vendredi 2 octobre 2015

Un autre monde est possible



Entretien avec Yanis Varoufakis (Ecorama, le 30 septembre 2015)
Transcription de l'entretien : Yanis Varoufakis

Voici l'intégralité du discours prononcé par Yanis Varoufakis le 31 août 2015 lors de la fête de la rose de Frangy-en-Bresse. D'une rare puissance politique, il met l'Europe, aujourd'hui prisonnière de ses dogmes et rétive à la démocratie, face à son destin.
Ce discours est suivi d une interview réalisée le même jour, intitulée « Que voulons-nous faire de l'Europe ? », dans laquelle Yanis Varoufakis détaille ses positions sur la question monétaire et la stratégie politique à adopter.
Quatrième de couverture de :
Yanis Varoufakis, Un autre monde est possible, Pour que ma fille croie encore à l'économie, Ed. Flammarion, 2015
Commande sur Amazon : Un Autre Monde Est Possible


Yanis Varoufakis : « Que voulons-nous faire de l’Europe ? » 
Entretien inédit pour le site de Ballast

À la suite de la dramatique séquence politique qui s’est déroulée ces derniers mois en Grèce et qui a mené à la signature d’un nouveau mémorandum, le Premier ministre Alexis Tsipras a décidé, n’ayant pas respecté son mandat populaire, de présenter sa démission et de convoquer de nouvelles élections. L’aile gauche de Syriza s’est désolidarisée pour créer un nouveau parti, Unité Populaire, ouvertement positionné en faveur de la sortie de la zone euro. S’étant refusé à céder aux institutions européennes et à cautionner un assouplissement de la ligne grecque, Yanis Varoufakis avait, pour sa part, renoncé à ses fonctions de ministre des Finances le soir du référendum du 5 juillet. L’homme qui a vécu durant des mois de négociations acharnées la violence de l’eurogroupe et de la Troïka est alors progressivement devenu un symbole : celui du « non » face aux exigences des créanciers. Nous nous étions donnés rendez-vous lors de son récent séjour en France, au cours duquel, invité par Arnaud Montebourg, il participa à la Fête de la Rose de Frangy-en-Bresse. Un rapprochement étonnant, a-t-on parfois dit. Pas tant que cela, à écouter en détail la position de l’ex-ministre grec… Un entretien fleuve mené au coin du feu, par une journée de pluie battante : de ses stratégies avortées à son désormais fameux « plan B », en passant par son rapport oblique au marxisme et ses craintes comme ses espoirs pour l’Europe.

L’amputation récente — et sérieuse — de la souveraineté de la Grèce nous a montré ce qu’il en était réellement de la démocratie dans l’Union européenne. La possible signature du TAFTA risque d’accélérer encore ce processus. Le gouvernement grec avait annoncé, il y a quelques mois, qu’il ne signerait pas ce traité. La convocation de nouvelles élections risque de changer la donne à ce propos. Qu’en sera-t-il si la gauche radicale arrive au pouvoir ?

Je trouve très difficile de croire qu’Unité populaire va parvenir au gouvernement. Restons plutôt réalistes. C’est une question très compliquée pour moi : si vous me l’aviez posée il y a un mois, j’aurais dit que jamais, en aucun cas, le gouvernement Syriza n’appuierait le TAFTA. Mais voilà, j’ai dit cela au sujet d’un bon nombre de lois et de textes que je n’aurais jamais imaginé voir portés par une majorité Syriza. Alors j’espère que le gouvernement grec rejettera le TAFTA. Mais je crains que si l’actuelle tendance aux volte-face persiste (sur le fondement du sempiternel « il n’y a pas d’alternative », cet abominable principe TINA — « There Is No Alternative »), nous puissions assister à un vote en faveur du TAFTA. En ce qui me concerne, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour que cela n’arrive pas.


Vous avez participé à l’action de Wikileaks visant à faire fuiter le texte du TAFTA. N’est-il pas absurde qu’un ministre de l’Économie d’un pays de l’Union européenne, un député élu, et plus largement les citoyens européens eux-mêmes, n’aient pas accès à ce genre de document ?

« Nos vies sont maintenant dirigées par des technocrates sans visage, non élus, qui opèrent d’abord en fonction de leur propre intérêt. »

Je ne pouvais même pas accéder aux documents au sein de mon propre ministère ! Nous avons atteint un stade, en Europe, où le processus de dépolitisation, entamé il y a quelque temps, en est arrivé au point où le pouvoir politique, incarné par des élus démocratiquement choisis, est complètement obsolète : il a été rendu muet, neutralisé ; nos vies sont maintenant dirigées par des technocrates sans visage, non élus, qui opèrent d’abord en fonction de leur propre intérêt — en visant le maintien de leur propre pouvoir —, puis de façon à renforcer les intérêts corporatistes des grandes entreprises, qui sont avides de voir cette dépolitisation progresser plus encore. Finalement, il n’y a rien d’étrange là-dedans. Tout ceci est cohérent.

Étant donné, d’une part, la nature économique et libérale des traités sur lesquels l’Union européenne s’est construite et, d’autre part, la nécessité d’obtenir l’accord unanime des États-membres pour pouvoir modifier un traité, et, enfin, l’état actuel des rapports de force, pensez-vous qu’une réforme profonde de l’Union soit possible, ou que la récupération de leur souveraineté par les peuples ne peut passer que par une sortie de celle-ci ?

