nationaux en confiant à la Commission le monopole de la proposition législative ou réglementaire : on a ainsi fait une Europe technocratique se substituant aux nations. Avec la monnaie unique, les économies étaient censées converger, de facto. Or c’est le contraire qui est arrivé : les économies ont divergé. Pas seulement entre l’Allemagne et la Grèce, mais aussi avec la France.

Qu’aurait-on dû faire, selon vous ?

Plutôt qu’une monnaie unique, c’est une monnaie commune que nous aurions dû mettre en place. Les peuples auraient ainsi pu garder leurs monnaies sur les territoires nationaux et faire devise commune à l’extérieur. Vous savez comment une option a été choisie, et l’autre, écartée ? Tout s’est passé lors d’une conversation entre François Mitterrand et Pierre Bérégovoy au début de 1989. Le second a expliqué au premier qu’il y avait le choix entre deux solutions (monnaie commune ou monnaie unique). «  – Qui est pour la monnaie commune ?, demande le président.
- Les Anglais, répond son ministre de l’Economie.
- Et qui est pour la monnaie unique ?
- Les Allemands et tous les autres
- Eh bien, prenez la formule qui a le soutien d’une majorité. »
Le résultat ? Depuis 2007, le PNB de la France est stagnant. Celui de l’Italie a baissé de 9%, celui du Portugal et de l’Espagne de 15%, celui de la Grèce de 25%… Le propre de la monnaie unique, en l’absence de mécanismes correctifs que les Allemands rejettent, est d’aggraver les divergences entre les régions productives et riches qui prospèrent, et les régions sous-productives et pauvres qui s’appauvrissent encore. Donc de promouvoir la mezzogiornisation de l’Europe.

Est-ce à dire que la perspective de rester dans l’euro nuirait à la Grèce et à son économie ?

Je pense qu’il y a deux solutions. Si l’on veut absolument garder la Grèce dans la monnaie unique, il serait raisonnable d’abattre sa dette d’environ un tiers. Car il est impossible pour ce pays de rembourser une dette qui représente aujourd’hui 177% de son PIB. Mais les créanciers l’accepteront-ils ? Je précise que ces créanciers sont aujourd’hui des créanciers publics, car ils se sont substitués aux créanciers privés, les banques, principalement françaises et allemandes, qui ont pu retirer leurs billes en mai 2010 ! Mais les institutions européennes ont refusé toute discussion sur la dette.

Pourquoi, d’après vous ? Par idéologie ?

Il est sans doute très difficile de se mettre d’accord à dix-huit ou à dix-neuf. Mais il y avait surtout des attitudes fermées, caractéristiques de certains pays du Nord qui veulent par avance donner une leçon aux pays dits du « club Med ». Par conséquent, aucun assouplissement n’a été introduit, bien que la France ait plaidé pour que l’on discute du sujet « plus tard ».

La deuxième solution serait la « sortie amicale » de la Grèce hors de la monnaie unique, assortie du maintien d’un lien avec l’euro, soit une dévaluation de 30% qui restaurerait la compétitivité perdue du pays, sans impliquer une politique d’austérité insupportable et sans perspective. Parallèlement, la part de leur dette que les Grecs ne sont pas en mesure de rembourser, serait écrêtée à due proportion, et le pays se verrait doté d’une euro-drachme qui pourrait lui rendre sa compétitivité, surtout si l’Europe l’aidait via des fonds structurels à passer le premier choc du renchérissement des importations et notamment de la facture énergétique.

Source (et suite) du texte : Jean-Pierre Chevenement

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