vendredi 27 novembre 2015

La guerre ne nous rend pas plus forts, elle nous rend vulnérables



La guerre ne nous rend pas plus forts, elle nous rend vulnérables
par Dominique de Villepin, le 25 novembre 2015 - Libération 

Pour Dominique de Villepin, accepter la guerre, en France comme au Moyen-Orient, c’est accepter la fuite en avant. Alors que Daech cherche méthodiquement à créer les conditions d’un conflit généralisé, répondre par les armes équivaut à éteindre un incendie au lance-flammes.

Je refuse de vivre dans le monde que veulent nous imposer les terroristes. C’est pourquoi je veux que nous nous donnions les moyens de décider nous-mêmes de notre avenir, forts du courage et de l’exemple de tant de nos compatriotes à l’occasion des attentats de Paris et Saint-Denis.

La guerre ne nous rend pas plus forts, elle nous rend vulnérables. Quelle est, en effet, la stratégie de Daech ? Elle est double et il faut savoir la prendre au sérieux pour la combattre.

Premièrement, les hommes de Daech cherchent à susciter la guerre civile en France et en Europe, à monter les populations contre les musulmans, français, immigrés ou réfugiés. C’est ce qu’ils visaient en attaquant Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. C’est ce qu’ils confirment par la violence aveugle et sauvage du 13 novembre. En nous lançant à corps perdu dans la restriction des libertés individuelles ou dans la suspicion généralisée envers l’islam à travers une laïcité de combat traquant barbes et voiles, nous leur donnerions le choix des armes.

Notre force, c’est notre Etat de droit et c’est la fidélité à nos principes, c’est l’équilibre et la mesure, en utilisant avec fermeté tous les moyens d’enquête et de poursuite de notre Etat, en mobilisant ses forces de sécurité et de défense. Qu’il faille des mesures exceptionnelles pour faire face à l’urgence, je le crois. Mais méfions-nous de l’état d’urgence permanent et de la surenchère sécuritaire qui, je le crains, va dominer notre vie politique pour plusieurs années. On voudra toujours plus de fermeté vis-à-vis des étrangers et on n’obtiendra que le ressentiment. On voudra, de façon préventive, une lutte de plus en plus dure contre la délinquance, notamment dans les banlieues, et on obtiendra la criminalisation d’une frange de la société et l’incitation à la radicalisation. On voudra le contrôle accru de l’expression des religions et on n’obtiendra que la radicalisation de l’islam des caves. Bref, nous serons un pas plus proche de la guerre civile. Et nous aurons renié les libertés mêmes que les terroristes ont voulu attaquer.

Deuxièmement, Daech cherche méthodiquement à créer les conditions de la guerre généralisée au Moyen Orient. Regardons les mois écoulés. L’organisation cessait de progresser en Irak et en Syrie. En quête d’un appel d’air, elle a multiplié les attentats hors de sa zone de contrôle. En Tunisie, pour fragiliser la transition démocratique, entraîner la répression et la récession, marginaliser un islam politique qui n’est pas son allié ; en Egypte, pour durcir la persécution de tous les opposants au régime et les pousser davantage vers le jihadisme et pour entraîner la Russie plus avant dans l’engagement au sol avec les forces de Bachar al-Assad ; au Liban, pour déstabiliser un pays fragilisé par plus d’un million de réfugiés syriens ; en France, enfin, pour susciter une alliance militaire tout-sauf-Daech qui unirait les forces du régime syrien, de l’Iran, des Occidentaux dans une lutte qui nourrirait le sentiment victimaire des populations sunnites. Dans quel but ? La chute des régimes politiquement fragilisés, comme l’Arabie Saoudite, avec en ligne de mire la conquête symbolique des lieux saints. Daech place ses pions méthodiquement et les meilleurs ne sont pas dans le territoire qu’il s’est taillé, ils se trouvent dans l’expansion du conflit vers l’Afrique sahélienne où l’organisation noue des liens avec les islamistes locaux, vers le Caucase et l’Asie centrale et vers l’Asie du Sud-Est, notamment au Bangladesh. Regardons aussi la stratégie de Daech au Proche-Orient, où il se prépare peu à peu à agir à Gaza et en Cisjordanie, pour usurper la cause palestinienne, l’un des plus puissants vecteurs de ressentiment parmi les populations musulmanes.