Bonne question ! Je ne crois pas que la sortie représente une voie optimale pour les progressistes. La sortie pourrait être envisagée en tout dernier ressort. Mais si vous êtes poussé dans une impasse, comme nous l’avons été, quand on vous dit « La bourse ou la vie », « L’accord (non-viable) ou dehors », ma tentation serait de dire : « Je ne sors pas, poussez-moi dehors ! » Et alors, s’ils sont prêts à faire cela, sachant qu’il n’y a aucune base légale qui le prévoit, aucun cadre juridique pour pousser un État vers la sortie, on aura démontré que c’était une menace vide de sens. Mais dès lors que l’on commence à croire à la menace, elle n’est plus vide, elle est auto-réalisatrice. Décrire, comme vous l’avez fait, la manière dont fonctionne l’Union européenne, avec l’unanimité, etc., c’est décrire une organisation foncièrement conservatrice. En économie, pour ceux qui l’ont un peu pratiquée, c’est ce que l’on appellerait une sorte de principe de Pareto. Ce principe, ou optimum, dit que toute nouvelle mesure qui améliore la situation d’au moins un acteur, sans pour autant dégrader celle d’un autre, est bonne à prendre. Et ça paraît assez décent et logique, n’est-ce pas ? Si nous pouvons faire quelque chose et améliorer la vie des uns sans dégrader celle des autres, pourquoi ne pas le faire ? Pourtant, si vous n’agissez que selon ce principe de Pareto, vous découvrez qu’il est extrêmement conservateur, parce qu’il y a le revers de la médaille : si vous ne voulez rien faire qui dégrade la situation d’un seul acteur, alors en pratique vous ne faites… rien ! Parce qu’il y aura toujours quelqu’un qui sera dérangé, il y aura toujours des gens dont les intérêts seront remis en cause par les avancées progressistes. Alors oui, l’Europe a été construite volontairement sur la base d’un principe de Pareto conservateur, avec des décisions prises en réalité par un ou deux. Ce que ces gens décident est adopté, et quand nous voulons changer quelque chose pour le bénéfice d’une vaste majorité, on nous oppose ce principe de Pareto, et nous sommes ligotés. C’est pour cela qu’il est indispensable de pousser dans la direction d’une décentralisation qui doit aller de pair avec l’européanisation. Cela paraît un peu… complexe, mais j’aime les contradictions — car ce n’est qu’à travers elles qu’on peut avancer. Mais il faut qu’il s’agisse de contradictions rationnelles, progressistes.

«  Pourquoi la Troïka, en Grèce, au Portugal ? À cause de la dette. Si celle-ci est au moins en partie européanisée, plus besoin de Troïka. »

Le problème, aujourd’hui, c’est que le Parlement grec, l’Assemblée nationale française, le Parlement néerlandais, etc., n’ont aucun pouvoir — zéro pouvoir ! —, ils n’ont plus qu’une portée cosmétique ! Et il n’existe aucun pouvoir fédéral qui pourrait prendre les rênes et représenter une souveraineté européenne. La crise est si profonde que l’on ne peut même plus imaginer un véritable parlement fédéral. Ce serait bien si on le pouvait, mais on ne le peut pas, parce que la crise a créé des forces centrifuges qui nous poussent dans des directions différentes. C’est pourquoi je crois à l’européanisation de certains domaines : de la dette, par exemple, via la création d’une juridiction européenne sur les banques — qui ne soit pas française, pas allemande : européenne. Et on ne pourra pas le faire d’un coup : c’est tout simplement impossible. Mais on peut dire : « Voilà une règle simple : chaque banque qui fait faillite passe sous juridiction européenne, sort du système grec, français ou espagnol, est contrôlée directement par l’Europe. » On irait doucement vers l’européanisation. En même temps, on aurait une européanisation des programmes de lutte contre la pauvreté, qui seraient financés par les surplus de la Banque centrale. Si on va dans cette direction, si on européanise aussi les investissements à travers la Banque européenne d’investissement (oublions un instant Bruxelles, Juncker, etc.), alors on se retrouve dans une situation où les sujets cruciaux (dettes, banques, investissements, pauvreté) sont traités au niveau de l’Europe, avec des parlements qui retrouvent là une part de souveraineté. Ceux-ci pourraient faire bien plus de choses. Il n’y aurait plus besoin de la Troïka. Pourquoi la Troïka, en Grèce, au Portugal ? À cause de la dette. Si celle-ci est au moins en partie européanisée, plus besoin de Troïka. C’est pour moi le chemin à suivre si l’on veut rétablir un agenda progressiste.

Certains économistes français, dont Jacques Sapir et Frédéric Lordon, proposent de dissoudre l’Union, de mettre en place un protectionnisme économique éthique tout en développant les conventions internationales d’échange et de libre circulation des connaissances, de la culture, des étudiants, etc, plutôt que de se forcer à poursuivre sur une voie qui crée des tensions majeures entre les gouvernements, et généralise toutes les terribles conséquences économiques et sociales du capitalisme. Qu’en pensez-vous ?

Je n’y suis pas favorable. Je ne le suis pas parce que beaucoup des mots que vous avez prononcés sonnent bien, mais, en même temps, ils dissimulent un élément de nationalisme, un élément de fragmentation de l’Europe. Nous observons déjà cette fragmentation : voulons-nous son accélération ? Si l’on était en 1993 ou 98, je vous aurais dit : « Non, il ne faut pas accepter Maastricht, vous savez bien qu’il ne faut pas une eurozone, qu’il faut limiter la liberté de circulation du capital, qu’il faut négocier autre chose. » Mais une fois que vous avez créé une union monétaire, vous ne pouvez plus revenir en arrière en empruntant le même chemin à l’envers, car ce chemin n’existe plus, le chemin qui nous a menés là a disparu. Retourner en arrière, c’est aller vers la dévaluation compétitive, risquer l’augmentation des tensions nationalistes, une fragmentation encore plus poussée de l’Europe. Et, à la fin, compte tenu de l’état de l’économie mondialisée, tout cela va alimenter une crise globale qui va venir à son tour aggraver la crise européenne. Donc, non, je ne suis pas favorable à ces politiques : je crois que nous devons surtout réparer ce que nous avons.

