mercredi 25 novembre 2015

Les apprentis sorciers du climat : la Géo-ingénierie

MAJ de la page : Les apprentis sorciers du climat (France Culture)



LES APPRENTIS SORCIERS DU CLIMAT (France, 2014)

Pour stopper le réchauffement de la planète, des scientifiques proposent de modifier le climat. Stimuler le plancton, repeindre les toits en blanc, envoyer des miroirs dans l'espace... : ces techniques plus ou moins fantaisiste font un retour en force. Une enquête remarquable sur une alternative inquiétante à la diminution d'émissions de CO2.

Stimuler le plancton, repeindre les toits en blanc, envoyer des miroirs dans l'espace… : des lubies ? Non, la géo-ingénierie. Ces techniques plus ou moins fantaisiste, visent à modifier le climat afin d'enrayer le réchauffement de la planète. Longtemps, les scientifiques se sont refusé à mentionner ce plan B parce qu'ils pensaient qu'il détournerait le monde politique du plan A (limiter les émissions de gaz à effet de serre). Autrefois décrié, il opère aujourd'hui un retour en force.

Les recherches les plus avancées se proposent d'imiter l'effet des éruptions volcaniques en pulvérisant des particules refroidissantes dans la stratosphère. Pour l'instant, ces expériences restent confinées en laboratoire. Mais jusqu'à quand ? Aux États-Unis, la géo-ingénierie séduit les milieux conservateurs, ceux-là mêmes qui nient le lien entre le réchauffement climatique et l'activité humaine. Cette solution présente, il est vrai, des avantages : elle évite de se mettre les industries polluantes à dos, d'imposer de nouvelles taxes, de changer nos modes de vie, et crée du business. Mais des scientifiques prédisent des effets dévastateurs en cascade : augmentation des pluies, suppression de la mousson, désertification...

Course à l'arme météorologique
Ce documentaire réunit de nombreux experts, partisans ou critiques à l'égard de la manipulation du climat : scientifiques, journalistes, lobbyistes, historiens, "géo-ingénieurs", exposant placidement des projets qui font froid dans le dos… À l'aide d'un riche fonds d'archives, le film se penche sur l'histoire ahurissante de ces techniques qui ont pris leur essor durant la course à l'armement de la guerre froide, brossant au passage le portrait d'Edward Teller, qui a inspiré le docteur Folamour de Stanley Kubrick. Ce dernier pensait, notamment, régler le problème de la sécheresse californienne par une explosion nucléaire…
Source : Arte

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Clive Hamilton et la géo-ingénierie (ULB, Bruxelles, le 7 novembre 2013 à l'ULB)
Auteur de : Les apprentis sorciers du climat, Ed. du Seuil, 2013
Commande sur Amazon : Les apprentis sorciers du climat : Raisons et déraisons de la géo-ingénierie


MAJ
Modifier les océans, manipuler l’atmosphère : ces techniques qui visent à refroidir la terre
Par Sebastien Vassant, Sophie Chapelle, le 30 novembre 2015 - Bastamag



Gestion du rayonnement solaire, captation et séquestration du CO2 dans les océans ou dans le sol, ces technologies, dites de « géo-ingénierie », font partie des solutions étudiées par la communauté scientifique pour lutter contre le réchauffement du climat. Elles ont même fait leur entrée dans les négociations internationales et à la COP21. Sauf que le recul nécessaire à leur évaluation est insuffisant pour envisager de disséminer des produits dans l’atmosphère ou de manipuler l’environnement sans risques. Basta ! en partenariat avec La Revue Dessinée, à paraître le 4 décembre, a enquêté sur ces projets qui ne relèvent plus tout à fait de la science-fiction.

Un chiffre va être martelé dans les médias tout au long de la conférence de Paris sur le climat : + 2 °C. Soit le seuil limite d’augmentation de la température à ne pas dépasser par rapport à la période préindustrielle, afin de contenir les effets irréversibles du changement climatique. Dans les faits, les températures du globe ont déjà augmenté de 0,85 °C entre 1880 et 2012 [1]. La marge de manœuvre de l’humanité, d’ici la fin du siècle, n’est donc que de 1,15 °C... La partie est loin d’être gagnée, selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). « Admettons que nous stoppions toute émission de gaz à effet de serre dans trois secondes : trois, deux, un... Maintenant ! Et bien l’augmentation des températures à la surface du globe ne commencerait à ralentir que dans dix ans, au minimum », résume une vidéo de DataGueule.