Dans ce contexte, répondre à l’attaque par la guerre, c’est éteindre un incendie au lance-flammes. Après vingt ans d’échec des opérations de paix des Nations unies, après dix ans d’interventions militaires occidentales désastreuses, la clé, c’est d’inventer une nouvelle forme d’intervention de paix, articulant d’une façon inédite outils militaires et instruments diplomatiques, au service d’objectifs précis avec des moyens de coordination efficaces. Rien de tout cela n’existe aujourd’hui.

Soyons lucides aussi sur la solitude de la France en dépit des protestations de solidarité. Les Européens ne s’engagent que du bout des lèvres de peur d’être ciblés à leur tour, les Américains ne rêvent que de désengagement ; la Russie a ses propres objectifs, parmi lesquels Daech n’est pas forcément la priorité ; la Turquie joue sur plusieurs tableaux, comme les Etats du Golfe et l’Iran. Sabre au clair et seuls sur le champ de bataille, quelles seront nos marges de manœuvre ?

Dire que la solution est politique, cela ne signifie pas que la lutte ne doive pas être sans merci. Cela veut dire qu’elle doit être efficace. Les militaires sont les premiers à le dire : une guerre sans stratégie politique, c’est au mieux un coup d’épée dans l’eau. Il faut au contraire une lutte chirurgicale, appuyée par des frappes aériennes ciblées et avant toute éventualité d’un engagement de troupes régionales au sol, pour couper les canaux alimentant les trois flux qui maintiennent en vie l’Etat islamique : l’argent, les idées et les hommes.

L’argent en s’attaquant en priorité aux transferts financiers par la coopération bancaire et fiscale, aux ressources propres en frappant les puits de pétrole à leurs mains et les intermédiaires qui vivent, dans la région, du trafic d’armes, d’antiquités, d’êtres humains. Pour tout cela, les frappes militaires peuvent être utiles, mais ne seront pas suffisantes.

Couper les canaux diffusant l’idéologie jihadiste, c’est agir sur la propagande en mettant tous les moyens nécessaires pour agir contre le cyberjihad, contre la circulation de vidéos qui donnent à certains jeunes en mal d’autorité, d’idéal et d’aventure l’image d’un héros certes négatif, mais total, à la fois bourreau et martyr, victime absolue et terreur de ceux qui l’avaient méprisé.

Couper l’alimentation en hommes, en sécurisant la frontière syrienne, pour étouffer les territoires de Daech notamment aux abords de la Turquie, où s’est créé un grand no man’s land, et y créer une zone humanitaire internationale permettrait à la fois de réguler les flux de réfugiés, d’y améliorer les conditions de vie et de surveiller entrées et sorties sérieusement. S’attaquer au recrutement, cela signifie, dans notre propre pays, prévenir la contagion en identifiant les parcours menant à la dérive islamiste, en luttant contre les prêcheurs de haine, mais aussi en assainissant le terreau de rejet, de discrimination et de pauvreté que constituent certaines de nos banlieues. Et cela passe par un grand travail de justice et d’unité nationale, recoudre ensemble les territoires et rapprocher les hommes, d’abord par l’école. Dans les prisons également, le travail de prévention, d’identification et de déradicalisation est immense.

Cela signifie également empêcher la contagion dans les opinions sunnites en ne donnant pas le spectacle d’une alliance antisunnite et en appuyant les Etats du Golfe quelles que soient nos réserves légitimes. Le vide du pouvoir y serait aujourd’hui pire que tout. Imaginons, avec les fortunes qui y sont accumulées, ce que serait une Arabie transformée en nouvelle Libye au nom du changement de régime.