Mais qu’est-ce que l’euro peut bien avoir encore à apporter à un pays comme la Grèce, qui a terriblement souffert des conditions qui accompagnent le fait de rester dans l’Union monétaire ?

« On ne devrait pas être effrayé de faire défaut… dans la zone euro. Le défaut est la seule arme des faibles ! »

D’abord, ne fétichisons pas la monnaie. Je ne vois pas l’euro comme un fétiche, pas plus que la drachme ou le franc… Ce sont des instruments. Le problème avec les néolibéraux, c’est que, contrairement aux anciens libéraux classiques, ils ont élevé les marchés au rang de Dieu, ils ont cessé de les voir comme des instruments et les regardent comme des objectifs en soi. Ne faisons pas la même chose avec les monnaies ! J’ai des amis et collègues de Syriza, maintenant membres d’Unité populaire, qui en parlent comme si le retour à la drachme était la solution, Dieu, le nouveau sauveur qui nous ramènerait en Terre promise ! Je leur ai dit : « Vous savez quoi, nous avions la drachme en 1999 et nous n’étions pas exactement socialistes pour autant… » La question n’est pas de savoir si nous voulons l’euro, la drachme ou le franc. Encore une fois, ce ne sont que des instruments. La question est : que voulons-nous faire de l’Europe ? Et quel est l’instrument le mieux adapté pour cela ? J’aurais souhaité que nous n’ayons pas l’euro, mais nous l’avons maintenant. Alors, il faut nous demander : quelle est la prochaine étape pour améliorer la vie de ceux qui souffrent le plus ? C’est ça, la question. Et ce que j’ai déjà expliqué, l’européanisation de certains domaines de compétences comme les investissements, la lutte contre la pauvreté, etc., cela est infiniment mieux que n’importe quoi d’autre, y compris la sortie de l’Union. Maintenant, il nous faut combattre pour ces objectifs au sein de la zone euro. Et il nous faut dire à l’Eurogroupe : « Je ne signe pas cet accord, même si vous fermez mes banques. Et je suis prêt à créer un système alternatif de paiement… en euros ! Continuez comme cela et vous serez jugés par vos propres peuples. » Si seulement on avait tenu ce discours après le référendum… D’autant qu’il était clair, pour les Français, pour les Allemands, pour les Néerlandais, qu’il s’agissait d’une attitude de revanche pour discipliner la Grèce, qu’on nous forçait à garder les banques fermées simplement pour mettre en échec une population courageuse. Je crois que l’Europe aurait pu en être changée si nous avions résisté à ce moment-là. Que c’est la voie du combat à poursuivre. Quand on dit : « Je veux la drachme parce que le paradis nous attend là où elle est », je crois qu’on ne rend service ni à nous-mêmes, ni aux Français, ni aux Allemands, ni à personne. On ne devrait pas être effrayé de faire défaut… dans la zone euro. Le défaut est la seule arme des faibles !

Que pensez-vous de l’idée de mettre fin à la monnaie unique, de retourner aux monnaies nationales, mais d’instaurer une monnaie commune aux pays qui le souhaiteraient, afin à la fois d’assurer la souveraineté monétaire des peuples, mais aussi de limiter au maximum la spéculation sur les taux de change et de favoriser les échanges commerciaux ?

« J’aurais souhaité que nous n’ayons pas l’euro, mais nous l’avons maintenant. Alors, il faut nous demander : quelle est la prochaine étape pour améliorer la vie de ceux qui souffrent le plus ? »

Si l’union monétaire fonctionnait, on n’aurait pas besoin d’autres devises. En Amérique, ils n’en ont pas besoin. Ils en ont eu pendant un moment, en Californie, mais cela n’a pas marché parce que la Californie était en faillite. Mais ils ont trouvé un moyen de remédier à ça, parce que les États-Unis constituent une vraie fédération. Donc, si nous avions le moindre sens commun, si l’Europe n’était pas le stupide continent qu’elle joue à être, nous irions vers cela, vers une vraie fédération, parce que le monde entier a le regard tourné dans notre direction — les Chinois, les Indiens, les Américains… Tous se disent : « Mais que fabriquent-ils ? Ils ont une Banque centrale qui imprime 1,4 milliards d’euros et qui demande en même temps à la petite Grèce d’emprunter aux citoyens européens pour lui donner de l’argent ?! » Qui irait imaginer une chose pareille ? Il y a dix ans, vingt ans, si on m’avait dit que cela arriverait en Europe, j’aurais éclaté de rire ; j’aurais dit « Jamais, ce n’est pas possible. » Nous sommes devenus ce stupide continent, et nous avons un euro très mal adapté à nos besoins. En attendant de le rendre viable, peut-être aurons-nous besoin de devises parallèles. Peut-être avons-nous besoin, d’ailleurs, non pas tant de devises que d’un système de paiement parallèle, d’une sorte de version locale de liquidité, libellée en euros. Je pense que nous en aurons besoin. Et j’ai publié récemment, dans le Financial Times, un article1 dans lequel j’explique ce qui se passerait dans ce cas, ce qui se passerait en France. Rendre quelques degrés de liberté aux gouvernements nationaux sans sortir de l’euro ni même créer d’autres devises, créer plutôt un système parallèle de paiement utilisant l’euro comme unité de compte — c’est possible. Pour moi, c’est ce qu’il faut faire, dans le même temps que l’on essaie de créer une coalition européenne pour réparer les dégâts politiques et économiques, et notre monnaie elle-même.