L’adoption de modes de vie très sobres apparaît donc essentielle mais insuffisante. En parallèle, le bilan des vingt dernières années de négociations internationales est catastrophique, avec une explosion des émissions de gaz à effet de serre en 2013 (lire notre entretien avec Amy Dahan). Dès lors, comment inverser la tendance ? Sur la Toile, un remède miracle est préconisé : « la géo-ingénierie ». Ce concept renvoie, selon le Giec, à « toute technique de manipulation délibérée et à grande échelle de l’environnement, dont le but est de contrecarrer le réchauffement climatique ». Certaines de ces techniques semblent tout droit sorties d’un livre de science-fiction, comme le montre notre enquête sur la géo-ingénierie à paraître le 4 décembre dans La Revue dessinée, brillamment illustrée par Sébastien Vassant.



La gestion du rayonnement solaire à l’étude

« Accorder une trop grande attention à ces projets pour les tourner en ridicule donnerait une image biaisée des programmes de recherche en géo-ingénierie », tient à nuancer Clive Hamilton, auteur du livre Les Apprentis sorciers du climat (éditions du Seuil, 2013) [2]. Olivier Boucher, climatologue au laboratoire de météorologie dynamique (CNRS/UPMC), fait partie des rares chercheurs en France qui étudient la géo-ingénierie, en vue de définir les potentiels et les risques inhérents au déploiement de ces techniques [3]. Il distingue deux classes de techniques de géo-ingénierie. D’abord, la gestion du rayonnement solaire, « qui consiste à rendre la Terre plus réfléchissante aux rayons du soleil, ce qui induit un refroidissement ».

C’est dans ce cadre qu’Olivier Boucher étudie dans son laboratoire l’injection d’aérosols dans la stratosphère. Il se base sur les observations passées et sur les modélisations. L’exemple souvent cité en référence est celui de l’éruption volcanique du mont Pinatubo, aux Philippines, en 1991. Les gaz projetés se transforment en particules et assombrirent suffisamment la Terre pour la refroidir d’environ 0,5 °C pendant une année. Avant que la situation ne revienne à la normale une fois le nuage de particules retombé au sol. Il serait donc possible de refroidir le climat. Mais à quel prix ?



Plusieurs études alertent sur les conséquences de l’injection intentionnelle et artificielle d’aérosols soufrés. Impacts sur le niveau de précipitations, altération de la couche d’ozone... « On se rend compte que l’on ne peut pas modifier quelque chose sans toucher autre chose », souligne Olivier Boucher, qui pointe d’autres failles. Imaginez que les gouvernements recourent à l’injection d’aérosols soufrés pendant plusieurs décennies, tout en poursuivant l’émission de gaz à effet de serre. « Que se passerait-il si l’on arrêtait soudainement la géo-ingénierie ? On verrait là un phénomène de “rattrapage climatique”, c’est-à-dire qu’en l’espace de une ou deux décennies, on rattraperait tout le réchauffement climatique évité auparavant avec la géo-ingénierie, analyse Olivier Boucher. Il y a donc un risque de changement climatique très élevé, avec des impacts importants et une adaptation beaucoup plus difficile. »

La captation et séquestration de CO2, solution miracle ?

Autres techniques de géo-ingénierie à l’étude, celles visant la captation et séquestration du CO2 de l’atmosphère. Des expérimentations ont été menées depuis les années 90 pour fertiliser ou modifier chimiquement les océans. Des tonnes de fer ont par exemple été déversées pour dynamiser la croissance des phytoplanctons, afin d’augmenter la captation de carbone organique. Mais, selon la Fondation sciences citoyennes, qui regroupe des chercheurs, toutes ces expériences ont montré des rendements extrêmement faibles – de l’ordre de 200 tonnes de carbone captées pour 1 tonne de fer déversée. « À ces niveaux de rendement, ce sont donc quelque 50 millions de tonnes de fer qu’il faudrait déverser annuellement dans les océans pour compenser les émissions humaines de carbone (autour de 10 gigatonnes par an) », analyse la fondation. De nombreux risques sont également pointés comme l’illustre cette planche extraite du prochain numéro de La Revue Dessinée :