Tout cela suppose une coordination des politiques de renseignement et judiciaires. Cela nécessite une diplomatie qui n’a pas pour but de négocier avec l’Etat islamique – qui le souhaiterait ? – mais de créer une légitimité internationale et une action collective. Aujourd’hui, les cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies sont des victimes directes du terrorisme islamiste. Souvenons-nous du 11 Septembre et de Londres, mais aussi de Beslan et de Kunming. Aujourd’hui, plus des deux tiers de l’humanité sont des cibles avérées du terrorisme islamiste, en Inde, en Amérique du Nord, en Asie, en Asie du Sud-Est. Pourtant, où est la stratégie mondiale ? Où est la communauté internationale ? Une résolution aux Nations unies ne suffira pas. Il faut parler à Moscou, mais aussi à Pékin. L’Occident seul n’aura pas les moyens de dire non au terrorisme.

Il faut forcer la main aux Etats de la région pour qu’ils dépassent rancœurs et arrière-pensées et qu’ils organisent un équilibre régional et une architecture de sécurité permanente, comme l’a fait la conférence d’Helsinki en 1975 dans l’Europe de la guerre froide. C’est vrai avant tout pour l’Iran et l’Arabie Saoudite, qui s’affrontent par satellites interposés dans toutes les guerres de la région, en Syrie comme au Yémen. C’est vrai aussi pour la Turquie, rétive à se ranger dans le même camp que les combattants kurdes.

Accepter la guerre, c’est accepter la fuite en avant. Il faut bien tirer les leçons de l’expérience. Le 11 septembre 2001, nous étions tous derrière une Amérique frappée au cœur. L’administration Bush a alors choisi dans les premières heures le mot d’ordre de la guerre au terrorisme parce qu’elle donnait l’illusion de la riposte. Ils se sont ainsi enlisés en Afghanistan puis jetés dans l’aventure de l’Irak en 2003. Ils ont largement affaibli Al-Qaeda, mais au prix de la naissance de Daech, qui unit d’anciens combattants d’Al-Qaeda à d’anciens officiers baasistes, sur fond d’humiliation des populations sunnites d’Irak. Ce n’est pas seulement une page d’histoire, mais aussi un avertissement pour la France. Ayons la force de ne pas commettre les erreurs qui élargiront encore davantage le cercle de l’horreur.

Dominique de Villepin Ancien ministre des Affaires étrangères et ex-Premier ministre

* * *

A qui sert leur guerre ?
Collectif, le 24 novembre 2015 - Libération

Après le temps de la sidération, plusieurs intellectuels et universitaires s’interrogent sur l’opportunité d’une nouvelle «guerre au terrorisme», les précédentes interventions militaires n’ayant eu aucun résultat positif.

Aucune interprétation monolithique, aucune explication mécaniste n’élucidera les attentats. Faut-il pour autant garder le silence ? Beaucoup jugent - et nous les comprenons - que devant l’horreur de l’événement, seul le recueillement serait décent. Mais nous ne pouvons pas nous taire, quand d’autres parlent et agissent pour nous, nous entraînent dans leur guerre. Faut-il les laisser faire, au nom de l’unité nationale et de l’injonction à penser comme le gouvernement ?

Car ce serait la guerre, désormais. Auparavant, non ? Et la guerre pour quoi : au nom des droits de l’homme et de la civilisation ? En réalité, la spirale dans laquelle nous entraîne l’Etat pompier pyromane est infernale. La France est en guerre continuellement. Elle sort d’une guerre en Afghanistan, lourde de civils assassinés. Les droits des femmes y sont toujours bafoués, tandis que les talibans regagnent chaque jour du terrain. Elle sort d’une guerre en Libye qui laisse le pays ruiné et ravagé, avec des morts par milliers et des armes free market qui approvisionnent tous les jihads. Elle sort d’une intervention au Mali. Les groupes jihadistes liés à Al-Qaeda ne cessent de progresser et de perpétrer des massacres. A Bamako, la France protège un régime corrompu jusqu’à l’os, comme au Niger et au Gabon. Les oléoducs du Moyen-Orient, l’uranium exploité dans des conditions monstrueuses par Areva, les intérêts de Total et de Bolloré ne seraient pour rien dans le choix de ces interventions très sélectives, qui laissent des pays dévastés ? En Libye, en Centrafrique, au Mali, la France n’a engagé aucun plan pour aider les populations à sortir du chaos. Or il ne suffit pas d’administrer des leçons de prétendue morale (occidentale). Quelle espérance d’avenir peuvent nourrir des populations condamnées à végéter dans des camps ou à survivre dans des ruines ?