Mais laissez-moi aussi faire un constat provocateur — je pense qu’il est vrai, et c’est pourquoi je le fais : je ne le fais pas dans le but de provoquer, mais il est provocateur, parce que les gens penseront qu’il l’est. La Grèce a déjà deux monnaies en une. Nous avons de fait deux devises. Un exemple : imaginez que vous êtes grec et que vous avez 400 000 euros à la banque, coincés là à cause du contrôle des capitaux ; vous ne pouvez sortir que 60 euros par jour du distributeur. Maintenant, imaginez que je suis votre voisin, et que j’aie aussi 400 000 euros — c’est une fiction, je ne les ai malheureusement pas (rires). Imaginez que je les ais, en papier-monnaie sous mon matelas. Ce ne sont plus les mêmes devises ! Votre argent est retenu en otage dans le système bancaire, alors que le mien est libre de circuler ! Disons que vous avez subitement un besoin désespéré de partir en Amérique avec 100 000 euros. Vous venez me voir et vous me dites : « Voisin, camarade, peux-tu me donner 100 000 euros ? Je te ferai un virement de 100 000 euros, donne-les moi en cash… » Si nous ne sommes pas amis, je répondrai : « Attends une minute, je ne peux pas ! Ils n’ont pas la même valeur ! » Et je vous demanderai 120 ou 220 000 euros, pour compenser le fait que votre argent n’est pas libre de circuler alors que le mien l’est. Donc il y a, en pratique, un taux de change. Nous avons la monnaie bancaire et la monnaie papier, deux devises qui n’ont déjà plus la même valeur ! Et c’est l’échec de l’union monétaire qui fait que nous avons déjà ces devises parallèles, toutes deux libellées en euros pourtant. Ceci est arrivé par accident, ce n’était pas prévu… Mais en réalité nous pourrions aussi créer volontairement notre propre système de paiement parallèle, c’est ce que j’ai expliqué au Financial Times.

Techniquement, pourriez-vous résumer votre « Plan B » en quelques mots, pour le commun des mortels ? Est-il transposable à d’autres économies européennes ?

En réalité, il faut parler de « Plan X », parce que la Banque centrale européenne avait son propre plan, le « Plan Z », et nous avons appelé le nôtre « Plan X ». C’était un plan défensif, au cas où on essaierait de nous pousser en dehors de l’euro, comme de très nombreux officiels haut placés nous disaient que cela allait arriver. Ils pouvaient le faire. Comment réagir ? Nous l’avons développé comme un plan de riposte alternatif, comme le ferait un ministre de la Défense se préparant contre une invasion. Mais le « Plan X », en cas de sortie, était indépendant du système de paiement parallèle que je mentionnais auparavant : celui-ci est quelque chose que nous aurions dû mettre en place dans tous les cas — un système que même les Français devraient mettre en place. L’idée de ce système parallèle est très simple. Chacun dispose d’un numéro fiscal. Quand vous devez payer vos impôts, vous allez à la banque ou sur le site des Impôts et vous faites un transfert bancaire. Vous prenez l’argent de votre compte et l’utilisez pour payer votre impôt sur le revenu, la TVA, votre plaque d’immatriculation ou autre : tout ce que vous devez à l’État. Maintenant, imaginez que sur le site Internet des Impôts, vous disposiez d’un compte, une sorte de compte courant relié à votre numéro fiscal. En cas de problème de liquidité, l’État ne parvient plus à payer ses factures aux entreprises (les retours sur TVA, les marchés publics, ce qu’il doit à l’hôpital, etc.). En Grèce, les créanciers de l’État mettent du temps à recouvrer leur argent ! Mais imaginez que cela fonctionne autrement. Je suis un ministre, vous êtes une compagnie pharmaceutique et je vous dois 1 million d’euros. Si vous attendez de le recevoir en liquidité sur votre compte à bancaire, cela peut durer un moment, peut-être une année. Mais je pourrais aussi vous dire : « Écoutez, je vais verser 1 million sur votre compte fiscal, et je vais vous donner un code, qui vous permettra de transférer cet argent sur un autre compte fiscal — pas sur un compte bancaire. » Voici de l’argent qui ne rentrera pas dans le système bancaire, ce n’est pas la monnaie de la banque centrale, mais vous pouvez l’utiliser pour payer vos impôts ! Ou, si vous devez de l’argent à quelqu’un, à un salarié, à un fournisseur, vous pouvez le transférer sur son compte fiscal et il pourra l’utiliser à son tour pour payer ses impôts. Cela recrée de la liquidité. Vous pouvez même aller un peu plus loin. Vous pouvez développer des applications par smartphone. Vous pouvez alors vous rendre dans les commerces qui doivent eux-mêmes payer des impôts, et proposer de payer de cette manière ! Il y a déjà des magasins qui essaient de proposer ce type d’échange, en utilisant Apple Pay ou Google Wallet, et nous pourrions créer notre propre application gouvernementale et faire l’expérience ! Voilà un système de paiement parallèle, hors du système bancaire, qui recrée des degrés de liberté, des marges de manœuvre.

