dimanche 1 novembre 2015

Le mensonge, le parjure et la statistique



Le Secret des sources par Frédéric Barreyre
Les signaux paradoxaux de l'info éco 31.10.2015
Avec :
Daniel Fortin, rédacteur en chef Idées et Enquêtes des Echos
Jacques Sapir, économiste et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Jean-Louis Gombeaud, journaliste à Public sénat
Isabelle Veyrat-Masson, historienne et sociologue des médias, directrice de recherche au CNRS

Reprise de la croissance ou stagnation ? Nouvelle croissance ou fin de la croissance ? Peut-on se faire une opinion en suivant l'information économique ?
L'information économique dans les médias permet-elle de se faire sa propre opinion ?
La croissance va-t-elle revenir ? C'est l'objectif de tous les gouvernements et pourtant des voix plaident pour la décroissance ou une croissance faible mais durable. Les politiques affichent des objectifs qu'ils n'atteignent pas. Les économistes prédisent des scénarios qui ne se réalisent pas. Comment peut-on y voir clair dans cette jungle de l'économie ?
La presse a-t-elle les capacités à nous éclairer ou les journalistes sont-ils dans le même flou ?
Source : FC

* * *

Le mensonge, le parjure et la statistique
Par Jacques Sapir, le 27 octobre 2015

L’annonce des chiffres du « chômage » pour septembre 2015 a été une bonne surprise pour le gouvernement, ou du moins le prétend-il[1]. Le chiffre des demandeurs d’emploi pour ce qui correspond à la « catégorie A » de la DARES à diminué de 23800 personnes. Encore faut-il comprendre comment on est arrivé à ce résultat. Et les éléments publiés par la DARES, mais qui ne sont que très rarement exploités par les journalistes[2], ne correspondent pas vraiment aux bulletins de victoire qu’un gouvernement aux abois s’est empressé de publier.

On attribue au Premier ministre britannique (sous la Reine Victoria) Benjamin Disraeli la fameuse citation : “Il y a trois sortes de mensonges: le mensonge ordinaire, le parjure et les statistiques.”[3]. Cherchons donc à faire de la statistiques sans tomber ni dans le mensonge ni dans le parjure…

Rappel méthodologique
Il convient ici de rappeler un certain nombre de faits. Tout d’abord, la DARES ne recense pas les « chômeurs » mais les demandeurs d’emplois[4]. Et pour être recensé il faut le demander et satisfaire à toute une série de critères administratifs. Des chômeurs de longue durée découragés ne se réinscrivent pas et ne sont donc pas comptabilisés. Le nombre des chômeurs réels est donc nécessairement plus élevé que les chiffres de la DARES, probablement de 300 000 à 500 000 personnes. Ensuite, la fameuse « catégorie A » comprend les personnes sans emplois, faisant des démarches actives pour reprendre un emploi. Mais, il faudrait logiquement y ajouter la catégorie « D », qui recense les personnes dispensées des démarches de recherche d’un emploi (pour raison de santé ou autres) ainsi que la catégorie « B » qui recense les personnes travaillant à temps très partiel. Le véritable indicateur du chômage est en fait l’agrégat « A+B+D » et le nombre réel de chômeurs s’obtient en rajoutant à cet agrégat les personnes au chômage et qui ne se sont pas réinscrites. Cet agrégat se situe, en septembre 2015, à 4,544 millions de personnes. Suivant les estimations sur le nombre des personnes découragées, on obtient alors entre 4,84 et 5,04 millions de chômeurs réels.

Très concrètement sur cet agrégat, on assiste en septembre 2015 à une diminution de 25 300 personnes. Cela donne une diminution de 0,55% et non de 0,7% comme indiqué dans les divers communiqués du gouvernement, largement repris par la presse.

Mais, il existe deux autres catégories dans les fichiers de la DARES, la catégorie « C », qui comprend les demandeurs d’emplois travaillant à plus de 50% de la quotité mensuelle légale et les emplois aidés et autres stages, qui forment la catégorie « E ». Ces catégories définissent un « quasi-chômage » au sens où ces personnes sont dans une catégorie certes moins critique que celles des l’agrégat « A+B+D », mais cherchent activement un emploi stable, ne dépendant pas d’une aide publique (ce qui peut donc être même un CDD….). Ce nouvel agrégat, « C+E », comptait en septembre 2015 1,566 millions de personnes. Et, fait intéressant, il s’est accru d’environ 20 300 personnes…Si l’on regarde maintenant les catégories représentatives du chômage (A+B+D) et les « quasi-chômeurs », on constate que la baisse n’a été que de 5000 personnes. Nous sommes donc loin d’une « inversion de tendance » spectaculaire.

Rappel historique
Il convient de plus de mettre ces chiffres en rapport non pas aux chiffres du mois précédent, mais sur de plus longues périodes, de 1 an, et de 3 ans.