La France prétend détruire Daech ? En bombardant, elle multiplie les jihadistes. Les Rafale tuent des civils aussi innocents que ceux du Bataclan. Comme en Irak, certains de ces civils finiront par se solidariser avec les jihadistes : ces bombardements sont des bombes à retardement.

Daech est l’un de nos pires ennemis : il massacre, décapite, viole, opprime les femmes et embrigade les enfants, détruit le patrimoine mondial. Dans le même temps, la France vend au régime saoudien, pourtant connu pour financer des réseaux jihadistes, des hélicoptères de combat, des navires de patrouille, des centrales nucléaires ; l’Arabie Saoudite vient de commander 3 milliards de dollars d’armement ; elle a réglé la facture des deux navires Mistral, vendus à l’Egypte du maréchal Al-Sissi qui réprime les démocrates du printemps arabe. En Arabie Saoudite, ne décapite-t-on pas ? N’y coupe-t-on pas les mains ? Les femmes n’y vivent-elles pas en semi-esclavage ? Engagée au Yémen au côté du régime, l’aviation saoudienne a bombardé les populations civiles, détruisant au passage des trésors architecturaux. Bombardera-t-on l’Arabie Saoudite ? Ou bien l’indignation fluctue-t-elle selon les alliances économiques de l’heure ?

La guerre au jihad, dit-on martialement, se mène en France aussi. Mais comment éviter que ne sombrent des jeunes issus en particulier des milieux populaires, s’ils ne cessent d’être partout discriminés, à l’école, à l’embauche, dans l’accès au logement ou dans leurs croyances ? Et s’ils finissent en prison. En les stigmatisant davantage ? En ne leur ouvrant pas d’autres conditions d’existence ? En niant leur dignité revendiquée ? Nous sommes ici : la seule manière de combattre concrètement, ici, nos ennemis, dans ce pays devenu le deuxième vendeur d’armes mondial, c’est de refuser un système qui, au nom du profit à courte vue, produit partout plus d’injustice. Car la violence d’un monde que Bush junior nous promettait, il y a quatorze ans, réconcilié, apaisé, ordonné, n’est pas née du cerveau de Ben Laden ou de Daech. Elle pousse et prolifère sur la misère et les inégalités dont, année après année, les rapports de l’ONU montrent qu’elles s’accroissent, entre pays du Nord et du Sud, et au sein des pays dits riches. L’opulence des uns a pour contrepartie l’exploitation et l’oppression des autres. On ne fera pas reculer la violence sans s’attaquer à ses racines. Il n’y a pas de raccourcis magiques : les bombes n’en sont pas.

Lorsque furent déclenchées les guerres d’Afghanistan et d’Irak, nos mobilisations ont été puissantes. Nous affirmions que ces interventions sèmeraient, aveuglément, le chaos et la mort. Avions-nous tort ? La guerre de François Hollande aura les mêmes conséquences. Il est urgent de nous rassembler contre les bombardements français qui accroissent les menaces et contre les dérives liberticides qui ne règlent rien, mais contournent et nient les causes des désastres. Cette guerre ne se mènera pas en notre nom.

Signataires : Ludivine Bantigny, historienne, Emmanuel Barot, philosophe, Jacques Bidet, philosophe, Déborah Cohen, historienne, François Cusset, historien des idées, Laurence De Cock, historienne, Christine Delphy, sociologue, Cédric Durand, économiste, Fanny Gallot, historienne, Eric Hazan, Sabina Issehnane, économiste, Razmig Keucheyan, sociologue, Marius Loris, historien, poète, Marwan Mohammed, sociologue, Olivier Neveux, historien de l’art, Willy Pelletier, sociologue, Irène Pereira, sociologue, Julien Théry-Astruc, historien, Rémy Toulouse, éditeur, Enzo Traverso, historien.

Pétition à signer

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Michel Onfray s'explique. Il répond à ses détracteurs. (LCI, le 27 novembre 2015)

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