« Je crois à la technologie, je crois qu’elle peut transformer l’Europe en un meilleur espace — en renforçant la démocratie. »

C’est une façon d’externaliser la dette gouvernementale. Allons encore un peu plus loin : l’État ne vous doit rien, votre compte lié à votre numéro fiscal est un pur concept, mais vide de ressources. Et là, vous mettez de l’argent dessus… pour faire crédit à l’État ! Et pourquoi feriez-vous une chose pareille ? Parce que l’État vous fait une ristourne sur votre impôt. Par exemple, au lieu de mettre 1 000 euros à la banque, vous les placez sur votre compte fiscal, vous les avancez à l’État. Vous avez là de l’argent digital, déposé à une date donnée. Et nous passons un accord, selon lequel si vous utilisez cet argent pour payer vos impôts dans un an, l’État applique une décote de 10 % sur ces impôts ! Quelle banque serait capable de vous verser 10 % d’intérêts ? Aucune ! Si vous savez déjà que vous devrez payer 1 000 euros l’année suivante, vous avez intérêt à suivre ce système, et l’État développe une nouvelle capacité d’emprunt, en dehors des marchés, et finance ainsi  une partie de sa dette ! Imaginez maintenant qu’on fasse cela à l’échelle de l’eurozone. Il y aurait non seulement la Banque centrale, les banques privées mais encore ce système de paiement parallèle, politiquement et démocratiquement contrôlé. Vous réintroduisez quelques degrés de liberté dans le système. Si nous avions eu cela au cours des derniers mois — et j’ai tenté de le créer —, nous aurions eu bien plus de marge de manœuvre. Encore plus loin. Si nous prenions exemple sur l’Estonie, nous nous débarrasserions quasiment de la monnaie-papier : tout le monde aurait recours à de la monnaie électronique. Et nous utiliserions soit le système parallèle, soit les cartes bancaires classiques, soit les applications électroniques : l’eurogroupe ne pourrait plus faire jouer son chantage parce qu’il ne pourrait plus fermer les banques ! Et même s’il le faisait, que se passerait-il ? Tout le monde continuerait à payer tout le monde, en utilisant de la monnaie électronique. La seule chose que nous ne pourrions pas faire, ce sont les échanges entre pays — je ne pourrais pas venir de Grèce en France et dépenser cet argent dans les magasins, parce que la Banque centrale ne le reconnaîtrait pas. Mais les pays survivraient sans cela, et le pouvoir de chantage des technocrates non élus serait significativement réduit. Je crois à la technologie, je crois qu’elle peut transformer l’Europe en un meilleur espace — en renforçant la démocratie.

Vous avez fait savoir que vous étiez un « erratic-marxist ». Par là, vous entendiez vous approprier certains thèmes et certaines réflexions présents chez Marx pour étayer et construire votre vision de l’économie et du capitalisme. Pourtant, vous avez expliqué que, durant ces longs mois de négociations, vos arguments économiques pour sortir la Grèce de la spirale infernale de la dette n’étaient pas entendus. N’avez-vous pas sous-estimé le rapport social qu’implique le capitalisme, et le fait que des rapports de domination peuvent se faire jour même au sein d’une union monétaire — donc entre nations ?

Bien sûr que ce rapport de domination existe. Marx le savait bien. Commençons par là. Ma position vis-à-vis de Marx, c’est que sans le cadre analytique du matérialisme historique, je ne comprends pas le monde dans lequel je vis. C’est pourquoi je me dis marxiste. C’est un formidable guide pour comprendre, par exemple, comme l’innovation technologique entre toujours en conflit avec les relations sociales primitives de production. Ces conflits génèrent à leur tour la nouveauté, le féodalisme, puis le capitalisme et l’évolution du capitalisme lui-même. Le capitalisme ne sera plus jamais le même après Internet. Et seule la perspective marxiste éclaire vraiment le monde dans lequel nous vivons. Mais ce processus historique, dialectique et matérialiste, pour faire sens, doit rester indéterminé. En termes hégéliens, quand la thèse et l’antithèse s’opposent, il y a une synthèse, mais imprévisible. Vous ne pouvez pas savoir ce qui arrive avant de le voir arriver. Pour moi, l’indétermination est là, cruciale, pour tout un ensemble de raisons. D’abord, parce qu’elle rend la démocratie essentielle. Si on pouvait déterminer le chemin optimal avec un ordinateur, on n’aurait plus besoin de la démocratie, on aurait seulement un super-ordinateur qui nous donnerait « la bonne réponse ». L’autre raison qui rend l’indétermination vitale, c’est qu’il faut être attentif au fait que les marxistes ont longtemps cru que l’Histoire produirait toujours une bonne société… Mais non ! L’Histoire a produit le stalinisme, elle a produit le goulag, Pol Pot et, aujourd’hui, on a… l’eurogroupe, non ? (rires) Elle produit toutes sortes d’horreurs.