Tableau 1
Accroissement depuis 12 mois des populations dans les diverses catégories de la DARES (en milliers)


On constate qu’en 12 mois, le chiffre des chômeurs tel qu’il peut être estimé par l’agrégat « A+B+D » s’est accru de 156 300 personnes et que le chiffre des « quasi-chômeurs » s’est accru de 154 100 personnes. Ceci invite à remettre en perspective la « baisse » enregistrée en septembre 2015. Mais, ces chiffres deviennent réellement spectaculaires si l’on regarde la progression des effectifs à partir du niveau de juillet 2012, soit après que le cycle électoral qui a vu l’élection du Président François Hollande et de sa majorité, se soit achevé.

Tableau 2
Effectifs des demandeurs d’emplois par catégories de la DARES depuis juillet 2012 (en milliers)



Le montant total estimé du chiffre représentatif des chômeurs s’est donc accru de près de 722 000 personnes (non compris les personnes découragées) et celui des « quasi-chômeurs » de près de 337 000 personnes. Ceci représente une hausse de 18,9% en 39 mois pour l’agrégat « A+B+D » et de 27,4% pour l’agrégat « C+E ». La hausse plus rapide que la moyenne pour l’agrégat « C+E » provient de la politique gouvernementale qui suscite des contrats « aidés » mais dont relativement peu se transforment en emplois réels, mais aussi de la politique des entreprises qui forcent une partie de leurs salariés à accepter des temps partiels non choisis (secteur de la grande distribution en particulier).

Face à ce bilan réellement désastreux, il est clair qu’une diminution du nombre des personnes recensées dans l’agrégat « A+B+D » de 25000 personnes compte peu.

Comment sort-on des catégories de la DARES ?
Mais, un autre problème survient alors. Comment sort-on des statistiques de la DARES ? Une des causes de sorties sont les radiations administratives et les non réinscriptions. Or, d’août à septembre 2015 on a compté 8600 radiations administratives de plus (de 34 400 à 43 000) sur les catégories A+B+C. On peut penser qu’une partie de la diminution du nombre des demandeurs d’emplois provient de ces radiations administratives. Mais, les catégories ne sont pas identiques. On ne peut donc pas faire de comparaison directe. Il est cependant clair qu’une partie de la diminution du nombre des demandeurs d’emplois dans la catégorie A et la catégorie B provient de cette montée du chiffre des radiations administratives.

Il faut aussi compter avec les reprises d’activité. Elles correspondent à un retour déclaré à une activité salariée. Ici encore, les chiffres correspondent aux catégories A+B+C (la catégorie D étant exclue). Il est significatif de regarder l’évolution de ces reprises d’activités.

Graphique 1
Reprises pour catégories A+B+C


A – reprises d’emploi

La courbe en orange indique les données mensuelles et la courbe en bleu un moyenne mobile sur 1 trimestre.

On constate que le nombre des reprises d’activité a augmenté jusqu’en novembre 2013, puis il a baissé jusqu’au février 2015 de manière assez considérable. Il a fortement augmenté au printemps 2015 mais il connaît une nouvelle baisse et semble se stabiliser au niveau d’avril 2014. Le mouvement mensuel sur août-septembre 2015 est très faible, et ne saurait expliquer la baisse des demandeurs d’emplois.

Mais il y a plus inquiétant.

Si l’on note des reprises d’activité, on note aussi des licenciements (pour raison économique ou fin de CDD et de mission d’intérim). Il faut donc faire le solde net entre les retours d’activités et les suppressions d’activités.

Tableau 3
Solde de reprises d’activité et des licenciements (en milliers)



On peut remarquer que le solde s’est légèrement amélioré au 1er semestre, mais qu’il s’est largement détérioré après. L’économie française continue de détruire des emplois. Un graphique montre que l’on a actuellement une relative stabilisation de ce solde mais dans les eaux basses par comparaison à ces trois dernières années.

Graphique 2
Solde mensuel des reprises d’activités et des nouveaux licenciements
(en milliers)



Cela implique donc qu’une partie du « bon » résultat enregistré en septembre vient soit de méthodes administratives (radiation des demandeurs d’emploi) soit des mécanismes d’aides qui subventionnent des emplois. Mais, on ne voit aucune dynamique économique laissant présager une amélioration significative de l’emploi en France.

Résumons nous : aujourd’hui, en France, il y a probablement entre 4,8 et 5,0 millions de chômeurs, plus 1,5 millions de quasi-chômeurs. Ceci n’inclut pas la précarisation du travail (multiplication des CDD) et la précarisation des conditions de vie de travailleurs qui pourraient toucher entre 5 et 8 millions de travailleurs supplémentaires.

Les destructions d’emploi continuent à un rythme élevé, et seuls des artifices administratifs (radiations, stages, etc….) permettent de masquer ce phénomène. Le gouvernement serait donc bien inspiré de remettre les communiqués triomphalistes dans sa poche et de commencer à réfléchir sérieusement sur le cancer que représente le chômage de masse dans notre pays. Ou alors, il renoncerait à produire de la statistique pour s’adonner au mensonge et au parjure…

Notes
[1] http://travail-emploi.gouv.fr/actualite-presse,42/communiques,2138/les-demandeurs-d-emploi-en,19046.html
[2] Voir http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/10/27/chomage-baisse-significative-en-septembre_4797656_823448.html
[3] http://qqcitations.com/citation/163968
[4] http://travail-emploi.gouv.fr/etudes-recherches-statistiques-de,76/statistiques,78/chomage,79/



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