Plus connue et déjà mise en pratique, la reforestation fait également partie des techniques de capture et de séquestration de carbone. Les opérations telles que le parrainage d’arbres dans les pays du Sud sont particulièrement sponsorisées par les grandes entreprises pour compenser l’impact environnemental de leurs activités. Mais elles ont une limite : « ce puits de carbone n’est que transitoire puisqu’une fois arrivée à maturité, la forêt émettra autant de carbone qu’elle en absorbera », indique Olivier Boucher. Autre technique prisée : la capture et la séquestration de carbone dans le sol. D’anciens puits de pétrole, de gaz ou de charbon sont utilisés pour stocker le CO2 émis aux abords des usines, par exemple. Outre les risques de fuites observées notamment sur un site gazier à In Salah, en Algérie, les détracteurs pointent le coût élevé de cette technique.

La géo-ingénierie dans les négociations ?

Ces projets de manipulation délibérée et à grande échelle du climat ont récemment fait leur entrée dans les arènes des négociations internationales. Deux techniques de géo-ingénierie – la gestion du rayonnement solaire et l’élimination du dioxyde de carbone – ont été mentionnées dans le « Résumé à l’intention des décideurs » du rapport du Giec, rendu public en septembre 2013. Des climatologues reconnaissent à demi-mots que, pour ne pas dépasser un réchauffement de 2 °C d’ici la fin du siècle, plusieurs modèles avancent la nécessité d’émissions négatives vers 2080. Ce qui suppose de pomper du CO2 présent dans l’atmosphère et de recourir, de fait, à des techniques de géo-ingénierie.

Pour autant, le Giec apporte de nombreux bémols. « Il existe peu d’éléments permettant d’évaluer quantitativement et de manière complète [ces] techniques [...] ainsi que leur incidence sur le système climatique », note-t-il. Manque de connaissances, risques de « modification du cycle mondial de l’eau », « effets secondaires indésirables »... À l’heure où une réflexion éthique devrait accompagner les recherches sur la géo-ingénierie, seul un moratoire a été adopté en 2010 sur les expérimentations de fertilisation des océans. Si ce texte est un premier pas, il n’est pas contraignant. Et laisse la porte ouverte à la croyance qu’une régulation du thermostat de la planète est possible, sans même que les sociétés tentent au préalable de reprendre leur avenir en main.

Texte : @Sophie_Chapelle
Illustrations : © Sébastien Vassant / La Revue Dessinée

Notes
[1] Source : IPCC.
[2] Lire notre enquête : Géo-ingénierie : scientifiques, milliardaires et militaires s’allient pour manipuler l’atmosphère.
[3] Il a notamment co-animé l’atelier Réagir qui visait à élaborer une réflexion française sur la géo-ingénierie de l’environnement (Consulter la synthèse de ces travaux).


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Géo-ingénierie : scientifiques, milliardaires et militaires s’allient pour manipuler l’atmosphère
Par Sophie Chapelle, le 14 octobre 2015 - Bastamag

Pulvériser du soufre dans la stratosphère, modifier la chimie des océans… Pour contrer le réchauffement climatique, des techniques de manipulation du climat à grande échelle sont à l’étude. Des projets déjà expérimentés, hors laboratoire et sans aucun contrôle international, qui attirent scientifiques, milliardaires et compagnies pétrolières. Alors que des organisations de la société civile demandent un moratoire, les militaires s’y mettent et appellent à se doter d’armes météorologiques. La « géo-ingénierie », une nouvelle menace environnementale et… anti-démocratique ?

Dans les arcanes gouvernementales, on la surnomme « le plan B ». Son vrai nom, la « géo-ingénierie ». Pour contrer le réchauffement climatique, plutôt que de miser sur les réductions de gaz à effet de serre, des chercheurs étudient des dispositifs de manipulation du climat à grande échelle. Au menu, des techniques allant de l’ensemencement en fer des océans à la gestion du rayonnement solaire. Des expérimentations sont déjà menées. Considérées comme fantaisistes il y a vingt ans, ces recherches sont désormais suivies de près par les gouvernements. L’ONG internationale ETC Group, qui travaille sur les technologies émergentes, a publié une carte de ces expériences de géo-ingénierie et de modifications du climat, depuis 60 ans. L’Amérique du Nord, l’Europe et l’Australie font partie des trois zones les plus actives (en rouge sur la carte) en terme de géo-ingénierie.