« L’Histoire a produit le stalinisme, elle a produit le goulag, Pol Pot et, aujourd’hui, on a… l’eurogroupe, non ? »

Il faut rester vigilant, parce que cette vision des gauchistes et des marxistes selon laquelle ils seraient toujours du bon côté de l’Histoire a été terrible. Ne l’oublions pas. Le pire est arrivé quand les marxistes qui croyaient être du bon côté de l’Histoire ont commencé à faire n’importe quoi. Marx influençait encore le Parti socialiste français en 1983 et, soudain, le tournant libéral de 83 a été perçu par eux comme la seule chose à faire, avec la même sorte de conviction d’être « du bon côté » qu’avait la gauche en 1968. L’Histoire était de leur côté en 1983, et tous ceux qui étaient en désaccord méritaient le goulag ! La même chose se produit aujourd’hui… Je le vois au sein de Syriza, je le vois partout. Les marxistes devraient être beaucoup plus « erratic ». Ils auraient dû être beaucoup moins confiants au sujet de ce qu’ils croyaient être juste. Le problème a été cet excès de confiance que nous avons eu… et Marx en est en partie responsable. Marx parlait des lois mécaniques de l’Histoire. Regardez la pensée économique de Marx : à un moment donné, il finit bloqué dans ses propres équations puis il commence à croire que la vérité sortira de ses équations. Ça, c’est être déterministe ! Vous me demandez l’avis que j’ai sur tout cela, sur le fait que les négociations aient lieu au sein d’un rapport de domination. C’est en fait l’issue inévitable d’une organisation quasi féodale ; la part de domination apparaît. Cela n’est ni une question de démocratie, ni même de néolibéralisme dans l’Eurogroupe. Les gens de gauche ont fait une très grosse erreur en disant : « Les politiques de l’Eurozone sont néolibérales ! » Non, elles ne le sont pas ! Elles ne sont d’ailleurs même pas libérales. Permettez-moi de vous donner des exemples. Un néolibéral aux États-Unis ou en Grande-Bretagne serait en faveur d’une réduction des taxes. Alors que les États-Unis réduisent les taux d’imposition, j’ai été contraint de les augmenter de 20 %. Il est évident pour n’importe quel néolibéral sérieux que cela n’est pas du tout la solution dans un pays qui rencontre des problèmes économiques et où personne ne paie ses impôts ! Vous souvenez-vous de la courbe de Laffer ? Sans dire que je suis d’accord avec Laffer, l’idée est la suivante : si vous voulez plus d’impôts, vous devez réduire le taux d’imposition. Ce n’est pas ce qu’ils font en Europe, mais le contraire même ! Un autre exemple : qu’est-ce qu’un authentique libertarien ferait avec une dette impossible à rembourser ? Il dirait : « Défaut de paiement. » Faillite, faillite, faillite : faillite des banques, faillite pour les travailleurs, faillite pour tous ceux qui ne peuvent pas payer ! Que dit-on en Europe ? Une dette grecque non remboursable ? Donnez-leur en plus ! Et augmentez tous les impôts pour donner à une dette non remboursable plus d’argent, plus de prêts. C’est un système féodal dont le but est de s’étendre et d’élargir son pouvoir de domination. Même les petits capitalistes vont suivre la ligne du parti, qui est plus soviétique que la ligne du parti soviétique lui-même. Ils œuvrent dans leur intérêt propre, en tentant de développer leur pouvoir et les intérêts des banques. Les véritables capitalistes, ceux qui ont toujours voulu exploiter les travailleurs plutôt que de vendre des gadgets, sont plutôt mauvais à ce jeu-là.

Comment qualifiez-vous ce nouveau système, jamais vu auparavant, d’austérité, d’augmentation des impôts, d’ajout de dettes ? Avez-vous un nom pour cela ?

Oui ! L’idiotie européenne. Ou, si vous préférez, le « futilisme » post-moderne européen !

N’avez-vous pas sous-estimé la dimension pratique du rapport social qu’implique le capitalisme dans sa forme bureaucratique ? Les discussions de l’eurogroupe ne sont-elles pas, au fond, que des instances particulières d’un système de domination générale qui menace, réduit au silence et expulse de la vie sociale et politique les chômeurs, les travailleurs comme les hommes d’État et les intellectuels ?

Je n’ai jamais sous-estimé la capacité des agents des institutions et de l’eurogroupe à être mauvais, mais mon travail était de rester debout devant eux et de parler vrai à ces gens qui détiennent le pouvoir, de représenter les électeurs qui m’ont donné le mandat suivant, qui est très simple : « Dites-leur que nous n’allons pas faire un nouvel emprunt qui s’ajoutera à notre dette déjà impossible à rembourser avec en plus la condition de diminuer nos revenus. » C’est ce que j’ai fait, et c’était génial ! (rires)

Stathis Kouvélakis, dans un entretien que nous avons fait avec lui, a expliqué que « la peur du Grexit est étrangère à la rationalité économique ». Dans la mesure où vous vous affirmez marxiste, pourquoi, face à l’échec des négociations, avoir continué sur la voie de la réforme ?

« Je ne suis pas contre les réformes. Vous savez, la gauche en Grèce a toujours été contre l’oligarchie. C’est d’une réforme contre l’oligarchie que nous avons besoin. »