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Modifier la composition chimique des océans

Quelque 45 techniques de géo-ingénierie sont recensées dans l’encyclopédie Wikipedia. Clive Hamilton, dans son livre Les apprentis sorciers du climat [1], examine huit d’entre elles, considérant les autres comme « purement imaginatives », voir « spéculatives ». Chercheurs et investisseurs se concentrent principalement sur les techniques de capture du carbone, avec un intérêt particulier pour les océans. Nos océans constituent une formidable éponge à carbone grâce au rôle joué par les phytoplanctons, qui fournissent par photosynthèse plus de la moitié de l’oxygène de la planète. Pour favoriser l’éclosion de ces planctons marins, une douzaine d’expériences de « fertilisation en fer » ont été conduites par les scientifiques depuis le début des années 90.

Une expérience de trois mois conduite dans l’océan Austral en 2009 a refroidi les espoirs placés dans l’ensemencement en fer. Quatre tonnes de poussières de fer ont été éparpillées sur une zone de 300 km2. Rapidement, une efflorescence de phytoplanctons est observée, mais elle s’arrête au bout de deux semaines. La fertilisation des mers grâce au fer ne donnerait donc naissance à du phytoplancton que pour un court laps de temps. « Ensemencer les mers de fer n’est pas non plus sans conséquence écologique, ajoutent les auteurs de l’ouvrage Scénarios d’avenir [2]. Accroitre leur teneur en fer contribue à accélérer le processus déjà en cours d’acidification des océans. » La fertilisation peut aussi avoir des répercussions sur toute la chaine alimentaire marine. Ces risques n’ont toutefois pas empêché un businessman californien de déverser 100 tonnes de sulfate dans l’océan Pacifique, sur une zone de 10 000 km2, en toute illégalité, en juillet 2012 (lire notre article).

Pulvériser du soufre dans la stratosphère

Autre technique en vogue, la pulvérisation d’aérosols soufrés. En 1991, les cendres projetées dans l’atmosphère par le mont Pinutabo assombrissent suffisamment la Terre pour la refroidir d’environ 0,5°C pendant une année. Avant que la situation ne revienne à la normale une fois le nuage de cendres retombé au sol [3]. Partant de ce constat, la Royal Society, l’académie des sciences britanniques, considère la pulvérisation d’aérosols soufrés dans la stratosphère comme « la plus prometteuse » des méthodes de gestion du rayonnement solaire [4]. Ces minuscules particules d’aérosols seraient pulvérisées sous forme de dioxyde de soufre, de sulfure d’hydrogène ou d’acide sulfurique. Paul Crutzen, prix Nobel de chimie, a estimé à 5 millions de tonnes par an la quantité de soufre nécessaire pour bloquer environ 2 % du rayonnement solaire !

Imaginez une flotte d’aéronefs, volant à haute altitude, équipés de réservoirs et de dispositifs de pulvérisation. L’utilisation de canons de l’artillerie navale, de ballons ou d’un tuyau suspendu dans le ciel sont également à l’étude... Si ces aérosols étaient pulvérisés par des avions de chasse, il faudrait chaque année un million de vols d’une durée de 4h chacun ! [5] D’autres études évoquent des impacts sur le niveau des précipitations. Cette technique pourrait gravement perturber la mousson indienne, compromettant les ressources alimentaires de près de 2 milliards de personnes. Dernière objection de taille : « L’impossibilité de tester cette technique sans mise en œuvre grandeur nature », conclut Clive Hamilton.

Des brevets qui attirent les milliardaires

Un duo de scientifiques nord-américains est très impliqué dans la recherche en géo-ingénierie : David Keith, physicien, et Ken Caldeira, spécialiste des sciences de l’atmosphère. David Keith détient avec d’autres le brevet du « Planetary Cooler » (réfrigérateur planétaire), un dispositif d’absorption du carbone. Il a créé une start-up, Carbon Engineering Ltd, pour développer une technique de capture de CO2 dans l’air, à l’échelle industrielle. Parmi les investisseurs de ces sociétés : Bill Gates, mais aussi le milliardaire canadien N. Murray Edwards, magnat du pétrole qui a fait fortune dans les sables bitumineux en Alberta. Quant à Ken Caldeira, il est associé à Bill Gates au sein de la société Intellectual Ventures, qui a fait breveter plusieurs technologies, notamment le « StratoShield » (strato-bouclier) : des tuyaux suspendus à des ballons dirigeables dans le ciel permettant de disperser des aérosols soufrés.

Bill Gates a engagé plusieurs millions de dollars pour financer la recherche en géo-ingénierie [6], et aider au financement d’une série de rencontres sur la géo-ingénierie. La deuxième fortune mondiale a soutenu financièrement deux scientifiques de Harvard pour tester au Nouveau-Mexique du matériel visant à injecter des minuscules particules dans la stratosphère (lire notre article). Il a aussi investi dans la société Silver Lining qui travaille sur les techniques d’éclaircissement des nuages marins. « Pas moins de 10 personnes affiliées à Silver Lining figurent parmi les 25 auteurs d’un des principaux articles sur l’éclaircissement des nuages » relève Clive Hamilton. Richard Branson, un autre milliardaire, propose une récompense de 25 millions de dollars dans le cadre du défi « Virgin Earth Challenge » à quiconque concevra le meilleur plan pour extraire le carbone de l’atmosphère.

Solution miracle pour les pétroliers et les conservateurs

« Ceux-là mêmes qui contestent la réalité du réchauffement montrent un intérêt croissant pour l’ingéniérie du climat », souligne Clive Hamilton (lire notre article sur les climatosceptiques). Quoi de mieux que cette solution miraculeuse permettant de ne pas changer le mode de développement actuel et sa consommation massive d’énergies fossiles ? Plusieurs compagnies sont sur les rangs, à l’instar de la Royal Dutch Shell qui finance une étude sur l’ajout de chaux dans les mers. Steven Koonin, alors directeur scientifique du géant pétrolier BP (avant de travailler au département de l’Énergie des États-Unis), est à l’origine d’une réunion d’experts pour le compte de l’entreprise Novim Group. Elle a abouti en 2009 à un rapport influent sur l’ingénierie du climat.

La géo-ingénierie est aussi appuyée par plusieurs think tanks conservateurs. « La géo-ingénierie apporte la promesse d’une réponse au réchauffement climatique pour seulement quelques milliards de dollars par an. Au lieu de pénaliser les Américains moyens, nous aurions la possibilité de répondre au réchauffement climatique en récompensant l’inventivité scientifique... Stimulons l’ingéniosité américaine. Assez du diktat vert », a déclaré le républicain Newt Gingrich, ancien président de la chambre des représentants des États-Unis. Tout est bon pour maintenir la société de consommation à son niveau actuel. Un intérêt stratégique qui n’a pas échappé aux forces armées.

Développer les « armes météorologiques »

Cela fait des décennies que les stratèges militaires veulent « faire de la météo une arme ». Au milieu du 20ème siècle, Bernard Vonnegut, un physicien américain, découvre la capacité de l’iodure d’argent à agglomérer la vapeur d’eau des nuages en gouttes. II suffit donc d’ensemencer les nuages avec ce composé inorganique pour faire pleuvoir – quasiment – à volonté. En 1967, l’US Air Force lance l’opération Popeye. Chaque jour, des avions bombardent les nuages vietnamiens d’iodure d’argent, modifiant la climatologie locale, pour tenter d’embourber les lignes de communication de la guérilla communiste [7]. Ce premier usage guerrier de la géo-ingénierie sera dévoilé le 3 juillet 1972 par le New York Times. Il faudra quatre ans de négociations pour que les Nations Unies adopte une Convention interdisant la modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles [8]. Mais en 1996, des officiers de l’US Air Force rendent un rapport appelant les États-Unis à de doter d’armes météorologiques d’ici… 2025.

« Parmi les scientifiques travaillant dans l’armement s’est développée l’idée que la compréhension et le contrôle exercé sur la technologie suffiraient à les rendre sûres », analyse Clive Hamilton. Edward Teller, à qui est attribuée la co-paternité de la bombe H, propose en 1997 de prévenir le réchauffement de la planète en bombardant l’atmosphère de particules qui réfléchiraient la lumière incidente du soleil. Coût : un milliard de dollars. « Comme d’autres, Teller ressent la fascination du nucléaire et de la puissance de la technologie moderne, soulignent les auteurs de Scénarios d’avenir. C’est probablement de cet enthousiasme obsessionnel pour les armes atomiques et de cette très puissante "arrogance technologique" que Teller en est venu à la géo-ingénierie ».