Je pense qu’il est totalement faux de dire que la peur liée au Grexit n’est pas légitime. Je vous donne un exemple : que se passe-t-il quand vos banques ferment, que 85 % de vos retraités n’ont plus accès à leur épargne et que les banques n’ouvrent que pour distribuer 60 euros à ces gens qui font la queue pendant des heures ? Si nous avions été plus loin dans la confrontation avec l’Union européenne — ce que je suggérais de faire —, la situation qui serait advenue, dans toute son horreur, aurait été très difficile à décrire. Nous n’avons pas une monnaie nationale que nous aurions pu dévaluer, mais une monnaie étrangère. Si on nous excluait de cette monnaie étrangère, il nous faudrait un an pour en créer une nouvelle. Que se passerait-il au cours de cette année ? Vous paupérisez un autre million ou deux de personnes, dont certains seraient morts, comme les retraités des villages — sans aucun accès à l’argent, ils seraient morts. Nous dire que nous avons succombé à une peur irrationnelle avec le Grexit est d’une grande insensibilité. Ceux qui disent cela, soit n’ont pas réfléchi, soit ont un autre agenda ! Pourquoi avons-nous « succombé » à l’idéologie réformiste ? Je ne suis pas contre les réformes. Vous savez, la gauche en Grèce a toujours été contre l’oligarchie. C’est d’une réforme contre l’oligarchie que nous avons besoin. La question est alors : lesquelles ? Nous étions les seuls à vouloir des réformes, la Troïka n’a jamais été intéressée par cela. Elle parle d’augmenter la TVA à 23 % en pensant que c’est une réforme. Elle pense que réduire les pensions à rien est une réforme. Rien de tout cela n’est une réforme. C’est comme de dire que de couper la tête à un patient est une réforme ! Soit, le problème disparaît et le patient est stabilisé, stabilisé pour toujours d’ailleurs… mais ce n’est pas une réforme. Une réforme nécessite une intervention chirurgicale, mais nous étions les seuls à la vouloir.

Mais Marx revendiquait le renversement violent de la société bourgeoise. Il décrivait ainsi la social-démocratie : « Une coalition entre petits-bourgeois et ouvriers […] enleva aux revendications sociales du prolétariat leur pointe révolutionnaire et […] leur donna une tournure démocratique. On enleva aux revendications démocratiques de la petite-bourgeoisie leur forme purement politique et on fit ressortir leur pointe socialiste. C’est ainsi que fut créée la social-démocratie². » N’avez-vous, finalement, pas été un ministre plus keynésien que marxiste ?

Je n’ai pas été particulièrement keynésien. Les choses vont si mal en Europe que ce que j’ai amené à l’eurogroupe, c’est le plan d’un avocat spécialisé dans les faillites, ou d’un banquier de Wall Street. En leur disant : « Nous devons restructurer cette dette parce que nous ne pouvons la rembourser, et vous obtiendrez plus d’argent si nous la restructurons. Aussi nous devons réformer la Grèce pour réduire son inefficacité », je n’étais pas keynésien. Mais ils n’ont rien voulu entendre de cela. Revenons à Marx. La gauche du vingtième siècle a été vaincue sans réserve, et irréversiblement. Si j’avais vécu au début du vingtième siècle, j’aurais aussi été contre la social-démocratie, et j’aurais été pour la Troisième Internationale, et non la deuxième. Mais ce qui s’est passé finalement, c’est que nous avons créé le goulag, et qu’au lieu d’aller vers le socialisme lors de la chute du Rideau de fer, nous nous sommes résignés à en sortir. Nous devons être très modestes à ce sujet. Cela a été un très grand échec pour les forces de gauche. Maintenant, nous sommes mis en échec dans un autre domaine. Si vous vous rendez à Bombay, Calcutta, Accra, ou dans une ville pauvre de Chine, et si vous parlez avec des jeunes de dix-huit ou dix-neuf ans qui ne sont pas des enfants de riches mais des jeunes qui luttent pour survivre, ils n’en ont rien à faire du 18 Brumaire de Louis Bonaparte [de Marx], ils se fichent même de vous et moi ! Ce qu’ils veulent, c’est créer une application pour smartphone qui leur permettra d’aller vivre dans la Silicon Valley et de se faire de l’argent, et cela sera tant que la gauche ne saura pas leur parler de leurs préoccupations. Tant que nous ne saurons pas formuler les problématiques des nouvelles formes d’exploitation capitaliste créées dans la Silicon Valley où les gens travaillent vingt-quatre heures par jour, pendant que des grandes entreprises ou des start-ups à succès exploitent leur travail, leurs idées, leurs contributions, pour que certains d’entre eux deviennent millionnaires et puissent exploiter les autres. Tant que nous ne saurons pas parler de cela, ou des retraités qui se retrouvent avec leurs revenus suspendus, ou du déficit démocratique ou encore de la futilité post-moderne, nous serons vaincus. Il ne s’agit pas de poursuivre les débats théoriques sur la Seconde Internationale !

Selon l’ordolibéralisme, l’école autrichienne et son représentant Friedrich Von Hayek, un libéralisme institutionnalisé entre des nations avec des structures économiques hétérogènes détruit toute souveraineté étatique sur son économie. Pensez-vous qu’il est important, mais surtout possible, pour nos États de retrouver leur souveraineté économique à l’intérieur d’une Union construite sur de tels principes ?

« Je suis un internationaliste. Nous pouvons avoir un mouvement international souverain. »

Je pense que nous devons maintenir la souveraineté du peuple, et, en internationalistes, essayer de l’étendre, bien sûr. Je ne me bats pas pour maintenir exclusivement la souveraineté nationale grecque, mais je ne veux pas l’abandonner non plus contre rien en échange. Si nous voulions unifier et créer un peuple souverain européen, alors je serais tout à fait pour. Je suis un internationaliste. Nous pouvons avoir un mouvement international souverain. Il n’y a pas de doute que la globalisation détruit la souveraineté nationale, et ne la remplace par aucune sorte de souveraineté alternative : les seuls à demeurer souverains sont les capitalistes. Certains sont ravis de cet état de fait ; je n’en suis pas.

Avez-vous des idées concernant la manière de créer cette impulsion pour une souveraineté globale, contre le pouvoir des institutions capitalistes ?

En termes très concrets, c’est ce que je fais ici, en venant en France. Ce que nous allons faire — aller en Espagne, en Angleterre, en Irlande, etc. — sera d’étendre les limites de la souveraineté populaire au niveau européen, de lutter contre le TAFTA et plusieurs traités secrets acquis aux multinationales. Tout cela fait partie du projet.