En octobre 2011, un autre rapport soutenant fortement la recherche en géo-ingénierie est publié par le think tank Bipartisan Policy Center. Le journaliste du Guardian John Vidal décrit ce groupe de travail comme « la crème du lobby scientifique et militaire émergent en faveur de la gé-oingénierie » [9]. Parmi ce lobby, David Wehlan, directeur des systèmes de défense chez Boeing qui a travaillé pendant de nombreuses années sur des projets d’armement à la DARPA, l’agence de recherche du Pentagone. La DARPA a elle-même convoqué une réunion sur la géo-ingéniérie. Une étude commandée par le Pentagone en 2003 conseillait déjà d’examiner de manière urgente les options de géo-ingénierie pour contrôler le climat... [10]

Quel pays aura la main sur le « thermostat planétaire » ?

Cette arrogance technologique américaine a son pendant en Russie. Le scientifique russe Yuri Izrael, vice-président du Giec jusqu’en 2008, a été le premier à conduire une expérimentation en situation réelle de dispersion d’aérosols, par hélicoptère à basse altitude. Connu pour son climato-scepticisme, il défend la géo-ingénierie plutôt que les réductions d’émissions. « En Chine, des tensions existent déjà entre les provinces au sujet de l’ensemencement des nuages pratiqué depuis longtemps dans le pays, certaines provinces accusant les autres de "voler leur pluie" », pointe également Clive Hamilton. Aujourd’hui, la géo-ingénierie devrait requérir une gouvernance mondiale morale et politique, selon ETC Group. Or, la probabilité que les 193 membres des Nations Unies se mettent d’accord est très faible.

« Si un filtre solaire était entièrement déployé pour réduire la température de la terre, il faudrait au moins dix ans d’observations climatiques mondiales pour séparer les effets de ce filtre, des autres causes liées à la variabilité climatique », illustre Clive Hamilton. Comment savoir par exemple si une sécheresse en Inde ou au Pakistan est causée par le réchauffement climatique ou par ce filtre solaire ? « Et si l’Inde souffre des effets des variations mondiales, alors que les États-Unis bénéficient d’un temps plus clément, il importe beaucoup de connaitre le pays ayant la main sur le thermostat planétaire ».

Quand la science fiction devient une option politique

Dans les années 90, ces projets de manipulation délibérée du climat étaient majoritairement considérés comme de la sympathique science-fiction, ou comme des diversions détournant des politiques de réduction des émissions. « Ce qu’il y a de nouveau, c’est que la géo-ingénierie est sortie de certains cercles fermés de scientifiques, académiques et autres groupes de recherche pour entrer dans les salles de négociation intergouvernementales », commente Joëlle Deschambault, d’ETC Group. Ces techniques sont ainsi mentionnées dans le « résumé à l’intention des décideurs », du dernier rapport du Giec rendu public le 27 septembre 2013.

Le rapport du Giec évoque deux techniques : la gestion du rayonnement solaire et l’élimination du dioxyde de carbone [11]. Les auteurs conviennent qu’ils disposent d’une mince littérature scientifique pour véritablement évaluer ces techniques et leurs impacts. Selon une source proche du ministère du Développement durable, l’idée d’intégrer la géo-ingénierie dans le dernier rapport du Giec remonte à une réunion de 2010 en Corée du Sud. « Il commençait à y avoir des publications dans ce domaine-là, et les représentants des différents pays ont jugé qu’il valait mieux en parler », précise t-il à Basta !. Pour Geneviève Azam de l’association Attac, cette seule évocation leur donne une légitimité, en dépit du moratoire des Nations unies sur ces technologies adopté en 2011 [12].

Les lacunes du droit international

« Tant que n’aura pas lieu un débat approfondi visant à établir comment les divers pays souhaitent procéder en la matière, un moratoire sur l’ensemble des activités de géo-ingénierie hors laboratoire représente la seule voie sensée »,préconise ETC Group. Un certain nombre de traités stipulent déjà l’interdiction de causer des dommages transfrontaliers. Les pays de la Convention de Londres, qui réglemente les rejets en mer, et ceux de la Convention sur la diversité biologique, ont adopté des résolutions interdisant les expériences d’ensemencement par le fer, sauf sous certaines conditions, des études d’impact préalables et un encadrement strict.

Mais le droit international présente d’énormes lacunes. Aucun texte par exemple n’empêche un individu de déployer un bouclier solaire par dispersion d’aérosols soufrés.... Les pays ne sont pas davantage respectueux du droit international de l’environnement. En 2008, l’Allemagne a déclaré que la résolution de la Convention sur la diversité biologique était « non contraignante », lorsque son ministère de la Recherche a décidé d’approuver une expérience de fertilisation des océans avec du fer.

Les nouveaux apprentis sorciers du climat

Une des options portées par des organisations de la société civile serait de créer un nouveau traité ou une nouvelle agence internationale de supervision des différentes techniques de géo-ingénierie. En attendant, les recherches et expérimentations à ciel ouvert se poursuivent. Le gouvernement chinois a inscrit récemment la géo-ingénierie parmi ses priorités de recherche en géosciences, rappelle Clive Hamilton. En France, l’Agence nationale de la recherche finance un atelier de réflexion prospective sur la géo-ingénierie, qui devrait aboutir à un rapport fin 2013.

« Les travaux récents en sciences du système Terre ont fait progresser notre connaissance de manière significative mais ils ont également révélé l’étendue vertigineuse de notre ignorance », rappelle Clive Hamilton. Les modifications du système climatique ne peuvent être isolées des modifications des autres éléments du système Terre. Quelques individus et institutions aspirent néanmoins à mener des expériences aux conséquences bien incertaines pour l’ensemble de la planète. Et Clive Hamilton d’interroger : « Ne sommes-nous pas en train de jouer à Dieu, avec les risques que cela comporte ? »

Sophie Chapelle

P.-S.
A lire sur ce sujet :
- Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat : raisons et déraisons de la géo-ingénierie, coll. Anthropocène, Ed. Seuil, 2013.
- ETC Group, Géopiraterie : argumentaire contre la géo-ingénierie, 2010, à télécharger ici.
- Bertrand Guillaume, Valéry Laramée de Tannenberg, Scénarios d’avenir : futurs possibles du climat et de la technologie, Armand Colin, 2012.

Notes
[1] Clive Hamilton, Les Apprentis sorciers du climat : raisons et déraisons de la géo-ingénierie, coll. Anthropocène, Ed. Seuil, 2013. Pour le commander dans la librairie la plus proche de chez vous, rendez-vous sur lalibrairie.com.
[2] Bertrand Guillaume, Valéry Laramée de Tannenberg, Scénarios d’avenir : futurs possibles du climat et de la technologie, Armand Colin, 2012.
[3] Alan Robock, Martin Bunzl, Ben Kravitz et Georgiy L. Stenchikov, « A test for geoengineering ? », Science, vol. 327, 29 janvier 2010.
[4] La stratosphère est la couche de l’atmosphère terrestre située entre 10 et 15 km au dessus du sol (en comparaison, l’Everest culmine à environ 9 km). Lire le document de la Royal Society.
[5] Philip Rasch et al., « An overview of geoengineering of climate using stratospheric sulphate aerosols », p. 4015.
[6] Dans le cadre du fonds pour la recherche innovante sur le climat et l’énergie
[7] Cette opération visait à ensemencer les nuages d’iodure d’argent afin d’intensifier et de prolonger les moussons saisonnières au Laos, et ainsi rendre difficilement praticables la piste Hô Chi Minh aux camions de ravitaillement du Viêt Nam Nord destinés à alimenter et armer le Viêt Cong au sud.
[8] Signée en 1976, la Convention de l’ONU sur l’interdiction des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles bannit la mise en œuvre de « toute technique ayant pour objet de modifier - grâce à une manipulation délibérée de processus naturels - la dynamique, la composition ou la structure de la Terre, y compris ses biotes, sa lithosphère, son hydrosphère et son atmosphère, ou l’espace extra-atmosphérique. »
[9] Voir l’article.
[10] Voir ici.
[11] Voir page 21 du Résumé à l’attention des décideurs. Source
[12] La communauté internationale a adopté en octobre 2011 un moratoire sur les activités de géo-ingénierie, avec une exception pour les expérimentations scientifiques à petite échelle, menées dans un environnement contrôlé et sous juridiction nationale.

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