Dans un récent commentaire sur les réseaux sociaux, le poète libertaire Yannis Youlountas parle d’un glissement du langage tenu par Syriza depuis son accession au pouvoir, passé d’un discours défendant les plus faibles à un discours sur l’unité nationale, amalgamant de fait tous les Grecs contre les « institutions ». Selon lui, ce discours « souverainiste-national » a installé Tsipras comme chef d’État, au détriment de sa gauche et des mouvements sociaux. Votre regard là-dessus ?

Je ne suis pas d’accord. Quand vous êtes en train de combattre pour défendre votre peuple, c’est une guerre patriotique, et non une guerre nationaliste. Il y a eu un mouvement social, une campagne populaire. Nous n’utilisions jamais le mot « national » au sein de Syriza. Nous appelons notre gouvernement « le gouvernement de salut social », et non « de salut national ». Par conséquent, je n’accepte pas les prémisses de cette question.

Certains affirment que la nation est le seul corps territorial où la souveraineté populaire peut actuellement s’exercer, puisque « le peuple européen » ou « le peuple mondial » et leurs souverainetés respectives n’existent pas encore, et que pour qu’existe une souveraineté populaire, il faut nécessairement un territoire où elle fonctionne en termes pratiques. Qu’en pensez-vous ?

« À chaque fois qu’une crise explose à Wall Street qui conduit à l’éclatement d’unions monétaires, comme l’étalon-or dans les années 1930, comme l’euro maintenant, et que la gauche échoue à trouver sa place, les nazis se portent bien. »

Je rejette cette affirmation de toutes mes forces. Totalement. C’est une conversation que j’ai eu avec un ami anglais, car c’est une position typiquement britannique que celle selon laquelle on ne peut pas avoir de souveraineté si elle n’est pas fondée sur une échelle nationale. C’est la vision d’Edmund Burke, du Parti conservateur. Et pourtant j’ai de très bons amis dans le Parti conservateur. C’est un argument constant, et j’essaie de pointer la grande incongruité de leur position. Je leur dis : « Dans ce cas, vous me dites que les Écossais ne sont pas une nation ! Car vous ne pouvez pas d’un côté être contre l’indépendance écossaise et, en même temps, croire que la souveraineté ne s’applique qu’à un niveau national. » La Grèce a été un territoire multinational et multiethnique au début du XXe siècle. Il y a eu une suppression de nombreuses identités pour créer l’État-nation. Eh bien, si nous avons réussi avec toutes ces différentes identités, ethnies, nationalités à former l’entité nationale grecque, pourquoi ne pourrions-nous pas le faire plus largement ? Donc non, je n’accepte pas cette allégation.

Et, donc, les revendications de certaines régions qui souhaitent obtenir leur indépendance, comme la Catalogne en Espagne, sont-elles légitimes à vos yeux ?

Ce que je dis ne pas signifie pas que je suis contre l’indépendance. Car je crois dans le droit à l’auto-détermination. Si vous vivez à Barcelone et que vous sentez effectivement que vous êtes colonisé, alors l’internationalisme ne veut pas dire que vous acceptez la colonisation. En même temps, cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas avoir une Union européenne dans laquelle Catalans, Madrilènes, Grecs, Français, et même Britanniques, peuvent faire partie du même magma qui donne naissance à une nouvelle identité, une identité européenne et une nouvelle souveraineté.

Zoé Konstantopoulou et vous êtes toujours restés fidèles à votre discours anti-austéritaire. La démission d’Alexis Tsipras et la convocation de nouvelles élections seront-elles l’occasion de voir porté un nouveau projet politique de gauche plus radical, dans lequel vous serez partie prenante ?

Je l’espère. Et j’espère que cela dépassera largement l’Unité Populaire de mon ami Panagiotis Lafazanis, Zoé et moi. Pour l’instant je ne pense pas que cette élection puisse faire émerger une majorité en faveur d’un changement politique significatif, et cela me cause énormément de tristesse. Je souhaite la meilleure réussite à Unité Populaire. Cependant, je ne suis pas toujours d’accord avec sa ligne. Nous avons beaucoup en commun, nos préoccupations, nos pratiques, nos idées et idéologies, mais je maintiens qu’ils ont une tendance à l’isolationnisme, une tendance à faire de la drachme un objectif au lieu d’un instrument. De plus il leur manque de ce qui est à mon sens crucial, la raison même de ma présence ici : ce besoin infiniment profond, ce sentiment, cette émotion, cette nécessité politique de se coaliser et de s’associer avec le reste de l’Europe… c’est mon sentiment. Pour cela, je ne pense pas pouvoir les rejoindre.

Craignez-vous un retour en force de l’extrême droite ?

Bien sûr. À chaque fois qu’une crise explose à Wall Street qui conduit à l’éclatement d’unions monétaires, comme l’étalon-or dans les années 1930, comme l’euro maintenant, et que la gauche échoue à trouver sa place, les nazis se portent bien.

Même dans un pays fort d’une puissante tradition de résistance de gauche, comme la Grèce ?

Pensez à un pays doté dans les années 1920 d’une forte tradition de gauche… l’Allemagne.

NOTES

1. Y. Varoufakis, « Something is rotten in the eurozone kingdom », Financial Times, 28 juillet 2015.
2. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.

Entretien traduit par Adeline Baldacchino, Alexis Gales, Cihan Gunes, Dimitri Courant, Jules Girard, Julien Chanet et Sarah Kilani.

Source: Ballast


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...